08/12/2013
Jean Tardieu, Margeries, poèmes inédits 1910-1985
À deviner
— Est-ce que c'est une chose ?
— Oui et non.
— Est-ce que c'est un être vivant ?
— Pour ainsi dire.
— Est-ce que c'est un être humain ?
— Cela en procède.
— Est-ce que cela se voit ?
— Tantôt oui, tantôt non.
— Est-ce que cela s'entend ?
— Tantôt oui, tantôt non.
— Est-ce que cela a un poids ?
— Ça peut être très lourd ou infiniment léger.
— Est-ce que c'est un récipient, un contenant ?
— C'est à la fois un contenant et un contenu.
— Est-ce que cela a une signification ?
— La plupart du temps, oui, mais cela peut aussi n'avoir aucun sens.
— C'est donc une chose bien étrange ?
— Oui, c'est la nuit en plein jour, le regard de l'aveugle, la musique des sourds, la folie du sage, l'intelligence des fous, le danger du repos, l'immobilité et le vertige, l'espace incompréhensible et le temps insoutenable, l'énigme qui se dévore elle-même, l'oiseau qui renaît de ses cendres, l'ange foudroyé, le démon sauvé, la pierre qui parle toute seule, le monument qui marche, l'éclat et l'écho qui tournent autour de la terre, le monologue de la foule, le murmure indistinct, le cri de la jouissance et celui de l'horreur, l'explosion suspendue sur nos têtes, le commencement de la fin, une éternité sans avenir, notre vie et notre déclin, notre résurrection permanente, notre torture, notre gloire, notre absence inguérissable, notre cendre jetée au vent...
— Est-ce que cela porte un nom ?
— Oui, le langage.
Jean Tardieu, Margeries, poèmes inédits 1910-1985, Gallimard, 1986, p. 297-298.
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28/07/2013
Jean Tardieu, La première personne du singulier
Les surprises du dimanche
La conversation s'engagea au milieu du jardin. Les interlocuteurs, au prix de douloureuses courbatures, faisaient semblant d'être assis, mais aucun siège ne les portait. Ils formaient un cercle parfait autour d'un petit cheval qui était là Dieu sait pourquoi.
(Un peu plus loin, autour de la pelouse, les chaises et les fauteuils faisaient cercle de leur côté.)
On parla d'abord de la question des ponts, puis de la question des ponts de bois, puis des bois de pins, puis des sapins, puis des lapins, puis de la jungle et des ours.
À ce moment (quand on parle du loup !...) un ours parut sur la route, un accordéon sur le ventre, la cigarette au bec. Il dansait en s'accompagnant.
Les chaises et les fauteuils pris de panique rentrèrent précipitamment à la maison.
Les interlocuteurs lassés d'un long effort s'étendirent sur l'herbe.
La nuit vint. L'ours chantait. J'étais heureux.
Le petit poulain grandit, devint plus haut qu'un chêne — et blanc d'écume comme la mer. C'était Pégase, le cheval de la poésie, celui que nous révérons tous.
Jean Tardieu, La première personne du singulier, Gallimard, 1952, p. 117-118.
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27/07/2013
Jean Tardieu, Obscurité du jour
Le commencement de la fin
La quête des origines est un terme vague, un lieu commun, une illusion de l'esprit. Mais c'est aussi la traduction mythique du paradoxe permanent dont nous vivons quand nous situons dans le passé l'espoir invincible du Mieux. Nous sommes pareils à la souris des expériences classiques : toutes les issues sont fermées sauf une. Là, à la sortie du labyrinthe, se montre la mince lumière, le vent frais, la fin du tunnel : rien d'autre que l'espérance de la Nouveauté, seul « rachat » possible dans un monde où l'habitude nous asphyxie.
C'est peut-être l'une des grandeurs de l'art que d'être un des rares domaines, périlleux et fascinants, où puisse être tranchée notre soif de renouvellement, c'est-à-dire notre besoin permanent de transgression.
Ainsi plongeant le jour dans notre nuit comme un fer rouge qui bouillonne au contact de l'eau glacée, ou bien cherchant une aube inconnue à l'orée du souterrain et l'air pur au-delà des fumées, nous confondons, dans une même recherche obstinée, ce qui ne reviendra pas et ce qui pourrait être, car notre terre promise est toujours un paradis perdu.
Jean Tardieu, Obscurité du jour, "Les Sentiers de la création", Albert Skira, 1974, p. 105-106.
