05/07/2020
Jean Tardieu, Obscurité du jour
Tandis que la notation des sons musicaux (pour ne parler que de l’Occident) naissait puis se précisait comme écriture particulière, lue par des yeux qui ont des oreilles, ce qui s’écoute était aussi « regardé » par les peintres.
Je pense à Sofonisba Anguissola, à Vermeer, aux Caravagesques, à Renoir, à tant d’autres. Leurs personnages sont là, ouvrant la bouche pour chanter, les doigts posés sur un luth, sur le clavier d’une épinette ou d’un piano, mais on dirait qu’ils se sont arrêtés au seuil d’un monde interdit.
(Il est vrai que l’instant du peintre, coup de couteau dans le fruit ouvert sous nos yeux, saisit et bloque la durée. Et il est vrai aussi qu’à l’inverse, la musique, enchaînée par son propre sortilège, n’est jamais qu’un souvenir perpétuel, puisqu’elle ne peut passer et « se passer » que dans le monde de la disparition, même si elle cherche, comme souvent aujourd’hui, à dresser dans l’espace immédiat une série de constructions verticales et ponctuelles.)
Jean Tardieu, Obscurité du jour, Les Sentiers de la création / Skira, 1974, p. 77-78.
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04/07/2020
Jean Tardieu, Margeries
Mots refoulés
... Mais ni la pêche cressonnière
D’un adjectif dormeur et lourd,
Ou d’un verbe de rivière
Qui, brusque, entre les algues, court,
Ni cette patience entière
De sertir un mot d’un discours
Comme s’il était de matière
Plus précieuse que l’entour,
Ne ternit mon amour du monde !
Je connais l’animal plaisir
De refouler sans les saisir
Mes mots, — et, les yeux entr’ouverts
L’âme pendue à la seconde
D’accueillir absent l’univers.
Jean Tardieu, Margeries, dans Œuvres,
édition J.-Y. Debreuille, Quarto / Gallimard,
2003, p. 1343.
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03/07/2020
Jean Tardieu,Hollande
Crescendo decrescendo
large largue lave
délie ébroue surgi salubre hume
arbore cataracte dérive horreur ravir ouragan
délire hurle flux fui rafale déploie souffle
siffle saisir plie sombre pluie place
éparse pâle palme file ruisselle
patte pétale épuise rêve
soupire rive effleure
espace endormi reflet
hâle calme
rame
là
Jean Tardieu, Hollande, dans Œuvres, édition J.-Y. Debreuille, Quarto / Gallimard, 2003, p. 927.
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02/07/2020
Jean Tardieu, Le témoin invisible
Les jours
Dans une ville noire entraînée par le temps
(toute maison d’avance au fil des jours s’écroule)
Je rentrais, je sortais avec toutes mes ombres.
Mille soleils monta ient comme du fond d’un fleuve,
mille autres descendaient, colorant les hauts murs ;
je poursuivais des mains sur le bord des balcons ;
des formes pâlissaient (la lumière est surelle)
ou tombaient dans l’oubli (les rayons ont tourné)
Les jours, les jours... Qui donc soupire et qui m’appelle
pour quelle fête ou quel supplice ou quel pardon ?
Jean Tardieu, Le témoin invisible, dans Œuvres,
édition J.-Y. Debreuille, Quarto / Gallimard,
2003, p. 141.
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01/07/2020
Jean Tardieu,Les tours de Trézibonde
Les volets
Pendus aux murs de la maison comme feuilles aux branches mobiles mais tenus comme les feuilles au grand marronnier de la place par une matinée tournante incertaine triste et joyeuse dorages et d’éclaircies les volets les ns ouverts les autres clos ou bien les mêmes tour à tour le vents les ouvres et les rabat comme autant d’oreilles de lapins famille de lapins famille de volets poursuivis immobiles par le vent qui va-vient par le soleil qui s’endort dans un nuage et se réveille dans un courant d’air le bruit des oreilles de bois de lapins toujours battant les volets de la maison jamais lassés d’indiquer l’heure qui s’ouvre et l’heure qui se ferme la présence ou l’absence des habitants de la maison le temps qu’il fait le temps qui passe qui toujours va qui toujours vient toujours revient sinon pour nous qui partirons mais pour tous ceux qui reviendront.
Jean Tardieu, Les tours de Trézibonde, dans Œuvres, édition J.-Y. Debreuille, Quarto / Gallimard, 2003, p. 1285.
