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22/02/2020

Jean Tardieu, Da capo

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                               Dédicace à personne

 

Pour recueillir, comme au futur. Pour perdre dans le passé. Pour attendre, pour piétiner, pour se morfondre, comme au présent.

Une suite de jours dispersée, déchirée, entre l’insomnie et le songe. Une vie qui n’appartient à personne, pas même à moi.

Une route qui ne conduit nulle part ailleurs qu’en ce point où tout se dissipe et disparaît. (Est-ce la récompense ?)

Au vertige vécu. À l’immobile. Au retour sans fin.

À la suite irrémédiable, peinte aux couleurs de l’espoir. Aux portes fermées de la sagesse. (Elles tremblent, elles vont céder.)

À la conscience maintenue, arc-boutée contre le souffle de l’abîme.

Puissent la suie, la poussière, le sang des heures, la colère du monde, l’oubli de tout — ne pas ternir le miroir !

À toutes les personnes que nous sommes et ne seront plus. À tous les temps du verbe.

 

Jean Tardieu, Da capo, Gallimard, 1995, p. 50.

30/11/2019

Jean Tardieu, Da capo

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Litanie du "sans"

 

Mais la splendeur

jamais perdue

qui la retrouve ?

 

Sans les merveilles

sans les désastres

plus rien qui vaille

 

Et sans parler

et sans se taire

et la fureur ?

et les délices ?

 

Et sans rien d’autre

que le même

et qui s’en va

et qui revient

et qui s’en va.

 

Jean Tardieu, Da capo, Gallimard,

1995, p. 27.

14/08/2019

Jean Tardieu,Comme ceci comme cela

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                   Au conditionnel

 

Si je savais écrire je saurais dessiner

Si j'avais un verre d'eau je le ferais geler et

                           je le conserverais sous verre

Si on me donnait une motte de beurre je

                           la ferais couler en bronze

Si j'avais trois mains je ne saurais où

                           donner de la tête

Si les plumes s'envolaient si la neige fondait

                           si les regards se perdaient, je

                           leur mettrais du plomb dans l'aile

Si je marchais toujours tout droit devant

                           moi, au lieu de faire le tour du

                           globe j'irais jusqu'à Sirius et

                           au-delà

Si je mangeais trop de pommes de terre je

                           les ferais germer sur mon cadavre

Si je sortais par la porte je rentrerais

                           par la fenêtre

Si j'avalais un sabre je demanderais

                           un grand bol de Rouge

Si j'avais une poignée de clous je les

                           enfoncerais dans ma main

                           gauche avec ma main

                           droite et vice versa.

 

Si je partais sans me retourner, je

                           me perdrais bientôt de vue.

 

Jean Tardieu, Comme ceci comme cela, Gallimard, 1979, p. 65.

 

10/07/2019

Jean Tardieu, Pages d'écriture

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                             Les mots de tous les jours

 

   Il faut se méfier des mots, ils sont toujours trop beaux, trop rutilants et leur rythme vous entraîne, prêt à vous faire prendre un murmure pour une pensée.

   Il faut tirer sur les mots sans cesse, de peur que ces trop bouillants coursiers ne s’emballent.

   J’ai longtemps cherché les mots les plus simples, les plus usés, même les plus plats. Mais ce n’est pas encore cela : c’est leur juste assemblage qui compte.

   Quiconque saurait le secret usage des mots de tous les jours aurait un pouvoir illimité — et il ferait peur.

 

Jean Tardieu, Pages d’écriture, Gallimard, 1967, p.32.

03/05/2019

Jean Tardieu, Une Voix sans personne

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Le monde immobile

 

Puits de ténèbres

fontaine sourde

lac sans éclat

 

présence épaisse 

battement faible

l’instant est là

 

rien ni personne

une ombre lourde

et qui se tait

 

j’attends des siècles

rien ne résonne

rien n’apparaît

 

sur ce tombeau

l’espace bouge

c’est ma pensée

 

pour nul regard

pour nulle oreille

la vérité.

