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15/07/2018

Jacques Roubaud, Octogone

       Roubaud.JPG

Rue Raymond Queneau

 

On a convoqué les mots

Dans la rue Raymond Queneau

 

Mots de bruit, mots de silence

Mots de toute la France

 

Ils envahissent les rues

De Paris, ses avenues

 

Les verbes ouvrent la mache

De la langue patriarches

 

Ensuite les substantifs

Aidés de leurs adjectifs

 

Les pronoms, les relatifs

Et autres supplétifs…

 

Ah ! voici les mots d’amour

Ils accourent des faubourgs

 

Les rimes font ribambelle

Dans la rue de La Chapelle

 

D’autres viennent à dada

Dans la rue Tristan-Tzara

 

Certains traînent qui sont lents

Encor place Mac-Orlan

 

Un s’écrie « attendez-moi ! »

Attardé rue Max-Dormoy

 

Enfin les voilà en masse

Ils s’alignent dans l’espace

 

Et composent sans problème

Cent Mille Milliards de Pouèmes

 

Jacques Roubaud, Octogone, Gallimard,

2014, p. 177-178.

17/05/2018

Jacques Roubaud, Traduire, journal

Roubaud.jpg

 

   En 1980, paraissait sous la direction de Michel Deguy et Jacques Roubaud un volume imposant de traductions, Vingt poètes américains ; une partie d’entre eux était alors inconnue en France, notamment les poètes objectivistes dont Roubaud avait quelques années auparavant proposé un choix dans  Europe (juin-juillet 1977). On ne suivra pas l’ensemble de ses traductions, ni de ses réflexions (voir notamment Description du projet, NOUS, 2013) mais, pour lire avec profit Traduire, journal, le lecteur pourrait reprendre, paru en 1981, Dors, précisément les réflexions qui précèdent les quatre parties de poèmes ; référence y est faite à William Carlos Williams pour la métrique retenue dans le premier ensemble (Dors). Roubaud rompt avec le vers libre "classique" pour ces poèmes qui doivent être dits, poèmes définis comme « des moments de contemplation de peu de mots, vers courts, lignes presque blanches, silences de la voix plus longs que tous les mots » [souligné par moi]. Pour lui, la traduction est une activité critique, elle nourrit l’écriture, permettant par exemple d’expérimenter une métrique.

   Si le livre n’avait que cette vertu, il faudrait en conseiller la lecture : il offre une anthologie de la poésie américaine, personnelle certes, qui donne à lire des poètes aujourd’hui connus en France (Gertrude Stein, Keith Waldrop, Louis Zukofsky, Paul Blackburn, Jerome Rothenberg, David Antin, etc.), mais d’autres beaucoup moins, comme Jackson Mac Low, Carl Rakosi (notamment grâce à Philippe Blanchon) ou Christopher Middleton (ce dernier grâce à Auxeméry), ou pas du tout comme Armand Schwerner — avec ici quelques extraits de The Tablet, qui n’a pas trouvé son traducteur —, Clark Coolidge ou Ted Berrigan. La plupart de ces poètes ont, pour le dire vite, transformé dans leur langue la relation à la poésie et c’est aussi le cas du poète de langue allemande Oskar Pastior, dont on lira deux traductions.

En 1981, Roubaud (avec Alix Cléo Roubaud) traduit un texte métapoétique de Gerard Manley Hopkins qui interroge la relation entre vers et poésie, affirmant « La poésie est en fait parole employée seulement pour porter l’inscape(l’intérieur) de la parole, pour le seul compte de l’inscape » et « Le vers est donc parole qui répète en tout ou en partie la même figure sonore » (p. 247 et 248). Les poèmes choisis par Roubaud peuvent l’être pour leur intérêt métrique et, également, pour le fait qu’ils présentent des propositions sur la poésie ; ce n’est pas un hasard si le premier, d’Octavio Paz, donne à lire ceci :