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30/06/2020
Jean Tardieu, Un mot pour un autre
Le coco du bla-bla
Foin des chichis, flonflons et tralalas
Et des pioupious dur le dos des dadas ?
Loin des cancans, des bouis-bouis, des zozos,
Ce grand ding-ding faisant du du fla-fla
Et fi du fric : c’était un zigoto !
Il a fait couic. Le gaga eu tic-tac
(Zon sur le pif, patatras et crac-crac !),
Dans son dodo lui serra le kiki.
Mais les gogos, les nians-nians, les zazous
Pour son bla-bla ne feront plus hou-hou
La Renommée lui fait kili-kili.
Jean Tardieu, Un mot pour un autre, dans Œuvres,
édition J.-Y. Debreuille, Quarto / Gallimard,
2003, p. 423.
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29/06/2020
Jean Tardieu, L'Espace et la flûte
Épilogue I
Après avoir effacé
tout ce que d’ombre promet
le sifflement qui me charme
après avoir en ce lieu —
Marsyas clown ou couleuvre _
rejeté toute ma vie
l’horizon clarté n’entend
volumes crevés outres vides
que le très doux glissement
d’une même ligne longue
qui me lie à la surface
Silence ailleurs qu’en moi seul
de rien je gonfle ma joue
dans le signe que je trace
tout l’espace est donné
Jean Tardieu, L’Espace et la flûte, variations
sur douze dessins de Picasso, dans Œuvres,
édition J.-Y. Debreuille, Quarto / Gallimard,
2003, p. 722.
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11/04/2020
Jean de Sponde, Les Amours
XI
Tous mes propos jadis ne vous faisoient instance
Que de l’ardent amour dont j’estois embrazé :
Mais depuis que vostre œil sur moy s’est appaisé
Je ne vous puis parler rien que de ma constance.
L’Amour mesme de qui j’esprouve l’assistance,
Qui sçait combien l’esprit de l’homme est fort aisé
D’aller aux changements, se tient comme abusé
Voyant qu’en vous aimant j’aime sans repentance.
Il s’en remonstre assez qui bruslent vivement,
Mais la fin de leur feu, qui va se consommant,
N’est qu’un brin de fumée et qu’un morceau de cendre.
Je laisse ces amans croupir en leurs humeurs
Et me tient pour content, s’il vous plaist de comprendre
Que mon feu ne sçaurait mourir si je meurs.
Jean de Sponde, Les Amours, dans Œuvres littéraires,
Droz, 1978, p. 59.
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22/02/2020
Jean Tardieu, Da capo
Dédicace à personne
Pour recueillir, comme au futur. Pour perdre dans le passé. Pour attendre, pour piétiner, pour se morfondre, comme au présent.
Une suite de jours dispersée, déchirée, entre l’insomnie et le songe. Une vie qui n’appartient à personne, pas même à moi.
Une route qui ne conduit nulle part ailleurs qu’en ce point où tout se dissipe et disparaît. (Est-ce la récompense ?)
Au vertige vécu. À l’immobile. Au retour sans fin.
À la suite irrémédiable, peinte aux couleurs de l’espoir. Aux portes fermées de la sagesse. (Elles tremblent, elles vont céder.)
À la conscience maintenue, arc-boutée contre le souffle de l’abîme.
Puissent la suie, la poussière, le sang des heures, la colère du monde, l’oubli de tout — ne pas ternir le miroir !
À toutes les personnes que nous sommes et ne seront plus. À tous les temps du verbe.
Jean Tardieu, Da capo, Gallimard, 1995, p. 50.
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30/11/2019
Jean Tardieu, Da capo
Litanie du "sans"
Mais la splendeur
jamais perdue
qui la retrouve ?
Sans les merveilles
sans les désastres
plus rien qui vaille
Et sans parler
et sans se taire
et la fureur ?
et les délices ?
Et sans rien d’autre
que le même
et qui s’en va
et qui revient
et qui s’en va.
Jean Tardieu, Da capo, Gallimard,
1995, p. 27.
