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22/12/2022

Jean Tardieu, Une Voix sans personne

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L’espace

 

L’espace tout à coup m’irrite. L’interrogation logée au fond de nous a-t-elle vraiment besoin de cet organisateur de supplices et des fêtes ?

Nous ne demandions qu’une minute serrée, comme un point, le métal le plus rare, une gorgée d’eau, — car nous avons la fièvre à force de nous épuiser dans ces défilés qui n’apportent jamais de surprise !Toute l’étendue ne vaut pas un cri.

Nous savons la leçon d’avance. Assez de pas, assez de gestes, assez de détours ! La vague et le grain de sable voudraient-ils donc venir à bout de tout par la répétition ?

En attendant de me mêler à cette chose sans nom, je l’appelle encore l’Espace.

Le mot rafraîchit ma pensée — et je marche.

 

Jean Tardieu, Une Voix sans personne, Gallimard, 1954, p. 89.

21/12/2022

Jean Tardieu, Une Voix sans personne

jean tardieu, une voix sans personne,

Le monde immobile

 

Poètes de ténèbres

fontaine sourde

lac sans éclat

 

présence épaisse

battement faible

l’instant est là

 

rien ni personne

une ombre lourde

et qui se tait

 

j’attends des siècles

rien ne résonne

rien n’apparaît

 

sur ce tombeau

l’espace bouge

c’est ma pensée

 

pour nul regard

pour nulle oreille

la vérité.

 

Jean Tardieu, Une Voix sans personne,

Gallimard, 1954, p. 38-39.

20/12/2022

Jean Tardieu, Une Voix sans personne

jean tardieu, une voix sans personne, couleur, chemin

Petite suite villageoise

 

I

Les délégués du jour auprès de ce village

ce sont les espaliers solennels :

une poire dans chaque main

une pomme sur la tête `

Entrez entrez Messieurs les Conseillers

 

2

Quelle couleur aimez-vous :

Le bleu le vert le rouge

le jaune qui saute aux yeux

le violet qui endort ?

 

—  J’aime toutes les couleurs

parce que mon âme est obscure.

 

2

Autrefois j’ai connu des chemins

ils se sont perdus dans l’espace

je les retrouve quand je dors

Je vais partout rien ne m’arrête

ni le temps ni la mort.

 

Jean Tardieu, Une Voix sans personne,

Gallimard, 1954, p. 50.

11/12/2020

Jean Tardieu, Jours pétrifiés

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Souvenir imaginaire

 

Vous qui avez de grands sourires

c’était pour vous pour vous que le jour était là ;

il passait par vos yeux

comme l’eau dans le sable,

il brillait, il fuyait et l’un de nous

laissait pendre ses mains au fil de la lumière,

l’autre écoutait la plus belle

se taire lentement.

 

Dans la campagne aux longues ombres

ces îlots de statues

c’était peut-être vous peut-être les moissons.

 

C’était au temps où tout recommence,

le temps qui n’a jamais été,

celui qui est dans mes paroles.

 

Jean Tardieu, Jours pétrifiés, dans Œuvres,

Quarto / Gallimard, 2003, p. 271.

10/12/2020

Jean Tardieu, Da capo

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                           Paris ville morte, ou les phosphènes

 

J’avais les yeux ouverts sur la ville. Redoutable amoncellement d’alvéoles et de murs, de creux et de reliefs, de formes cubiques superposées, de tours très élevées, de bâtiments aveugles et très longs, désordre du hasard et de la préméditation d’angles et d’ombres, coupées de façades illuminées, de recoins dangereux alternant avec d’innocentes surfaces, comme un nid fabuleux de milliards d’oiseaux fous qui ayant les ailes coupées, se terrent, honteux et frileux au bord de leurs abris tremblants. (...)

 

Jean Tardieu, Da capo, dans  Œuvres, Quarto / Gallimard, 2003, p. 1469.

09/12/2020

Jean Tardieu, Comme ceci comme cela

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Insomnie

 

Ma longue nuit les yeux ouverts

seul délivré je veille

pour ceux qui dorment.