l’écriture poétique c’est

apprendre à lire

le creux dans l’écriture

de l’écriture

   Mais sans doute aussi importants que ce genre de textes, de nombreux poèmes permettent de mettre en œuvre dans les traductions des choix métriques. Par exemple, dans un poème de Percy Bysshe Shelley, Roubaud introduit des blancs qui ne sont pas dans l’original : « Ensemble     succession de rideaux /      que le soleil     la lune     les vents / Tirent     et l’île alors     les vents » [etc.] (p. 241). Dans un poème de Cid Corman, c’est l’unité vers-syntaxe et l’identité du mot qui sont mises en cause : « Une fourmi un / instant a / ttentive à / une ombre » (p. 229). Le rôle critique de la traduction joue en même un rôle créatif ; Roubaud "traduit" — transforme — des poèmes de Mallarmé et Hugo pour obtenir de nouveaux poèmes et l’expérimentation le conduit à questionner la langue anglaise en traduisant ses propres poèmes. On retiendra encore la mise en pratique de la proposition de Hopkins — le vers comme reprise de la même figure sonore — avec un long poème dont chaque mot contient le son [a], y compris le titre que l’on voit mal être autrement qu’en anglais (« Wahat a map ! »). Cet exercice oulipien par excellence est en accord avec l’extrait traduit  de Palomard’Italo Calvino : le personnage entend regarder le monde « avec un regard qui vient du dehors et non du dedans de lui » (p. 259) ; cette proposition devient vite plus complexe et ne pouvait qu’attirer l’attention de Roubaud : « le dehors regardant du dehors ne suffit pas, c’est du dehors regardé que doit partir le regard qui atteint l’œil du dehors qui regarde. »

   La postface d’Abigail Lang, dont il faut rappeler son étude de la poésie de Zukofsky et son activité de traductrice (Lorine Niedeker, Rosmarie Waldrop, David Antin, Elizabeth Willis, Gertrude Stein, etc.), décrit et analyse précisément les principes sur lesquels repose le travail de traduction de Roubaud. Elle retrace ce qu’a été le cercle Polivanov, groupe de recherche fondé par Léon Robel (traducteur de Gorki, Soljenitsyne, Aïgui, etc.) et Roubaud, la réflexion sur les pratiques de Pound et Chklovski. J’extrais de cette excellente synthèse sur Roubaud traducteur les derniers mots de sa conclusion : « Traduire [pour Roubaud] participe du travail de poésie, est pris  dans un continuum d’activités de lecture et d’écriture, qui ne sépare pas comparaison et critique, appréhension et réflexion : « J’imagine, je lis, je compose, j’apprends, je recopie, je traduis, je plagie, j’écris de la poésie depuis près de 40 ans. Il m’arrive d’en publier ? » (Description du projet) ».

 

Jacques Roubaud, Traduire, journal, postface d’Abigail Lang, NOUS, 2018, 368 p., 25 €. Cette recension a été publiée sur Sitaudis le 28 mars 2018.

 

 

15/04/2018

Jacques Roubaud, Six sonnets, dans Catastrophes

 

                     Roubaud.JPG

Sonnet automobile

 

Au tomber du soleil quand je clos mes yeux tristes

Après avoir erré tout le jour, vrai mouton

Bousculé, klaxonné, moqué, pauvre piéton

Je me rêve parmi les automobilistes

Fier de ma Mercédès, de ma De Dion-Bouton

D’une Jag d’une Opel mais qu’importe le nom

Je le prends n’importe où, j’en compulse des listes)

Jamais ne m’attrapa le virus du volant.

Je n’ai jamais posé le pied dedans aucune

De ces carcasses-là, marcheur toujours immune

J’imagine foncer sur les Champ’s et brûlant

Tous les feux écraser, vainqueur, sur mon passage

Enfants et petits vieux, puis rentrer au garage.

 

Jacques Roubaud, Six Sonnets, dans Catastrophes, 10 avril 2018.

