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11/03/2014

Jacques Roubaud, Octogone (3)

Jacques Roubaud, Octogone, la rue, rêve, passé, oubli, fantastique

                                      La rue

 

   Je descendais cette rue qui était droite, inclinée de soleil, entre des automobiles d'une lenteur imprécise. Descendant cette rue j'avais la sensation du passé, d'un loin passé, d'une autre rue. Je ne parvenais pas à m'y revenir. Pas en personne, pas en image de soi, défenestrées : en certitude revenir, seulement en certitude. Dans le passé d'une autre rue quand je serais, je saurais. Mais comment ?

   Cette rue-là qui n'était pas cette rue-ci, comment redeviendrait-elle présente, comment m'allait-elle se présenter, cependant que je marchais, poursuivi par le soleil, par le scintillement des arbres, les courbés de poussière ? Il y avait trois chiens jaunes, une bicyclette, une boulangerie. Rue sans rue, aux maisons sans maisons, aux toits sans toits, comment la rue du passé se rapprochant, si je parvenais à lui faire faire ce mouvement vers moi, me pourrait-elle paraitre, là, maintenant, passée ? Cependant je m'efforçais de susciter en moi un tel étonnement.

   Une rue d'autrefois annonçait, future, sa présence étrange. Elle viendrait. Elle serait du passé venant à moi. C'est elle qui effectuerait ce mouvement. Et ce qu'elle me donnerait à voir, aussi proche fût-il, se déclarerait comme d'ailleurs. Pae quel signe ? une étiquette ? une voix ?

   La rue du passé était au bout d'un chemin, coupé de stations : à chaque station sur le chemin de la recollection, une image. À chaque image son nombre, le nombre du passé. Dix, vingt, trente stations sur le chemin. Mais aucune certitude d'aboutit. Aucune. Sinon qu'elle serait la station ultime. Et qu'elle ne le serait qu'au moment où, par l'effort de remémoration, je me serais placé, d'un seul coup, devant la pénultième image. Alors, le passé serait, immédiat.

   La pénultième image était, aussi, celle d'une rue. Ce n'était ni celle de la rue que je descendais maintenant, ni celle que j'avais descendue autrefois, qui ressemblait à la première ou ne lui ressemblait pas, mais tendait vers moi son appel. Je connus que c'était elle, celle d'avant. Rue liquide, sombre ; les mêmes arbres ; d'autres. Mais au moment même où je le sus, je cessai de le savoir.

 

Jacques Roubaud, Octogone, livre de poésie quelquefois prose, Gallimard, 2014, p. 287-288.

 

 

 

 

 

10/03/2014

Jacques Roubaud, Octogone (2)

                             

                               jacques roubaud,octogone,jean tardieu,souvenir,rue,pluie

 

                   Souvenir de Jean Tardieu

 

« Je vous ramène ? » dit-il, courtois, avec attention,

Ma réponse, qu'il n'aurait pu saisir, plus sourd

Que le proverbial pot, et moi, sans recours,

Devant tant d'amabilité (comment m'y prendre

 

Pour décliner l'invitation, puisque répondre

Il ne pourrait ?), je me glissai, faisant bon cœur

Contre fortune (regrettant que la minceur

De mes vingt ans ne soit plus qu'un souvenir tendre)

 

Dans la voiture à peine plus grosse que lui,

Et nous voilà partis dans la rue sous la pluie

Épaisse. L'essuie-glace immobile, il parlait,

 

Tourné vers moi, laissant le moteur nous conduire

À ma porte. Je vis s'éloigner son sourire.

Me saluant de la main, affectueux, muet

 

Il brûla le feu rouge et disparut.

 

Jacques Roubaud, Octogone, livre de poésie quelquefois

proseGallimard, 2014, p. 54.