 

Rendu à l’espace

à l’empire du souffle

bien au-dessus des demeures.

 

Vertige lucide.    J’entends monter

vers moi le hurlement secret des morts

le tonnerre d’un monde éteint

silence assourdissant     langage

des énigmes confondues.

 

Bientôt (toujours trop tôt)

la retombée le masque aveuglant

le piège.    Délire de vivre

 

Je verserai dans le jour

trésor amoncelé des nuits

cette réserve obscure

cette ombre comme la mer

où dansent les feux en péril

 

De nouveau les rumeurs

à la dérive

 

paroles déchirées

                           lointaines

                                            indéchiffrables

 

Jean Tardieu, Comme ceci comme cela, Quarto

/ Gallimard, 2003, p. 1243.

08/12/2020

Jean Tardieu, Formeries

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Participes

 

Enfui

transmis

jeté

perdu

 

Noyé

sauvé

surgi

promis

 

Flétri

caché

nié

repris

 

Tombé

frappé

brisé

brûlé

 

Jean Tardieu, Formeries, dans

Œuvres, Quarto / Gallimard,

2003, p. 1154.

05/07/2020

Jean Tardieu, Obscurité du jour

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Tandis que la notation des sons musicaux (pour ne parler que de l’Occident) naissait puis se précisait comme écriture particulière, lue par des yeux qui ont des oreilles, ce qui s’écoute était aussi « regardé » par les peintres.

 

Je pense à Sofonisba Anguissola, à Vermeer, aux Caravagesques, à Renoir, à tant d’autres. Leurs personnages sont là, ouvrant la bouche pour chanter, les doigts posés sur un luth, sur le clavier d’une épinette ou d’un piano, mais on dirait qu’ils se sont arrêtés au seuil d’un monde interdit.

 

(Il est vrai que l’instant du peintre, coup de couteau dans le fruit ouvert sous nos yeux, saisit et bloque la durée. Et il est vrai aussi qu’à l’inverse, la musique, enchaînée par son propre sortilège, n’est jamais qu’un souvenir perpétuel, puisqu’elle ne peut passer et « se passer » que dans le monde de la disparition, même si elle cherche, comme souvent aujourd’hui, à dresser dans l’espace immédiat une série de constructions verticales et ponctuelles.)

 

 Jean Tardieu, Obscurité du jour, Les Sentiers de la création / Skira, 1974, p. 77-78.

04/07/2020

Jean Tardieu, Margeries

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Mots refoulés

 

... Mais ni la pêche cressonnière

D’un adjectif dormeur et lourd,

Ou d’un verbe de rivière

Qui, brusque, entre les algues, court,

 

Ni cette patience entière

De sertir un mot d’un discours

Comme s’il était de matière

Plus précieuse que l’entour,

 

Ne ternit mon amour du monde !

Je connais l’animal plaisir

De refouler sans les saisir

 

Mes mots, — et, les yeux entr’ouverts

 

L’âme pendue à la seconde

D’accueillir absent l’univers.

 

Jean Tardieu, Margeries, dans Œuvres,

édition J.-Y. Debreuille, Quarto / Gallimard,

2003, p. 1343.

03/07/2020

Jean Tardieu,Hollande

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Crescendo decrescendo

 

large largue lave

délie ébroue surgi salubre hume

arbore cataracte dérive horreur ravir ouragan

délire hurle flux fui rafale déploie souffle

siffle saisir plie sombre pluie place

éparse pâle palme file ruisselle

patte pétale épuise rêve

soupire rive effleure

espace endormi reflet

hâle calme

rame

 

Jean Tardieu, Hollande, dans Œuvres, édition J.-Y. Debreuille, Quarto / Gallimard, 2003, p. 927.

02/07/2020

Jean Tardieu, Le témoin invisible

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                                 Les jours

 

Dans une ville noire entraînée par le temps

(toute maison d’avance au fil des jours s’écroule)

Je rentrais, je sortais avec toutes mes ombres.