 

15/01/2018

Jacques Roubaud, C et autre poésie (1962-2012)

 

Roubaud.JPG

1994

 

il n’y a pas de ciel

pas d’yeux

pas de voix

rien qu’une lampe

une lampe dans la lumière

s’écoule

et ne reviendra pas

même si elle semble

posée

en permanence

sur la photographie au mur

sur les livres

en l’absence du ciel

d’yeux

et de voix

 

Jacques Roubaud, C et autre poésie

(1962-2012), NOUS, 2015, p. 308.

01/12/2017

Jacques Roubaud, Autobiographie chapitre dix

                                 Jacques Roubaud, Autobiographie chapitre dix, histoire, préhistoire, lucy, pleurer

Évolution

 

primate de savane sèche, bipède autrefois omnivore, opportuniste, malin et prudent, j’ai été gagné par la crainte en même temps que par la conscience.

 

Jadis, je m’en souviens, mon cadre naturel était l’herbe plantée de très peu d’arbres cantonnés au bord du lac où se jetait la petite rivière d’Abyssinie. Lucy, jeune australopithèque gracile, m’aidait à chasser l’hipparion, le crabe, le crocodile, l’éléphant même aux défenses alors dirigées vers le bas comme un Vercingétorix.

 

Lucy est morte, voici trois millions d’années. J’ai conservé près de moi 40% de son squelette, au moment de traverser le boulevard sinistre contre la gueule des camions je recule, et je retourne en arrière jusqu’à ma chambre, pleurer à larmes chaudes sur ses vertèbres.

 

Jacques Roubaud, Autobiographie chapitre dix, Gallimard, 1977, p. 109-110.

 

Les amis éditent : Anne-Marie Albiach, inédits et études

 

 http://revue-nue.org/

 

La revue Nu(e), dirigée par Béatrice Bonhomme et Hervé Bosio, espace éditorial où s’expérimente la poésie, est également le lieu de l’exercice de l’amitié. Son prochain numéro est consacré à

Anne-Marie AlbIach

Anne-Marie Albiach publie ses premiers poèmes à la fin des années soixante. État paraît en 1971 au Mercure de France. Elle vient de « changer le visage de la poésie ». De son poème, « partition de mots, de phrases, de blocs et d’espaces » monte « une polyphonie d’intonations qui vont de l’austérité à la sensualité même ».

 

Le volume que lui consacre la revue Nu(e), coordonné par Régis Lefort, rassemble « Intermède ou lapsus », un texte publié dans la revue Amastra-N-Gallar en 2006, des brouillons d’Anne-Marie Albiach, des photographies, des hommages, des études critiques :

  • Anne-Marie ALBIACH, « Intermède ou lapsus »  • Anne-Marie ALBIACH, Brouillons de poèmes • Régis LEFORT, Le désir ou l’attente • Alain CRESSAN, Géométrie – discontinu – point : figure vocative • Florence JOU, Circuler dans l’œuvre d’Anne-Marie Albiach • Francis COHEN, De la pulsion tangente au volume • Éric DAZZAN, Anne-Marie Albiach : l’existence du terrible : la remémoration • Catherine SOULIER, Résonances circulaires, Notes sur L’EXCÈS : cette mesure • Marie-Antoinette BISSAY, Représentations mouvementées des corps dans l’entrelacs sde l’écriture poétique • Sandrine BÉDOURET-LARRABURU, Une poétique du corps dans Mezza Voce • Marie JOQUEVIEL-BOURJEA, A(nne)-M(arie) A(lbiach) : Nu(e) • Rémi BOUTHONNIER, Une étude linéaire de « Distance : “analogie” » • Françoise DELORME, L’abstraction et l’épreuve du feu, État, une traversée • Abigail LANG, État des lieux. Anne-Marie Albiach, “A”-9 et la poésie américaine

 

Pour ce numéro de caractère exceptionnel, la revue organise une souscription.

Le volume peut être obtenu au prix promotionnel de 17 euros avant le 30 juin 2018, en renvoyant le talon ci-dessous. Après cette date, la revue sera en vente au prix normal de 20 €.

________________________________________________________________

 

Mme/M.