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26/07/2013
Jean Tardieu, Une Voix sans personne
Les mots égarés
Je marchais par une nuit sans fin
sur une route où luisaient seules
des lueurs agitées délirantes
comme les feux d'une flotte en perdition.
Sous la tempête mille et mille voix sans corps
souffles semés par des lèvres absentes
plus tenaces qu'une horde de chacals
plus suffocantes qu'une colère de la neige
à mes oreilles chuchotaient chuchotaient.
L'une disait « Comment » l'autre « Ici »
ou « Le train » ou « Je meurs » ou « C'est moi »
et toutes semblaient en désaccord :
une foule déçue ainsi se défait.
Tant de paroles échappées
des ateliers de la douleur
semblaient avoir fui par les songes
des logements du monde entier.
« Je t'avais dit » — « Allons ! » — « Jamais ! »
« Ton père » — « À demain ! » « Non, j'ai tiré ! »
« Elle dort » — « C'est-à-dire » — « Pas encore »
« Ouvre ! » — « Je te hais ! » — « Arrive ! »
Ainsi roulait l'orage des mots pleins d'éclairs
L'énorme dialogue en débris, mais demande et réponse
étaient mêlés dans le profond chaos ;
le vent jetait dans les bras de la plainte la joie,
l'aile blessée des noms perdus frappait les portes au hasard
l'appel atteignait toujours l'autre et toujours le cri égaré
touchait celui qui ne l'attendait pas. Ainsi les vagues,
chacune par la masse hors de soi déportée
loin de son propre désir, et toutes ainsi l'une à l'autre
inconnues mais à se joindre condamnées
dans l'intimité de la mer.
Jean Tardieu, Une Voix sans personne, Gallimard, 1954, p. 21-22.
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25/07/2013
Jean Tardieu, Jours pétrifiés
Regina terrae
À Albert Camus
Comme un souvenir
je t'ai rencontrée,
personne perdue.
Comme la folie,
encore inconnue.
Fidèle fidèle
sans voix
sans figure
tu es toujours là.
Au fond du délire
qui de toi descend
je parle j'écoute
et je n'entends pas.
Toi seule tu veilles
tu sais qui je suis.
La terre se tourne
de l'autre côté,
je n'ai plus de jour
je n'ai plus de nuit ;
le ciel immobile
le temps retenu
ma soif et ma crainte
jamais apaisée,
pour que je te cherche,
tu les as gardés
Sœur inexplicable,
délivre ma vie,
laisse-moi passer !
Si de ton mystère
je suis corps et biens
l'instant et le lieu
ô dernier naufrage
de cette raison,
avec ton silence
avec ma douleur
avec l'ombre et l'homme
efface le dieu !
Faute inexpiable
je suis sans remords.
Dans un seul espace
je veux un seul monde
une seule mort.
Jean Tardieu, Jours pétrifiés, Gallimard,
1948, p. 77-79.
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24/07/2013
Jean Tardieu, Les portes de toile
Le miroir de Corot
(Largo)
Je me regarde dans la glace et je vois un objet à peindre.
Un objet dans la lumière du matin.
L'air, autour de cet objet, se répand sans contrainte, agréable et sonore.
L'objet est debout assuré dans ses trois dimensions : sa digne hauteur, sa largeur sans excès, sa paisible épaisseur.
Il a ses creux et ses bosses, comme un arbre, comme un vallonnement, son ombre heureuse ici, là le côté du soleil...
Ma vie que voici, vous êtes cet objet : le bon pain que je coupe, l'huile étale et légère, la lait de la journée et rien de vous ne me sépare : nous parlons sans arrière-pensée.
Jean Tardieu, Les portes de toile, Gallimard, 1969, p. 126.
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23/07/2013
Jean Tardieu, On vient chercher Monsieur Jean
Une bouteille à la mer
Aussi loin que je remonte dans ma mémoire, c'est-à-dire jusqu'à ces moments privilégiés où un enfant commence à prendre conscience de lui-même et de ce qui l'entoure, il me semble avoir toujours entendu une certaine voix qui résonnait en moi, mais à une grande distance, dans l'espace et dans le temps.
Cette voix ne s'exprimait pas en un langage connu. Elle avait le ton de la parole humaine mais ne ressemblait ni à ma propre voix ni à celle des gens qui me connaissent. Elle ne m'était pourtant pas étrangère, car elle semblait avoir une sorte de sollicitude à mon égard, une sollicitude tantôt bienveillante et rassurante, tantôt sévère, grondeuse, pleine de reproches et même de colère.