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14/08/2019
Jean Tardieu,Comme ceci comme cela
Au conditionnel
Si je savais écrire je saurais dessiner
Si j'avais un verre d'eau je le ferais geler et
je le conserverais sous verre
Si on me donnait une motte de beurre je
la ferais couler en bronze
Si j'avais trois mains je ne saurais où
donner de la tête
Si les plumes s'envolaient si la neige fondait
si les regards se perdaient, je
leur mettrais du plomb dans l'aile
Si je marchais toujours tout droit devant
moi, au lieu de faire le tour du
globe j'irais jusqu'à Sirius et
au-delà
Si je mangeais trop de pommes de terre je
les ferais germer sur mon cadavre
Si je sortais par la porte je rentrerais
par la fenêtre
Si j'avalais un sabre je demanderais
un grand bol de Rouge
Si j'avais une poignée de clous je les
enfoncerais dans ma main
gauche avec ma main
droite et vice versa.
Si je partais sans me retourner, je
me perdrais bientôt de vue.
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela, Gallimard, 1979, p. 65.
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10/07/2019
Jean Tardieu, Pages d'écriture
Les mots de tous les jours
Il faut se méfier des mots, ils sont toujours trop beaux, trop rutilants et leur rythme vous entraîne, prêt à vous faire prendre un murmure pour une pensée.
Il faut tirer sur les mots sans cesse, de peur que ces trop bouillants coursiers ne s’emballent.
J’ai longtemps cherché les mots les plus simples, les plus usés, même les plus plats. Mais ce n’est pas encore cela : c’est leur juste assemblage qui compte.
Quiconque saurait le secret usage des mots de tous les jours aurait un pouvoir illimité — et il ferait peur.
Jean Tardieu, Pages d’écriture, Gallimard, 1967, p.32.
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03/05/2019
Jean Tardieu, Une Voix sans personne
Le monde immobile
Puits de ténèbres
fontaine sourde
lac sans éclat
présence épaisse
battement faible
l’instant est là
rien ni personne
une ombre lourde
et qui se tait
j’attends des siècles
rien ne résonne
rien n’apparaît
sur ce tombeau
l’espace bouge
c’est ma pensée
pour nul regard
pour nulle oreille
la vérité.
Jean Tardieu, Une Voix sans
personne, Gallimard, 1954,
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- 38-39.
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27/11/2018
Jean Tardieu, On vient chercher Monsieur Jean
Une bouteille à la mer
Aussi loin que je remonte dans ma mémoire, c'est-à-dire jusqu'à ces moments privilégiés où un enfant commence à prendre conscience de lui-même et de ce qui l'entoure, il me semble avoir toujours entendu une certaine voix qui résonnait en moi, mais à une grande distance, dans l'espace et dans le temps.
Cette voix ne s'exprimait pas en un langage connu. Elle avait le ton de la parole humaine mais ne ressemblait ni à ma propre voix ni à celle des gens qui me connaissent. Elle ne m'était pourtant pas étrangère, car elle semblait avoir une sorte de sollicitude à mon égard, une sollicitude tantôt bienveillante et rassurante, tantôt sévère, grondeuse, pleine de reproches et même de colère.
Les moments où j'entendais cette voix étaient ceux où ma vie paraissait suspendue dans le vide, interrompue, arrêtée, comme une horloge dont on ne voit plus bouger les aiguilles et dont on n'entend plus le battement.
Cette expérience très ancienne, primitive, sauvage, surtout secrète (car je n'en parlais à personne), s'est reproduite souvent au cours de mon existence, mais jamais elle n'a été aussi expressive, aussi intense que pendant mon extrême jeunesse, car rien ne pouvait alors en fausser la signification : elle résonnait dans une étendue absolument vacante, absolument solitaire.
Jean Tardieu, On vient chercher Monsieur Jean, Gallimard, 1990, p. 95-96.
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17/11/2018
Jean Tardieu, Da capo
Le procès de la mante religieuse
Mais oui ! Messieurs les juges
J’ai mangé mon mari
Mas oui je l’ai mangé
Elle rabâche elle balance
Ses antennes de télégraphe
Gauche droite elle vacille végétale
Elle tangue bateau sans ses voiles
Triangle cornu
Implacable et nu
Pourquoi me punir
Je n’ai rien fait de mal
J’obéis à ma loi
Qui échappe au tribunal
Mais oui je l’ai aimé
Voilà pourquoi
Je l’ai mangé
Elle se dandine
Longues cuisses vertes
La force la forfaiture
Et la démente nature
Et si vous continuez
Messieurs les juges
Je vais manger vos hermines
Comme di je vous aimais
Je suis la veuve éternelle
Jean Tardieu, Da capo, Gallimard, 1995, p. 48-49.
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