 

Adresse :

 

Souhaite   …   exemplaire(s) du numéro spécial de la revue Nu(e) sur Anne-Marie Albiach au prix de 17 € le numéro (+ 3 € de frais de poste) et paie ce jour le montant :

soit au total       € à l’ordre de l’Association Nu(e), avec la mention : « Souscription Anne-Marie Albiach »

par chèque, c/o Béatrice Bonhomme, 29 avenue Primerose, 06000 NICE

 

15/12/2016

Jacques Roubaud, Octogone

                 jacques rougeaud, octogone, citez, portrait, génie, maïkovski, aragon

                                   Vitez

 

Cheveux noirs, regard brun, traits coupés au couteau

Le sourire du chat, ne montrant pas ses dents

Pas de chaleur, pas d’émotion, ombre portée

Double, à grand froid, comme un rasoir sifflant l’espace.

 

Janséniste baroque et modeste d’orgueil,

À cinquante ans ! jouant Faust nu, diogénique

Sort d’une malle, s’étonne, choque, puis convainc

Occupant le plateau investi de son pas.

 

Tenant les vers immensément serrés, distincts,

Médités (de Maïakovski contre Aragon)

Rafales de la voix et diction de l’esprit.

 

Tout d’intellect, insensuel, insaisissable

Il savait ne laisser personne indifférent

Au total un génie étrange, saisissant.

 

Jacques Roubaud, Octogone, Gallimard, 2014, p. 53.

12/10/2016

Jacques Roubaud, Quelque chose noir

 

                                       

                                              jacques-roubaud.jpg

                                               Mort réelle et constante

 

   À la lumière, je constatai ton irréalité. elle émettait des monstres et de l’absence.

L’aiguille de ta montre continuait à bouger. dans ta perte du temps je me trouvais tout entier inclus.

C’était le dernier moment où nous serions seuls.

   C’était le dernier moment où nous serions.

   Le morceau de ciel. désormais m’était dévolu. d’où tu tirais les nuages. et y croire.

   Ta chevelure s’était noircie absolument.

   Ta bouche s’était fermée absolument.

   Tes yeux avaient buté sur la vue.

   J’étais entré dans une nuit qui avait un bord. au-delà de laquelle il n’y aurait rien.

 

Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Gallimard, 1986, p. 118.

 

29/02/2016

Jacques Roubaud, C et autre poésie (1962-2012)

 

Roubaud,Jacques_ger.jpg

I

 

je t’aimais avec des arceaux et des ruches

dans un bordeau imaginaire, sous un gué

mordant tes seins sous les cailloux ô ma cigüe

 

Je t’aimais pour ta sylve noire rose rêche

et je t’aimais bien mieux neigeante d’innocence

mais dévorée par la douleur du fruit oral

bruyère de corfou aux sueurs désirables

comme une fourche où glisse la rosée des sens

 

je t’ai soumise à mes errances longtemps

couchée dans le ..... d’une chambre ligneuse

(la stupeur nue par le reptile ta caverne)

immune des poisons d’un ... printemps

je t’aimais dans l’effroi dans les ruses joyeuse

par mouvements de bouche ou silence de cerne

 

Elle trace un arbre sous le coton qui la recouvre etc.

 

                                                                   (I miroir)

 

Jacques Roubaud, C et autre poésie (1962-2012), NOUS,

2015, p. 41.

29/01/2016

Jacques Roubaud, C et autre poésie (1962-2012)

                     roubaud.jpg

                   Nue au fauteuil

 

Au début le soir interdisait     bâillon jaune

D’ampoules bues sur tous objets     flore ou lingots

Froids, fret des livres, vêtus, l’air, l’aigu, l’écho

De la ruche nuit éclaboussant tes épaules

 

Au début tu ne fus que noire entrée arôme

De cheveux sur le cuir orange griffé chaud

Qu’yeux caressés, paisiblement arrêtés, rauque

Voix et que bras, bruns mais ouverts blancs à la paume

 

Parfums tu fus et recueillais mes yeux sur toi

Considérais ma bouche lente sur ton ventre

Bougeant un peu, la nuit de pavot sous tes doigts

 

Tu rassemblais les crins d’or de notre rencontre

Dans ton empire fait de beautés et d’alarmes

Du désir qui l’assure et du plaisir qui l’arme

 

Jacques Roubaud, C et autre poésie, éditions Nous,

2015, p. 51.