Les moments où j'entendais cette voix étaient ceux où ma vie paraissait suspendue dans le vide, interrompue, arrêtée, comme une horloge dont on ne voit plus bouger les aiguilles et dont on n'entend plus le battement.
Cette expérience très ancienne, primitive, sauvage, surtout secrète (car je n'en parlais à personne), s'est reproduite souvent au cours de mon existence, mais jamais elle n'a été aussi expressive, aussi intense que pendant mon extrême jeunesse, car rien ne pouvait alors en fausser la signification : elle résonnait dans une étendue absolument vacante, absolument solitaire.
Jean Tardieu, On vient chercher Monsieur Jean, Gallimard, 1990, p. 95-96.
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22/07/2013
Jean Tardieu, Accents
Premier dernier amour
Tout est mort. Même les désirs de mort
Sont morts. Ce qui grandit est sans figure.
Les mains, les yeux, — déserts. Toute mesure
S'effondre après ce feu qui brise un corps.
Rien — ni espoir ni doute — n'ouvre plus
La porte où le soleil vient nous attendre.
Les fruits profonds, par l'orage abattus,
Sont morts : l'esprit possède enfin leurs cendres ;
Avide, — seul, — et maître d'une nuit,
Où le ciel pleut, où le mouvement plonge,
Où, sur l'objet qu'il efface, bondit
L'appel sans voix qui confond tous nos songes.
Jean Tardieu, Accents, Gallimard, 1939, p. 35.
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21/07/2013
Jean Tardieu, Margeries
Vraiment, vous perdez le sens !
Préférer ? Préférer ? Bon Dieu ! Pré-fé-rer ?
Qu'est-ce ce que ça veut dire ? Un pré, un
fer, une fée ? Et finir par un ré ?
Plus je répète ces syllabes, plus je
m'étonne et m'enchante, me déconcerte et
m'égare. Tantôt le mot est vide de tout
sens, tantôt il s'ouvre à tous vents.
Tantôt transparent et désert, tantôt
plein et opaque, une bulle ou une autre, tantôt
un sac magique, un chapeau d'où l'on
peut faire surgir toutes sortes de choses :
un ballon un œuf une colombe un gobelet.
Quoi ! Irais-je préférer un ballon
à un œuf, une colombe, un gobelet ?
Qui vous l'a dit ? cela n'a aucun sens.
Donc je ne préfère rien.
Je m'arrête de préférer.
J'aime mieux ne rien préférer.
Jean Tardieu, Margeries, poèmes inédits 1010-1985,
Gallimard, 1986, p. 289.
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20/07/2013
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela
Les songes de l'inanimé
Le vagabond des millions d'années
l'inanimé
s'efforce Il monte il trébuche à travers
le va-et-vient l'affiche lumineuse
des nuits et des jours.
Il s'approche il monte, l'inanimé, le vagabond,
il heurte de son bâton
les bords du chemins éboulé
Il peine il gémit il s'efforce
d'être un jour ce qu'il rêve,
de prendre vie,
de troquer l'insensible contre la douleur
d'échanger l'innombrable
contre l'unique, contre un destin.
Futur empereur future idole
le caillou vagabond
limé couturé par l'embrun
veut gravir les degrés prendre figure
faire éclore sur sa face camuse
une bête qui brame
un philosophe qui bougonne
un saint qui se tait
un dieu qui souffre et qui meurt
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela, Gallimard,
1979, p. 43-44.
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12/05/2013
Jean Tardieu, Les tours de Trézibonde et autres textes
Mon théâtre secret
À Gérard Macé
Le lieu où je me retire à part moi (quand je m'absente en société et qu'on me cherche, je suis là) est un théâtre en plein vent peuplé d'une multitude, d'où sortent, comme l'écume au bout des vagues, le murmure entrecoupé de la parole, les cris, les rires, les remous, les tempêtes, le contrecoup des secousses planétaires et les splendeurs irritées de la musique.
Ce théâtre, que je parcours secrètement depuis mes plus jeunes années sans en atteindre les frontières, a deux faces inséparables mais opposées, bref un « endroit » et un « envers », pareils à ceux d'une médaille ou d'un miroir.
De ce côté-ci, voyez comme il imite, à la perfection, l'inébranlable majesté des monuments : ils semble que je puisse compter toutes les pierres, caresser de mes mains le glacis du marbre, les fractures des colonnes, la porosité du travertin...