 

Jean Tardieu, Une Voix sans

personne, Gallimard, 1954,

              1. 38-39.

27/11/2018

Jean Tardieu, On vient chercher Monsieur Jean

 

     Une bouteille à la mer

 

   Aussi loin que je remonte dans ma mémoire, c'est-à-dire jusqu'à ces moments privilégiés où un enfant commence à prendre conscience de lui-même et de ce qui l'entoure, il me semble avoir toujours entendu une certaine voix qui résonnait en moi, mais à une grande distance, dans l'espace et dans le temps.

   Cette voix ne s'exprimait pas en un langage connu. Elle avait le ton de la parole humaine mais ne ressemblait ni à ma propre voix ni à celle des gens qui me connaissent. Elle ne m'était pourtant pas étrangère, car elle semblait avoir une sorte de sollicitude à mon égard, une sollicitude tantôt bienveillante et rassurante, tantôt sévère, grondeuse, pleine de reproches et même de colère.

   Les moments où j'entendais cette voix étaient ceux où ma vie paraissait suspendue dans le vide, interrompue, arrêtée, comme une horloge dont on ne voit plus bouger les aiguilles et dont on n'entend plus le battement.

   Cette expérience très ancienne, primitive, sauvage, surtout secrète (car je n'en parlais à personne), s'est reproduite souvent au cours de mon existence, mais jamais elle n'a été aussi expressive, aussi intense que pendant mon extrême jeunesse, car rien ne pouvait alors en fausser la signification : elle résonnait dans une étendue absolument vacante, absolument solitaire.

 

Jean Tardieu, On vient chercher Monsieur Jean, Gallimard, 1990, p. 95-96.

 

17/11/2018

Jean Tardieu, Da capo

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                                            Le procès de la mante religieuse

 

Mais oui ! Messieurs les juges

J’ai mangé mon mari

Mas oui je l’ai mangé

                  Elle rabâche elle balance

                  Ses antennes de télégraphe

                  Gauche droite elle vacille végétale

                  Elle tangue bateau sans ses voiles

                  Triangle cornu

                  Implacable et nu

Pourquoi me punir

Je n’ai rien fait de mal

J’obéis à ma loi

Qui échappe au tribunal

 

                    Mais oui je l’ai aimé

                    Voilà pourquoi

                    Je l’ai mangé

Elle se dandine

Longues cuisses vertes

La force la forfaiture

Et la démente nature

 

Et si vous continuez

Messieurs les juges

Je vais manger vos hermines

Comme di je vous aimais

                  Je suis la veuve éternelle

 

Jean Tardieu, Da capo, Gallimard, 1995, p. 48-49.

 

 

16/05/2018

Jean Tardieu,On vient chercher Monsieur Jean

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                         Une bouteille à la mer

 

   Aussi loin que je remonte dans ma mémoire, c'est-à-dire jusqu'à ces moments privilégiés où un enfant commence à prendre conscience de lui-même et de ce qui l'entoure, il me semble avoir toujours entendu une certaine voix qui résonnait en moi, mais à une grande distance, dans l'espace et dans le temps.

   Cette voix ne s'exprimait pas en un langage connu. Elle avait le ton de la parole humaine mais ne ressemblait ni à ma propre voix ni à celle des gens qui me connaissent. Elle ne m'était pourtant pas étrangère, car elle semblait avoir une sorte de sollicitude à mon égard, une sollicitude tantôt bienveillante et rassurante, tantôt sévère, grondeuse, pleine de reproches et même de colère.

   Les moments où j'entendais cette voix étaient ceux où ma vie paraissait suspendue dans le vide, interrompue, arrêtée, comme une horloge dont on ne voit plus bouger les aiguilles et dont on n'entend plus le battement.