 

13/12/2015

Jacques Roubaud, C et autre poésie (1962-2012)

roubaud.jpg

sonnet 183

 

identité

 

n’avoir pas une identité de nom, mais d’adverbe

en appendice à chacun de mes pas

à propos de façades et d’herbe

dans une rue qui ne se définit pas

 

un autour-monde de ciel sans réserve

propulse vers l’avant les journées

arrêts-nuits non dénombrés

modèle fait de variables sans termes

 

que serait un cela qui bouge un cela qui blanc

le support de la mêmeté d’un continuant

qui serait le vecteur d’un change impersistant

 

et serait cela blanc un cela noir noir éteint

serait cela bougé d’un immuable plein

cela ?

 

Jacques Roubaud, C et autre poésie, éditions NOUS,

2015, p. 334.

02/11/2015

Jacques Roubaud, Les animaux de tout le monde

 

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 La vache : description

La

Vache

Est

Un

 

Animal

Qui

A

Environ

 

Quatre

Pattes

Qui

 

Descendent

Jusqu’

À terre

 

Jacques Roubaud, Les animaux de

tout le monde, Seghers, 1990, p. 74.

27/09/2015

Jacques Roubaud, Dix hommages / Octogone

         BPI02_2009DESAUZIERS_C00004224_4.jpg

In memoriam Edoardo Sanguineti

 

           sopra il secondo versodi un sonetto rovesciato

                                   Ed. S., in Renga, 1971.

 

Quelques jours avant la mort nous évoquions

Par lettre écrite, à l’ancienne, ces moments

<Antiques (quarante ans !) dans la fosse aux lions

 

De l’Hôtel Saint-Simon, quadri-dialoguant-

Sourds, ce renga occidental : lui, moi, pions

Agités plus qu’erratiques insolents

 

Dans le jeu par Octavio conçu : sonetto,

Sonnet, la chose italienne où Shakespeare

A passé ; Góngora, Marino, les pires

Poètes, et meilleurs ; Mallarmé, Giacomo

 

« Caro padre » notre, peu profond ruisseau

Calomnié la mort. La forme où l’écrire

Fut notre lien en toutes ces années. Dire

Cela soit ma poussière sur ce tombeau.

 

Jacques Roubaud, Dix hommages, Ink, 2011, np,

repris dans Octogone, Gallimard, 2014, p. 55.

13/08/2014

Jacques Roubaud, Les Animaux de tout le monde / de personne

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Grive musicienne

 

La grive

 

Quand s’achève le mois d’octobre

quand les vendanges sont passées

quand les vignes rouges blessées

par l’automne saignent sombres

 

quand les cyprès aux noires ombres

en haut des collines dressés

luttent contre les vents pressés

on voit la petite grive sobre

 

s’asseoir dans la vigne sous les feuilles

avec son panier à raisins

de son bec expert elle cueille

 

muscat, grenaches, grain à grain

elle en goûte tant qu’elle roule

dans la poussière, heureuse et saoule.

 

Jacques Roubaud, Les Animaux de tout le monde, Seghers, 1990 [éditions Ramsay, 1983], p. 52.

 

 

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                                                                           Kinkajou Poto Flavus

 

Le Kinkajou Potto

 

Alexandre von Humboldt

Possédait un Kinkajou

Il l’aimait son Potto, son pote

Il l’embrassait sur les joues.

 

Et le Kinkajou passait

Douce, extensive, sa langue

Sur la barbe bien brossée

Du savant en toutes langues.

 

Il faudrait se lever tôt

Pour trouver plus insolite

Que l’amour du grand linguiste

Pour son Kinkajou Potto.