 

 

 

 

09/03/2014

Jacques Roubaud, Octogone

 

                                                                   

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                             Entrecimamen

 

   Dans les branches les plus hautes de grands arbres, des pins, des sapins, cèdres, mélèzes, sous le vent fort mais régulier, qui n'est pas le vent de tempête qui choque, entrechoque, embarrasse, punit, arrache, déracine, mais le beau grand vent constant, pressant, pressé des provinces méditerranéennes, le "cers" du Minervois, des Corbières, l'accouru des l'océan sous les Pyrénées aux tempes minces, sous la noire Montagne Noire, par le seuil de Naurouze, étroit comme la taille de la reine Guenièvre, ou bien le mistral de Provence dévalant des Alpes vers le Rhône, "Rozer", son féal, son chevalier-fleuve, tombant aussi des Cévennes rêches, le "Maïstre" chanté par Guilhem Faidit, le maître absolu des vents, se précipitant vers Arles aux arènes ventées, lançant sur les Saintes-Maries ses taureaux invisibles, le "cers", le mistral qui poussent et bousculent et secouent et mêlent les nuages ou les chassent des hauteurs lavées du ciel, qui décident de leur course vers la mer, qui dans la mer en grand chambardement saisissent, frappent les vagues, les verdissent, les secouent, les fusillent de sable, de galets, de coquillages, de bois fossiles, de débris de naufrages, galions espagnols, galères barbaresques, trirèmes grecques, carthaginoises, phéniciennes, de racines d'iris, de thyms et lavandes, de coques d'amande, d'aiguilles trempées de résine, d'écumes meringuées, bouclées, mouvantes à creux bleus, qui croisent et recroisent en surface des baies, des golfes, des criques, levant les ondes, las undas del mar, dispersant reflets, flèches lumineuses, étincelles, dans les très hautes branches de tels arbres, à ma vue, des années, toujours du même point, sur les oreillers à la tête du lit de cuivre à la Tuilerie, dans les carreaux de la fenêtre grattée en même temps par le grenadier qui s'interposait par intermittence, j'ai regardé, j'ai absorbé de contemplations nombreuses concentrées ou rêveuses les réactions des branches ainsi agrippées et empoignées par un poing presque solide d'airs, l'emmêlement de feuilles, de brindilles [...]

 

Jacques Roubaud, Octogone, livre de poésie quelquefois prose, Gallimard, 2014, p. 9-10.

25/08/2013

Jacques Roubaud, Ciel et terre et ciel et terre, et ciel, John Constable

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                                Ciel, Terre, février 1944

 

   Au deuxième étage de la maison, de la chambre, une fenêtre regardait vers l'extérieur. Une fenêtre et lui regardaient, de l'autre côté de la rue en pente vers la droite un espace descendant, non pavé, non goudronné, plus large que la rue, descendant vers la rue qui courait, elle, parallèlement à la fenêtre. Il regardait, et les maisons les plus proches, et l'église, tout en haut de cet Enclos, étaient loin, leurs fenêtres rares, closes : personne ne pourrait le voir regarder. Il était seul. Il pleuvait. Il regardait, et voyait l'eau ruisseler sur le sol, s'en aller dans la pente, suivre sa pente, comme toutes les eaux, comme toutes les pluies. Il voyait devant lui, sous la fenêtre une large flaque, presque une mare, entre le macadam et le trottoir.

   Et dans cette flaque d'eau de pluie, que la pluie pointillait, criblait, crevait de son petit plomb de gouttes, les nuages. À genoux sur le parquet à l'odeur de cire propre, le front contre la vitre, il regardait, pendant les heures de l'après-midi oisive, dans l'eau de pluie, les nuages. Ce n'étaient plus les nuages heureux de septembre, mais des nuées rapides, fuyantes, pressées, inquiètes, que le vent poussait l'une après l'autre dans le ciel, des nuages de pluie grise d'hiver, gris. Reflétés dans la vitre de l'eau grise derrière la vitre au verre embué de la fenêtre, ils coulaient en silence dans cette eau triste, comme un torrent.

 

 

Jacques Roubaud, Ciel et terre et ciel et terre, et ciel, John Constable, Flohic éditions, 1997, p. 23 et 25.