   Cette expérience très ancienne, primitive, sauvage, surtout secrète (car je n'en parlais à personne), s'est reproduite souvent au cours de mon existence, mais jamais elle n'a été aussi expressive, aussi intense que pendant mon extrême jeunesse, car rien ne pouvait alors en fausser la signification : elle résonnait dans une étendue absolument vacante, absolument solitaire.

 

                                     Jean Tardieu, On vient chercher Monsieur Jean, Gallimard, 1990, p. 95-96.         

 

11/01/2018

Jean Tardieu, Une Voix sans personne

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                         Pouchkine

 

   La parole amoureuse élit domicile à la sandale des nomades. Elle court dans l’avoine sans fin.

Vers le soir la passion du feu compense un clair marteau de cloche. Le vent gonfle la fureur du bronze.

   Soudain l’éclair du couteau des étoiles ! Un violon sur les rochers d’ébène annonce le printemps de la mort.

 

Jean Tardieu, Une Voix sans personne, Gallimard, 1954, p. 109.

Jean Tardieu, Une Voix sans personne

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                         Pouchkine

 

   La parole amoureuse élit domicile à la sandale des nomades. Elle court dans l’avoine sans fin.

Vers le soir la passion du feu compense un clair marteau de cloche. Le vent gonfle la fureur du bronze.

   Soudain l’éclair du couteau des étoiles ! Un violon sur les rochers d’ébène annonce le printemps de la mort.

 

Jean Tardieu, Une Voix sans personne, Gallimard, 1954, p. 109.

06/09/2017

Jean Tardieu, Comme ceci comme cela

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Comptine des civilisations

 

Pigeon vole voici voilà

voici la veuve voilée

harpe des douleurs

fleurie et transpercée

Vierge ou Niobé.

 

Voici voilà en la aréna

le taureau qui s’est arrêté

il ne sera pas mis à mort

le public le torero

dans un verre d’eau se sont noyés.

 

Pigeon hibou vautour vole

vol à l’immensité

un fémur renversé

un osselet de pierre

pour prier pour siffler.

 

Le sphinx Janus Uranus

je ne sais quels dieux trouvés

abandonnés oubliés

inconnus mais révérés.

 

Les ruines l’ossuaire

civilisations éteintes

les cités imaginaires

inhumaine vérité

bien au-delà de la Terre

s’endorment dans les stellaires

monastères ministères

cimetières.

 

Première poussière

poussière lumière

désert étoilé.

 

Jean Tardieu, Comme ceci comme cela,

Gallimard, 1979, p. 47-48.

01/04/2017

Jean Tardieu, Accents

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                            Le solitaire

 

 

Ce cloître est grand, que l’absence fait naître ;

Pourtant les murs étoufferaient leur maître

S’ils n’étaient peints de fresques et de fenêtres.

 

L’une est parfois un miroir vis-à-vis

Où seulement la colline revit,

Pâle trésor à l’univers ravi ;

 

Et si le jour a des plumes plus douces

Pour déposer le pollen et la mousse

En la cellule où l’amertume pousse,

 

Le soir envoie une ombre de cyprès

Sur le mur blanc. La lune veille auprès.

La nuit s’engrange au fond d’un cœur secret.

 

Mais tout le songe enchaîné des images

N’est qu’un captif aux mains de la Plus Sage

Dont les portraits et les mille visages

 

Sont regardés au long de ce moutier

Et font pleuvoir sur le monde effrayé

Un regard clair et jamais détourné.

 

Jean Tardieu, Accents, Gallimard, 1939, p. 57.

 

 

 

12/02/2017

Jean Tardieu, Accents

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               Couple en marche

 

— Les doigts doublés d’un souvenir d’argile

En mouvement sous le désir des mains ;

 

— La dent qu’agace une grêle de grains

Mots inconnus aux lèvres malhabiles ;

 

— Sur l’œil goulu demi-jointes paupières

Fixant la ligne où l’élan se résout ;

 

— L’ouïe attentive à l’intime tonnerre

Mineur du ciel et du sol coup par coup ;

— Proche tempête, éclaire (que seuls redoutent

Les regards froids, riche orage inventé

Par l’enchanteur à tâtons sur une route

Et tout fumant de lente volonté ;

 

— Le pas, qu’un contre temps voisin balance,

— Le corps, hanté d’un corps qui l’accomplit,

 

— Et l’âme, — gerbe, — escalade, — puissance,

En équilibre au versant de la nuit.