Mille soleils monta ient comme du fond d’un fleuve,

mille autres descendaient, colorant les hauts murs ;

je poursuivais des mains sur le bord des balcons ;

des formes pâlissaient (la lumière est surelle)

ou tombaient dans l’oubli (les rayons ont tourné)

Les jours, les jours... Qui donc soupire et qui m’appelle

pour quelle fête ou quel supplice ou quel pardon ?

 

Jean Tardieu, Le témoin invisible, dans Œuvres,

édition J.-Y. Debreuille, Quarto / Gallimard,

2003, p. 141.

01/07/2020

Jean Tardieu,Les tours de Trézibonde

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 Les volets

 Pendus aux murs de la maison comme feuilles aux branches mobiles mais tenus comme les feuilles au grand marronnier de la place par une matinée tournante incertaine triste et joyeuse dorages et d’éclaircies les volets les ns ouverts les autres clos ou bien les mêmes tour à tour le vents les ouvres et les rabat comme autant d’oreilles de lapins famille de lapins famille de volets poursuivis immobiles par le vent qui va-vient par le soleil qui s’endort dans un  nuage et se réveille dans un courant d’air le bruit des oreilles de bois de lapins toujours battant les volets de la maison jamais lassés d’indiquer l’heure qui s’ouvre et l’heure qui se ferme la présence ou l’absence des habitants de la maison le temps qu’il fait le temps qui passe qui toujours va qui toujours vient toujours revient sinon pour nous qui partirons mais pour tous ceux qui reviendront.

 Jean Tardieu, Les tours de Trézibonde, dans Œuvres, édition J.-Y. Debreuille, Quarto / Gallimard, 2003, p. 1285.

30/06/2020

Jean Tardieu, Un mot pour un autre

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Le coco du bla-bla

 

Foin des chichis, flonflons et tralalas

Et des pioupious dur le dos des dadas ?

 

Loin des cancans, des bouis-bouis, des zozos,

Ce grand ding-ding faisant du du fla-fla

Et fi du fric : c’était un zigoto !

 

Il a fait couic. Le gaga eu tic-tac

(Zon sur le pif, patatras et crac-crac !),

Dans son dodo lui serra le kiki.

 

Mais les gogos, les nians-nians, les zazous

Pour son bla-bla ne feront plus hou-hou

La Renommée lui fait kili-kili.

 

Jean Tardieu, Un mot pour un autre, dans Œuvres,

édition J.-Y. Debreuille, Quarto / Gallimard,

2003, p. 423.

29/06/2020

Jean Tardieu, L'Espace et la flûte

 

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Épilogue I

 

Après avoir effacé

tout ce que d’ombre promet

le sifflement qui me charme

après avoir en ce lieu —

Marsyas clown ou couleuvre _

rejeté toute ma vie

l’horizon clarté n’entend

volumes crevés outres vides

que le très doux glissement

d’une même ligne longue

qui me lie à la surface

 

Silence ailleurs qu’en moi seul

de rien je gonfle ma joue

dans le signe que je trace

tout l’espace est donné

 

Jean Tardieu, L’Espace et la flûte, variations

sur douze dessins de Picasso, dans Œuvres,

édition J.-Y. Debreuille, Quarto / Gallimard,

2003, p. 722.

11/04/2020

Jean de Sponde, Les Amours

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 XI

 

Tous mes propos jadis ne vous faisoient instance

Que de l’ardent amour dont j’estois embrazé :

Mais depuis que vostre œil sur moy s’est appaisé

Je ne vous puis parler rien que de ma constance.

 

L’Amour mesme de qui j’esprouve l’assistance,

Qui sçait combien l’esprit de l’homme est fort aisé

D’aller aux changements, se tient comme abusé

Voyant qu’en vous aimant j’aime sans repentance.

 

Il s’en remonstre assez qui bruslent vivement,

Mais la fin de leur feu, qui va se consommant,

N’est qu’un brin de fumée et qu’un morceau de cendre.

 

Je laisse ces amans croupir en leurs humeurs

Et me tient pour content, s’il vous plaist de comprendre

Que mon feu ne sçaurait mourir si je meurs.

 

Jean de Sponde, Les Amours, dans Œuvres littéraires,

Droz, 1978, p. 59.