24/08/2013

Jacques Roubaud, Quelque chose noir

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                               Mort

 

   Ta mort parle vrai ta mort parlera toujours vrai. ce que parle ta mort est vrai parcequ'elle parle. certains ont pensé que la mort parlait vrai parceque la mort est vraie. d'autres que la mort ne pouvait parler vrai parceque le vrai n'a pas affaire avec la mort. mais en réalité la mort parle vrai dès qu'elle parle.

 

   Et on en vient à découvrir que la mort ne parle pas virtuellement, étant ce qui arrive, effective au regard de l'être. ce qui est le cas.

 

   Ni une limite ni l'impossible, dérobée dans le geste de l'appropriation répétitive, puisque je ne peux aucunement dire : c'est là.

 

   Ta mort, de ton propre aveu, ne dit rien ? elle montre. quoi ? qu'elle ne dit rien. mais aussi qu'en montrant elle ne peut pas non plus, du même coup, s'abolir.

 

   « Ma mort te servira d'élucidation de la manière suivante : tu pourras la reconnaître comme dépourvue de sens, quand tu l'auras gravie, telel une marche, pour atteindre au-delà d'elle (jetant , pour ainsi dire, l'échelle). » je ne crois pas comprendre cela.

 

   Ta mort m'a été montrée.          Voici : rien          et son envers : rien.

 

   Dans ce miroir, circulaire, virtuel et fermé. le langage n'a pas de pouvoir.

 

   Quand ta mort sera finie. et elle finira parcequ'elle parle. quand ta mort sera finie. et elle finira. comme toute mort. comme tout.

   Quand ta mort sera finie. je serai mort.

 

 

Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Gallimard, 1986, p. 66-67.

23/08/2013

Jacques Roubaud, Les animaux de tout le monde

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Les pigeons de Paris

 

                      « Les petits pigeons pleins de fientaisie »

                                                   Raymond Queneau

 

Les pigeons qui chient sur Paris

ses arbres ses bans ses automobiles

attendent que l'Hôtel de ville

soit propre pour le couvrir de pipi

 

Les pigeons pollués et gris

polluent de leurs acides chiures

façades vitrines et toitures

les parcs les balcons les mairies

 

Les pigeons à l'œil archibête

choisissent principalement ma tête

pour y projeter leurs immondices

 

à la consistance de petits suisses

Ils ne trouvent rien de mieux à faire

dans Paris la Ville Lumière

 

 

Jacques Roubaud, Les animaux de tout le monde, Seghers, 1990, p. 51.

22/08/2013

Jacques Roubaud, Dors, précédé de Dire la poésie

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dormir

 

dormir

sans que rien

compte

rien vaille

veille

 

———————————————

 

nuit

 

nuit

tu viendrais

 

les lumières

pousseraient

sur les pentes

vidées de jour

 

les feuilles en

seraient sombres

 

———————————————

 

œil,

dans ton

œil

bleu

devient

gris

devient

bleu

dans l'œil

de ton œil

 

———————————————

 

un silence

 

rien

d'autre

 

pas

de branche

parlant

à la fenêtre

 

pas d'œil

à ton ventre

 

gouttes égales.

 

Jacques Roubaud, Dors, précédé de

Dire la poésie, Gallimard, 1981, p. 54-55.

 

 

21/08/2013

Jacques Roubaud, La pluralité des mondes de Lewis, 1987-1990

 

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                                 Fleurs, Fleur

 

      La graine jetée dans le ventre de la terre, pourrie dessus-dessous le fumier, battue d’hiver, sur les premières douceurs du printemps, rallie ses petites pièces, ressuscite de petites racines, investissant la motte tendre pour en sucer la moelle, perçant la terre jette un petit filet blanc, une pointe verte, se nourrit à vue d’œil, par laps de temps s’engraisse, gagne le haut,

 

  roidit une tige verte, à la faveur du Soleil boutonne, à couvert digère ses couleurs, le bouton enfle, éclate doucement, montrant en sa fente l’essai de son apprentissage et un rayon de ses beautés, mûries de temps.