 

Jean Tardieu, Accents, Gallimard, 1939, p. 34.

 

                                                                      ***

L’association des amis du peintre Gilbert Pastor entre dans sa deuxième année.
Le site internet progresse : http://gilbert-pastor.blogspot.fr <http://gilbert-pastor.blogspot.fr/>  
nous espérons qu’il vous intéressera ; n’hésitez pas à envoyer vos remarques et propositions à : jp.sintive@wanadoo.fr

24/10/2016

Jean Tardieu, Comme ceci comme cela

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Méditatif

 

Avant l’horreur c’était encore

si peu de chose : vivre, un clin d’œil un regard

mais quel regard quand il appareillait

vers l’espace profond d’une nuit d’août

illuminés par les étoiles déjà mortes

signaux qui viennent d’autrefois pour nous sourire.

 

Après l’horreur nulle mémoire mais le masque

préparé. Après l’horreur

une outre bue un crâne déserté

ne sont pas plus sonores ni plus vide que de creux

terrible dans la pierre Ici persiste l

a forme exacte de ce couple

pourchassé, ici l’empreinte pure,

ici, seulement bonne pour l’écho

sous le pas des troupeaux paisibles, l

a fuite immobile     statue

aveugle et ressemblante.

 

Jean Tardieu, Comme ceci comme cela, Gallimard,

1979, p. 35.

03/01/2016

Jean Tardieu, Formeries ; Comme ceci comme cela

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                                La fin du poème

 

   C’est la fin du poème. Épaisseur et transparence, lumière et misère — les jeux sont faits.

   On avait commencé par la rime pour enfants. On avait cherché des ondes de choc dans d’autres rythmes. On avait gardé le silence, ensuite murmuré : on cherchait à se rapprocher du bruit que fait le cœur quand on s’endort ou du battement des portes quand le vent souffle. On croyait dire et on voulait se taire. Ou faire semblant de rire. On voulait surtout sortir de son corps, se répandre partout, grandir comme une ombre sur la montagne, sans se perdre, sans rien perdre.

   Mais on avait compté sans la dispersion souveraine. Comment feindre et même oublier, quand nos débris sont jetés aux bêtes de l’espace, — qui sont, comme chacun sait, plus petites encore que tout ce qu’il est possible de concevoir. Le vertige secoue les miettes après le banquet.

 

Jean Tardieu, Formeries, Gallimard, 1976, p. 81.

 

 

               Complainte du verbe être

 

Je serai je ne serai plus je serai ce caillou

toi tu seras moi je serai je ne serai plus

quand tu ne seras plus tu seras

ce caillou.

 

Quand tu seras ce caillou c’est déjà

comme si tu étais n’étais plus,

j’aurai perdu tu as perdu j’ai perdu

d’avance. Je suis déjà déjà

cette pierre trouée qui n’entend pas

qui ne voit pas ne bouge plus.

 

Bientôt hier demain tout de suite

déjà je suis j’étais je serai

cet objet trouvé inerte oublié

sous les décombres ou dans le feu ou dans l’herbe froide

ou dans la flaque d’eau, pierre poreuse

qui simule une murmure ou siffle et qui se tait.

 

Par l’eau par l’ombre et par le soleil submergé

objet sans yeux sans lèvres noir sur blanc

(l’œil mi-clos pour faire rire

ou une seule dent pour faire peur)

j’étais je serai je suis déjà

la pierre solitaire oubliée l

le mot le seul sans fin toujours le même ressassé.

 

Jean Tardieu, Comme ceci comme cela, Gallimard, 1979,

p. 45-46.