Mais, attendez : si je fais le tour du décor (quelques pas me suffisent), alors, de l'autre côté de ces apparences pesantes, de ces voûtes et de ces murailles, mon regard tout à coup n'aperçoit plus que des structures fragiles, des bâtis provisoires et partout, dans les courants d'air et la pénombre poussiéreuse, auprès des câbles électriques entrelacés et des planches mal jointes, la toile rude et pauvre, clouée sur des châssis légers.
Telle est la loi de mon théâtre : à l'endroit, les villes et les paysages, la terre et le ciel, tout est peint, simulé à merveille. À l'envers, l'artisan de ce monde illusoire est soudain démasqué, car son œuvre, si ingénieuse soit-elle, révèle, par transparence, la misère des matériaux qui lui ont servi à édifier ses innombrables « trompe-l'œil ». (Souvent je l'ai vu qui gémissait, le pinceau à la main, mêlant ses larmes à des couleurs joyeuses.) Pourtant, bien que je sois dans la confidence, je ne saurais dire où est le Vrai, car l'envers et l'endroit sont tous deux les enfants du réel, énigme qui me serre de toutes parts pour m'enchanter et pour me perdre.
Jean Tardieu, Les tours de Trézibonde et autres textes, Gallimard, 1983, p. 23-25.
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13/01/2013
Jean Tardieu, Margeries, poèmes inédits 1910-1985
À deviner
— Est-ce que c'est une chose ?
— Oui et non.
— Est-ce que c'est un être vivant ?
— Pour ainsi dire.
— Est-ce que c'est un être huain ?
— Cela en procède.
— Est-ce que cela se voit ?
— Tantôt oui, tantôt non.
— Est-ce que cela s'entend ?
— Tantôt oui, tantôt non.
— Est-ce que cela a un poids ?
— Ça peut être très lourd ou infiniment léger.
— Est-ce que c'est un récipient, un contenant ?
— C'est à la fois un contenant et un contenu.
— Est-ce que cela a une signification ?
— La plupart du temps, oui, mais cela peut aussi n'avoir aucun sens.
— C'est donc une chose bien étrange ?
— Oui, c'est la nuit en plein jour, le regard de l'aveugle, la musique des sourds, la folie du sage, l'intelligence des fous, le danger du repos, l'immobilité et le vertige, l'espace incompréhensible et le temps insoutenable, l'énigme qui se dévore elle-même, l'oiseau qui renaît de ses cendres, l'ange foudroyé, le démon sauvé, la pierre qui parle toute seule, le monument qui marche, l'éclat et l'écho qui tournent autour de la terre, le monologue de la foule, le murmure indistinct, le cri de la jouissance et celui de l'horreur, l'explosion suspendue sur nos têtes, le commencement de la fin, une éternité sans avenir, notre vie et notre déclin, notre résurrection permanente, notre torture, notre gloire, notre absence inguérissable, notre cendre jetée au vent...
— Est-ce que cela porte un nom ?
— Oui, le langage.
Jean Tardieu, Margeries, poèmes inédits 1910-1985, Gallimard, 1986, p. 297-298.
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04/05/2012
Jean Tardieu, Elle court de branche en branche, dans Margeries
Elle court de branche en branche
Bel ange mon cruel démon
je te l'ai dit je le redis
tu me fais vivre tu me tues
démon de délice, ange d'or,
tu me ravis, tu me dévores,
tu es la halte et le galop,
qui m'emporte jusqu'au délire
jusqu'à la fin de mon chemin
Feu follet flamme autant que femme
tu cours devant moi tu me tires
je te vois partout te poser
sur les visages sur les vitres
sur la neige sur les reflets
je te vois partout traverser
cette immense forêt qui bouge
des gens qui marchent dans la rue
oiseau qui cours de branche en branche
charme et supplice de mon âge
de mon désir et de ma soif
tu sautes d'instant en instant
tu me fais signe tu me parles
j'entends ton rire je m'approche
mais aussitôt tu te dérobes
pour te poser un peu plus loin
et toujours la chasse adorable
et toujours ton malin manège
m'aveugle et je vais à tâtons
dans cette nuit qui m'accompagne
cherchant ce corps qui n'est que flamme
que mes bras ne peuvent saisir
cette bouche qui fuit ma bouche
cette main frêle qui me tient
cette main tendre qui me traîne
dans l'étourdissement du rire
dans l'éblouissement du feu
dans l'abîme de mon destin.
Jean Tardieu, Margeries, Gallimard, 1986, p. 87-88.