 

  La Nature soigneuse de son trésor odoriférant les contregarde curieusement, armant les unes de pointes aiguës, hérissant les autres de piquerons, couvrant celles-ci de feuilles raboteuses, jetant les autres à l’abri des feuilles larges, fait jouer de secrets ressorts, afin que les déboutonnant aux influences de l’Aurore, sur le soir elles se reboutonnent d’elles-mêmes devant les horreurs de la nuit.

 

 

Jacques Roubaud, La pluralité des mondes de Lewis, 1987-1990, Gallimard, 1991, p. 75.

20/08/2013

Jacques Roubaud, Mono no aware, Le Sentiment des choses

Jacques Roubaud, Mono no aware, Le Sentiment des choses,   Élégie, impermanence de la vie humaine

   Élégie sur l'impermanence de la vie humaine

 

 

nous sommes sans force

contre l'écoulement des années

les douleurs qui nous poursuivent

centuple douleur sur nous

 

les jeunes filles      en jeunes filles

bijoux chinois à leurs poignets

se saluent manches de soie blanche

trainant le rouge de leurs jupons

main dans la main avec leurs amies

mais comme floraison de l'an

que l'on ne peut freiner jamais

avant même de voir le temps

la gelée blanche sera tombée

sur les chevelures noires

comme les entrailles de l'escargot

et les rides      (d'où venues ?)

creusent le rose des joues

 

les jeunes hommes en guerriers

l'épée courte à la taille

l'arc ferme dans les mains

sautent sur leurs chevaux bais

aux selles parées d'étoffes

et vont partout triomphant

mais ce monde de la joie

sera-t-il le leur toujours ?

les jeunes femmes ferment leur porte

qui glissent plus tard doucement et dans le noir

ils retrouvent leur bien aimée

les bras durs serrent les beaux bras

hélas que ce sont peu de nuits

pour eux dormir emmêlés

avant que bâton au flanc

ils vacillent sur les routes

moqués ici      haïs là

et ce sera pour nous ainsi

 

on peut pleurer sur sa vie

rien n'y fait

 

(envoi)

 

      souvent je pense

ah si je pouvais toujours

être le roc éternel

hélas      chose de ce monde

      je ne peux éloigner l'âge

 

Jacques Roubaud, Mono no aware, Le Sentiment des choses cent quarante trois poèmes empruntés au japonais, Gallimard, 1970, p. 29-30.

 

 

 

 

19/08/2013

Jacques Roubaud, Autobiographie chapitre dix

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48

 

 

                ET MAINTENANT, PROSE

 

je partais pour l'Amérique

c'était le temps des linoléums,

des bocks,

de la margarine,

 

Il y avait encore, en haut des escaliers, des fenêtres aux carreaux       voilés de peinture bleue rayée d'ongles

 

c'était le temps où les lames gilette uniques, petites brochures d'acier inoxydable d'une seule feuille, s'offraient dans leur emballage bleu

 

je partais

 

49

 

                  GO WEST, WE

 

près des grands docks

où les policemen géants sont

piqués comme des points d'interrogation

les marchands d'allumettes

criaient          penny penny penny

je me suis promené près de la Tamise

dans cette ville où

toutes les boutiques ont les yeux très jaunes les meilleurs sont les épiceries

on est jeune pour la vie, Nick

Carter                           les menottes

jetons brillants

tu es le frère de Bayard et de la reine

d'Angleterre. Il n'y a pas de cafés

seulement les trottoirs longs comme les

années          ma mémoire me suit

chien plus bête que ses brebis

je vais à Barbizon relire

les voyages du capitaine     Cook

 

 

Jacques Roubaud, Autobiographie chapitre dix, poèmes avec des moments de repos en prose, Gallimard, 1977, p. 30-31.

14/06/2013

Jacques Roubaud, La forme d'une ville change plus vite, hélas,...

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                Discours aux rues de Paris

 

                   « Rues

                   Madame

                   Mademoiselle

                   Monsieur »,

 

                    etc.