 

Alexandre avait, dit-on,

Ô merveille naturelle

Deux coqs de roche femelles

Joyaux de sa collection.

 

Or un jour le Kinkajou

Recevut un télégramme

Qui venait de la Louisiane

Où pousse le bel acajou.

 

C’était de sa vieille mère :

« Faut qu’tu revienn’zaussitôt

Suite décès à ton père

Rois des Kinkajous Pottos. »

 

Alexandre n’était pas là

Et le Kinkajou (c’est moche !)

Tua les poulettes de roche

Et partant les emporta.

 

Le sens de cette aventure

C’est que le Kinkajou n’est

Pas un ours. Un ours n’aurait

Jamais pris la précaution

D’emporter des provisions

Ce n’est pas dans sa nature.

 

Jacques Roubaud, Les Animaux de personne, Seghers, 1991, p. 50-51.

13/03/2014

Jacques Roubaud, Octogone (5)

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                                 pareil

 

bruit pareil déplaçable

à contrecoup de réponse à musique forçant débris

et si question solaire à partir de ce que je

à toutes n'entendre que voyage émergé

si muet le bleu entrer à peine le comput de l'horizon

vertical assez

rouge diffuse parfois le terroir partant le bruit

les jambes sur entende de toutes façon je

à quoi bon enfin

salée silence et ne

s'échafauder que ceci angoisse reconnue pareil

 

                            ceci angoisse

 

                                      *

                                que ne dira

 

et ceci que ne dira ni gravier ni décrire

soi-même la substitution à soi du rebours de ce qui cria

avale aux vagues rebond

qu'élastique bêche écume souvent replier le sac

proche en proche éclabousser

manger rien

parler rien oui

que paroles parler gommer manger

au bout du retour en rien

miette de la mienne desserré de ses jambes nul

entrevoir son ventre ombre sa bouche jamais

 

                                son ombre sa

 

Jacques Roubaud, Octogone, livre de poésie quelquefois prose, Gallimard, 2014, p. 185 et 192.

12/03/2014

Jacques Roubaud, Octogone (4)

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    Rue Raymond-Queneau

 

On a convoqué les mots

Dans la rue Raymond-Queneau

 

Mots de bruit, mots de silence

Mots de toute la France

 

Il envahissent les rues

De Paris, ses avenues

 

Les verbes ouvrent la marche

De la langue patriarche

 

Ensuite les substantifs

Aidés de leurs adhjectifs

 

Les pronoms, les relatifs

Et les autres supplétifs...

 

Ah ! voici les mots d'amour

Ils accourent des faubourgs

 

Les rimes font ribambelle

Dans la rue de la Chapelle

 

D'autres viennent à dada

Par la rue Tristan Tzara

 

Cerains traînent qui sont lents

Encor place Mac Orlan

 

Un s'écrie « Attendez-moi ! »

Attardé rue Marx-Dormoy

 

Enfin les voilà en masse

Ils s'alignent dans l'espace

 

Ils composent sans problème

Cent Mille Milliards de Pouèmes

 

                   *

 

Soixante-dix vers d'amour à la corne de brume

 

Appel,

 

1   où la poitrine s'étonne d'être en flammes

2   où la dame montre un visage sombre et fermé

3   où les beaux jours trahisseurs regardent doucement

4   où la langue s'enlace à la langue dans le baiser

5   où la chambre est du ciel décorée

6   où la joie d'amour engage la bouche les yeux le cœur les sens

7   où le message court vers la douce dame jouissante

8   où mis à mort il répondra comme mort

9   où celui qui aime est plus muet que Perceval

10  où la dame fait bouclier de son manteau bleu

11  où nue il la contemple contre la lumière de la lampe

12  où nue et dépouillée elle tremble sous lui

13  où les feuilles font couette couverture

14  où bras l'entourent l'enserrée

15  où de soif mourir au bord de la fontaine

[...]

 

Jacques Roubaud, "Vingt partitions parisiennes, II", et "Hommages, II", Octogone, 2014, p. 177-178 et 246.