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25/02/2012
Jean Tardieu, Nouvelle énigme pour Œdipe, dans Comme ceci comme cela
Nouvelle énigme pour Œdipe
Monologue à deux voix
Est-ce que c'est une chose ? — Non.
Est-ce que c'est un être vivant ? — Oui.
Est-ce que c'est un végétal ? —Non.
Est-ce que c'est un animal ? — Oui.
Est-ce que c'est un animal rampant ? — Quelquefois, pas toujours.
Comment se tient-il ? — Debout.
Est-ce qu'il vole ? — De plus en plus.
Est-ce que c'est un animal qui siffle ? — Quelquefois.
Qui rugit, qui meugle, hennit, miaule, aboie, jappe, jacasse ? — Oui, s'il le veut, par imitation.
Est-ce qu'il sait fabriquer des nids pour ses enfants ? — Il construit toutes sortes d'alvéoles tremblantes.
Est-ce qu'il creuse des galeries souterraines ? — De plus en plus parce qu'il vole et qu'il a peur.
Est-ce qu'il se nourrit de fruits, de plantes ? — Oui parce qu'il est délicat.
Et de viandes ? — Énormément parce qu'il est cruel.
Est-ce qu'il parle ? Beaucoup : ses paroles font un bruit infernal tout autour de la terre.
C'est donc le lion, le tigre et en même temps le bétail et en même temps le perroquet le chat le chien le singe le castor et la taupe ? — Oui oui oui oui à la fois tout cela.
Est-ce qu'il vit la nuit ou le jour ? — Il vit la nuit et le jour. Parfois il dort le jour et travaille la nuit parce qu'il a peur de ses rêves.
Est-ce qu'il voit, est-ce qu'il entend ? — Il voit tout il entend tout, mais il se bouche les oreilles.
Qu'est-ce qu'il fait quand il travaille ? — Il édifie de hautes murailles pour cacher le soleil. Il parle, il chante, il bourdonne pour couvrir le bruit du tonnerre.
Et quand il ne fait rien ? — Il se cache. Il tremble de tous ses membres, il ne sait pas pourquoi.
Est-ce qu'il va vers quelque chose, vers quelqu'un ? — Il le croit, il feint d'être appelé, désigné, couronné.
Est-il mortel ? — Il pense être immortel mais il meurt.
Est-ce qu'il aime sa mort ? — Il la déteste il ne la comprend pas.
Que fait-il contre sa mort puisqu'il ne l'aime pas ? — Il la multiplie en lui et hors de lui partout sur la terre le mer et dans les airs, il la répand à profusion il se nourrit de vie, c'est-à-dire de mort.
Et avec tout ce massacre, qu'est-ce qu'il espère gagner ? — Il croit perdre de vue le terme, il brouille l'horizon.
Qu'attend-il à la fin ? — Sa mort, sa propre mort.
Et lorsque que vient sa propre mort ? — Il ne la reconnaît pas : il croit que c'est la vie et il se prosterne en pleurant.
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela, Gallimard, 1979, p. 39-40.
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17/10/2011
Jean Tardieu, Une Voix sans personne
Contre-point-du-jour
Alors alors
encore ? Alors
toujours dans le jour
mon petit ? Toujours dans le
petit jour du dernier
du dernier jour du condamné
à mort le petit jour ?
Toujours dans le
petit jour du condamné à mort
je suis j’étais
je suis j’étais le grincement
de poulie du gosier
dans la gorge coupée
par le pourquoi comment du printemps
À mort le petit jour du premier lilas
du pourquoi comment du pourquoi pas
de la gorge pourquoi de la gorge coupée du printemps
du grincement de la poulie du printemps
de la nuit de la gorge coupée
du petit jour du lilas de la mort
de la mort de pourquoi comment
Et pourquoi pas toujours ?
Et pourquoi pas toujours j’étais je suis
toujours j’étais toujours j’étais
toujours tiré tiré tiré tiré vers le petit jour
par le pourquoi comment
du gai toujours du gai printemps
toujours mon petit toujours !
Le monde immobile
Puits de ténèbres
fontaine sourde
lac sans éclat
présence épaisse
battement faible
l’instant est là
rien ni personne
une ombre lourde
et qui se tait
j’attends des siècles
rien ne résonne
rien n’apparaît
sur ce tombeau
l’espace bouge
c’est ma pensée
pour nul regard
pour nulle oreille
la vérité.
Jean Tardieu, Une voix sans personne, Gallimard, 1954, p. 26-27 et 38-39.
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