 

             *

 

                 À la tour Eiffel

 

Tour Eiffel cesse de me dévisager comme ça

Si je t'offre un sonnet en vers de quatorze syllabes

(Un mètre assidûment cultivé par Jacques Réda)

Ce n'est pas pour que tu me toises de cet œil de crabe

 

Des toises, certes, tu en as et cette couleur « drab »

(Terne, comme disent les Anglais) du crabe tu l'as

Malgré le mercurochrome du mini-um dont la

Ville soigne tes griffures causées par vents et sables

 

Entre tes jambes écartées passe la foule épaisse

Qui te lorgne les dessous, que ne voiles-tu tes fesses

(D'ailleurs théoriques) il y a des enfants ici

 

Qui s'en retourneront bientôt rêver dans nos campagnes

Par trouble amour d'une géante à jamais pervertis

Comme hameaux intranquilles au pied d'une montagne.

 

Jacques Roubaud, La forme d'une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains, Poésie/Gallimard, 2006 [1999], p. 233 et 105.

 

 

29/12/2012

Jacques Roubaud, Les animaux de tout le monde

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La vache : description

 

La

Vache

Est

Un

 

Animal

Qui

A

Environ

 

Quatre

Pattes

Qui

 

Descendent

Jusqu'

À terre.

 

L'escargot

 

Il passe comme un paquebot

dans l'herbe tremblante de pluie

quand les araignées essuient

leurs toiles car il fait beau

 

J'ai toujours aimé l'escargot

son pas frais luisant et sans bruit

sa navigation dans la nuit

le long des murs, vivant cargo

 

on en retrouve le sillage

le matin, brillant au soleil

Où va l'escargot, qui voyage

 

dans le noir cornes en éveil ?

En haut du fenouil, en équilibre

il médite sur les étoiles libres.

 

 

Jacques Roubaud, Les animaux de tout le monde,

poèmes illustrés, Seghers, 1990, p. 74, 78.

16/10/2012

Jacques Roubaud, Quelque chose noir

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                                                Envoi

 

   S'attacher à la mort comme telle, y reconnaître l'avidité d'un réel, c'était avouer qu'il est dans la langue, et dans toutes ses constructions, quelque chose dont je n'étais plus responsable.

 

Or, c'est là ce que personne ne supporte plus mal. Où sont les insignes de l'élection individuelle sinon en ce qu'un ordre vous est obéissant, avec ses raisons de langue.

 

La mort n'est pas une propriété distinctive, telle qu'à jamais les êtres qui ne la présenteraient pas, à jamais s'excluraient des décomptes.

 

Ni les Trônes, ni les Puissances, ni les Principautés, ni l'Âme du Monde en ses Constellations.

 

Cela que pourtant tu t'efforçais de frayer, par photons évaporants, par solarisation de ta nudité précise.

 

La transcription réussie, l'ombre ne devait être nulle part appuyée plus qu'en ce lieu où le soleil avait poussé l'évidence jusqu'au point de conclure : le lit, de fesses qui s'écartent en brûlant.

 

Or, et c'est là ce que personne ne tolère plus mal, l'écriture de la lumière ne réclame pas l'assentiment.

 

Pour qui sait lire, seuls les limbes de l'entente.

 

Et le soleil, qui t'empaquetait entre deux vitres.


 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Gallimard, 1986, p. 93-94.

 

12/09/2012

Jacques Roubaud : rencontre avec Jean-François Puff — recension

 

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   Rappelons ce qu’est la collection "les Singuliers" dirigée par Catherine Flohic. Chaque livre reconstitue le parcours d’un écrivain grâce à une série d’entretiens, le jeu des questions et des réponses au cours de la rencontre variant selon les uns et les autres. L’entretien est accompagné d’un choix de textes, anthologie qui constitue une introduction à l’œuvre sous ses divers aspects. Des photographies évoquent l’histoire personnelle (photos de famille, d’amis, de lieux) et celle des écrits (couvertures de livres de l’auteur et des écrivains admirés, manuscrits), quelques-unes en pleine page, la plupart sous forme de vignettes en belle page dans une colonne qui reçoit également des extraits d’œuvres lues par l’auteur. Chaque ouvrage se clôt par une bibliographie de l’auteur (livres, textes en périodiques, études le concernant) et une autre de son interlocuteur.

