25/02/2012
Jean Tardieu, Nouvelle énigme pour Œdipe, dans Comme ceci comme cela
Nouvelle énigme pour Œdipe
Monologue à deux voix
Est-ce que c'est une chose ? — Non.
Est-ce que c'est un être vivant ? — Oui.
Est-ce que c'est un végétal ? —Non.
Est-ce que c'est un animal ? — Oui.
Est-ce que c'est un animal rampant ? — Quelquefois, pas toujours.
Comment se tient-il ? — Debout.
Est-ce qu'il vole ? — De plus en plus.
Est-ce que c'est un animal qui siffle ? — Quelquefois.
Qui rugit, qui meugle, hennit, miaule, aboie, jappe, jacasse ? — Oui, s'il le veut, par imitation.
Est-ce qu'il sait fabriquer des nids pour ses enfants ? — Il construit toutes sortes d'alvéoles tremblantes.
Est-ce qu'il creuse des galeries souterraines ? — De plus en plus parce qu'il vole et qu'il a peur.
Est-ce qu'il se nourrit de fruits, de plantes ? — Oui parce qu'il est délicat.
Et de viandes ? — Énormément parce qu'il est cruel.
Est-ce qu'il parle ? Beaucoup : ses paroles font un bruit infernal tout autour de la terre.
C'est donc le lion, le tigre et en même temps le bétail et en même temps le perroquet le chat le chien le singe le castor et la taupe ? — Oui oui oui oui à la fois tout cela.
Est-ce qu'il vit la nuit ou le jour ? — Il vit la nuit et le jour. Parfois il dort le jour et travaille la nuit parce qu'il a peur de ses rêves.
Est-ce qu'il voit, est-ce qu'il entend ? — Il voit tout il entend tout, mais il se bouche les oreilles.
Qu'est-ce qu'il fait quand il travaille ? — Il édifie de hautes murailles pour cacher le soleil. Il parle, il chante, il bourdonne pour couvrir le bruit du tonnerre.
Et quand il ne fait rien ? — Il se cache. Il tremble de tous ses membres, il ne sait pas pourquoi.
Est-ce qu'il va vers quelque chose, vers quelqu'un ? — Il le croit, il feint d'être appelé, désigné, couronné.
Est-il mortel ? — Il pense être immortel mais il meurt.
Est-ce qu'il aime sa mort ? — Il la déteste il ne la comprend pas.
Que fait-il contre sa mort puisqu'il ne l'aime pas ? — Il la multiplie en lui et hors de lui partout sur la terre le mer et dans les airs, il la répand à profusion il se nourrit de vie, c'est-à-dire de mort.
Et avec tout ce massacre, qu'est-ce qu'il espère gagner ? — Il croit perdre de vue le terme, il brouille l'horizon.
Qu'attend-il à la fin ? — Sa mort, sa propre mort.
Et lorsque que vient sa propre mort ? — Il ne la reconnaît pas : il croit que c'est la vie et il se prosterne en pleurant.
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela, Gallimard, 1979, p. 39-40.
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17/10/2011
Jean Tardieu, Une Voix sans personne
Contre-point-du-jour
Alors alors
encore ? Alors
toujours dans le jour
mon petit ? Toujours dans le
petit jour du dernier
du dernier jour du condamné
à mort le petit jour ?
Toujours dans le
petit jour du condamné à mort
je suis j’étais
je suis j’étais le grincement
de poulie du gosier
dans la gorge coupée
par le pourquoi comment du printemps
À mort le petit jour du premier lilas
du pourquoi comment du pourquoi pas
de la gorge pourquoi de la gorge coupée du printemps
du grincement de la poulie du printemps
de la nuit de la gorge coupée
du petit jour du lilas de la mort
de la mort de pourquoi comment
Et pourquoi pas toujours ?
Et pourquoi pas toujours j’étais je suis
toujours j’étais toujours j’étais
toujours tiré tiré tiré tiré vers le petit jour
par le pourquoi comment
du gai toujours du gai printemps
toujours mon petit toujours !
Le monde immobile
Puits de ténèbres
fontaine sourde
lac sans éclat
présence épaisse
battement faible
l’instant est là
rien ni personne
une ombre lourde
et qui se tait
j’attends des siècles
rien ne résonne
rien n’apparaît
sur ce tombeau
l’espace bouge
c’est ma pensée
pour nul regard
pour nulle oreille
la vérité.
Jean Tardieu, Une voix sans personne, Gallimard, 1954, p. 26-27 et 38-39.
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15/06/2011
Jean Tardieu, Da capo, Margeries
La voix
Il me semble avoir, toute ma vie, entendu une certaine voix, étrangère à moi-même et pourtant très intime, qui me parle par intermittence et ne peut pas ou ne sait pas, ou ne veut pas me dire tout ce qu’elle sait. Un guide quelquefois, parfois aussi un abîme, un conseil dangereux, mais toujours une vérité revenue de très loin, exigeante et irréfutable, une sorte de démon de la conscience, de la connaissance (ou plutôt de l’inconnaissance), m’imposant le devoir absolu de transcrire avec soin, ses injonctions, ses plaintes et même ses menaces.
Lorsque à mon tour, c’est moi qui interroge et qui demande : « Pour qui ? Pour quoi ? Dans quel but ? », cette voix ne répond pas, mais elle a du moins le pouvoir de me communiquer une certitude obscure : c’est que (peut-être dans ce monde, peut-être hors de ce monde), il existe une région sereine et innocente où tout est su, compris et consommé d’avance. Où la rencontre d’un seul avec tous est non seulement possible mais attendue depuis toujours. Au-delà de toute vie et de tout déclin, de toute présence et de toute absence, de toute joie, de toute douleur, au-delà même de toute parole, une « réconciliation » avec ce qui nous dépasse et nous dévore. La fusion et le retour des êtres séparés qui se retrouvent dans l’unité, dans l’absence originelle.
Jean Tardieu, Da capo, Gallimard, 1995, p. 35.
La tête vide
Dans les chemins creux et perdus
je suis homme parmi les hommes
Point d’ombre plus haute que moi
point d’écho plus long que la voix
j’ai l’épaisseur de la surface
Plus léger que feuille d’automne
sous le murmure de l’oubli
qui passe à travers les mains vides
habillé de soleil
et d’incompréhensible
silence dans les branches.
(1944)
Jean Tardieu, Margeries, Gallimard, 1986, p. 228.
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