  Voilà décrite la construction de l’ensemble consacré à Jacques Roubaud (1). On sait bien qu’une série d’entretiens ne peut être reprise comme telle et Jean-François Puff a organisé la matière en cinq chapitres : Enfance et Provence, La tradition poétique, Histoire de l’œuvre, Arts, Un ermite amoureux. L’étendue de l’œuvre excluait d’en retenir tous les aspects et la rencontre est concentrée autour de quelques axes. Sont rappelés à grands traits les moments de la formation, depuis les poèmes de l’enfance, imprimés par les proches, aux poèmes engagés écrits dans la mouvance surréaliste jusqu’à epsilon (1965). Ont compté l’influence de Raymond Queneau, y compris pour la fascination numérologique, et la participation à l’Oulipo. Sont rappelés les rapports avec différents groupes et revues (Tel Quel, Action poétique, Change) et la création du Cercle Polivanov (1969) avec Léon Robel voué à l’étude formelle des textes poétiques. Jacques Roubaud, dont les parents avaient terminé leurs études à l’école normale supérieure, avait entrepris une licence d’anglais avant de se tourner vers les mathématiques, qu’il enseigna ; c’est en relation avec l’entrée dans ce domaine qu’il choisit la forme sonnet dans un de ses premiers livresS’inscrire dans la tradition lointaine de la poésie en langue d’oc (langue que ses parents ne pratiquaient pas) a aidé Jacques Roubaud à rompre avec le surréalisme et avec l’avant-garde qui lui a succédé pour qui rien n’existait en dehors de ce qu’elle produisait. Mais les troubadours ont eu un autre rôle : ils lui ont fait comprendre l’importance de la notion de communauté ; comme plus tard les rhétoriqueurs, ils ont travaillé dans le même sens et c’est ce mouvement commun qui enrichit la tradition poétique, créant le sentiment que chacun inséré dans un groupe fait quelque chose d’important. Jacques Roubaud insiste sur la nécessité de lire les troubadours, et tous les poètes du passé, comme s’ils étaient nos contemporains : c’est un moyen efficace de réfléchir sur la notion de temps, sur ce que signifie la poésie « mémoire de la langue » et sur le lyrisme. Reprenons ici son amorce d’analyse de quatre vers de Bernard Marti :

ainsi je vais enlaçant

les mots et rendant purs les sons

comme la langue s’enlace

à la langue dans le baiser

qui ouvrent à la réflexion sur deux points majeurs : « d’une part le lien l’amour la poésie, et d’autre part, en ce qui concerne la construction formelle, la question de l’entrelacement, entrebescar, qui est au centre de la première grande prose narrative française, le Lancelot. Voilà ce que je trouve extraordinaire : condenser en deux trois vers des concepts poétiques extrêmement importants. » (2)

   Lecture des troubadours par Pound : Jacques Roubaud est aussi lecteur des poètes anglais et américains, qu’il a traduits, de Lewis Carroll à Rosemary Waldrop (elle-même traductrice notamment de Roubaud et de Jabès). À ses yeux, la nouveauté dans le domaine du vers vient des États-Unis où la dimension orale est demeurée vivante (3) et a abouti à un traitement novateur du vers, et non plus seulement à un vers libre en réaction au vers traditionnel. Sur ce point, toujours peu ou pas analysé aujourd’hui, les remarques de Jacques Roubaud sont à poursuivre quand il affirme que « le vrai vers libre, c’est le vers de Reverdy. Quand Reverdy a envie de rimer, il rime, quand il a envie de faire un alexandrin, il le fait » (4). Avec la réflexion sur le vers, qui a notamment conduit Roubaud à étudier les formes de la poésie japonaise classique, comme le renga, on tient l’un des quatre aspects, indissolublement liés, de son activité : composer des poèmes, traduire, construire des anthologies, réfléchir sur la façon dont les poèmes sont composés.

   On renvoie à cette rencontre pour préciser la relation établie entre poésie et musique, ce qu’est chez Roubaud l’image-mémoire dans la poésie, comment il construit la "théorie des nuages" en œuvre chez le peintre Constable (auquel il a consacré un livre (5), que l’on peut résumer par la formule « donner forme à l’informe » : dans la poésie, « les nuages auxquels il faut donner forme sont des nuages de langue […] et l’ « on peut considérer que la langue comme elle se produit ordinairement et même comme elle se produit dans la poésie en un certain sens est informe ». Mais surtout l’ouvrage devrait inciter à lire ou relire Roubaud, la poésie, les proses narratives, les traductions, les essais.

Jacques Roubaud : rencontre avec Jean-François Puff, collection les Singuliers, éditions Argol, 25 €.




1 Après, dans cette collection, des entretiens avec Jude Stéfan, Paul Nizon, Philippe Beck, F.-Y. Jeannet, H. Lucot, Christian Prigent, Raymond Federman.

2 Les troubadours, anthologie bilingue (Seghers, 1971) et La Fleur inverse. Essai sur l’art formel des troubadours (Ramsay, 1986).

3 Il ne s’agit pas de "performances", mais de la tradition de la lecture publique.

4 On lira sur ce sujet les réflexions d’Antoine Émaz dans le n° de la revue Triages consacré à Reverdy (éditions Tarabuste, 2008), qu’il a dirigé.

5 Ciel et terre et ciel et terre, et ciel (Flohic, 1997).

10/06/2012

Jacques Roubaud, Ciel et terre et ciel et terre, et ciel

Jacques Roubaud, Ciel et terre..., l'eau, enfance, garrigue

                       Chapitre 1

 

                Ciel, septembre 1943

 

   Il falalit d'abord franchir le barrage. La retenue d'eau, à l'abandon, en arrière, était envahie d'arbres. La petite rivière se déversait dans le bas, répide, bouillonnante, écumeuse, impétueuse, bordée de roseaux légers. Grâce au barrage, elle était habillée de ronces, de peupliers à l'odeur de miel lourd, de trembles, de frênes, d'aulnes ; feuilles, feuilles vertes ; feuilles déjà jaunes ; feuilles à dessous presque blancs. Un peu plus haut, des arbres, renversés par le vent ou consumés de vieillesse, formaient une sorte de digue : un mur vert, un mur végétal impénétrable. L'eau filtrait à travers ces débris. Elle en sortait toute meringuée d'écume, de libellules, grandes libellules aux yeux de diamant. Les pierres, sur le dessus du barrage, çà et là s'étaient effondrées, disjointes ; couvertes d'herbes, de graminées. Entre elles, des couleuvres d'eau fuyaient en chuintant. Il sautait d'une pierre à l'autre, en espadrilles, restant du côté gauche, du côté de l'eau, par prudence. Il savait nager ; il n'avait pas peur de tomber dans l'eau. Traverser n'était qu'un jeu ; à dix ans, un jeu d'enfant.

   Ensuite commençait la garrigue, son territoire personnel, la tranquillité sans menaces, la solitude, son bien. Personne. Il montait par le sentier dans les poussières, es thyms, les muscaris, les lavandes, les buissons de genièvres, les chênes-lièges nains, les vignes abandonnées, quelques pins. Aux coins des vieilles vignes, des pêchers de vigne, des amandiers aux fruits couverts de fourrure verte et grise, comme des oreilles d'âne. Chemin ponctué d'insectes, de froissements, de lézards. L'appel des chiens et des chasseurs, oin. Les passages de vent. Le continuum des grillons comme un silence protecteur. Sur le sentier son pas faisait jaillir des sauterelles. Elles étaient brunes, comme poussiéreuses. Pendant leurs bonds on voyait se déployer le drapeau de leurs élytres; les unes bleues, les autres rouges.

 

Jacques Roubaud, Ciel et terre et ciel et terre, et ciel, John Constable, Flohic éditions, 1997, p. 7 et 9.