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31/01/2020

Anna Ayanoglou, Le fil des traversées

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Le règne des confins

 

Des frontières appuyées, de la dichotomie

qui chez moi façonnait l’espace

plus rien

 

Sitôt passé le centre

la chaussée jusqu’au pied des maisons

 

Même le ciment, le verre

quand ils surgissent

portent le sceau de la verdure

 

Parfois, une rue se tarit —

dans la tourbière, les herbes folles

j’ai continué

 

sans que rien ne se perde

 

Anna Ayanoglou, Le fil des traversées,

Gallimard, 208, p. 51.

30/01/2020

Agbès Rouzier, Le fait même d'écrire

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Mauvaise humeur. Énervement, impossibilité de vaincre une impression de distance. Comment aborder la vie courante pourqu’il y ait un rapport d’intensité — rapport hors duquel je suis aveugle — de moi-même aux choses ? Et il s’agir là de bien autre chose que d’une attitude psychotique. (Se mettre en état d’apprendre, comme si la différence ne se manifestait qu’à travers un état aigu tant d’enthousiasme que de vigilance ?

 

Agnès Rouzier, Le fait même d’écrire, Change/Seghers, 1985, p. 166.

29/01/2020

Jean-Luc Sarré, La Part des anges

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La fille qui s’affaire à l’évier

les manches retroussées jusqu’aux coudes

son bol ébréché fumant

sur une table de cuisine

et le bourdonnement des mouches.

On dirait d’une Normandie

que l’haleine chaude du siroco

aurait privée de sa mémoire.

 

Jean-Luc Sarré, La Part des anges,

La Dogana, 2007, p. 51.

28/01/2020

André Breton, Les Pas perdus

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                                                                 Les mots sans rides

 

On commençait à se défier des mots, on venait tout à coup de s’apercevoir qu’ils demandaient à être traités autrement que ces petits auxiliaires pour lesquels on les avait toujours pris ; certains pensaient qu’à force de servir ils s’étaient beaucoup affinés, d’autres que, par essence, ils pouvaient légitimement aspirer à une condition autre que la leur, bref, il était question de les affranchir. À  « l’alchimie du verbe » avait succédé une véritable chimie qui tout d’abord s’était employée à dégager les propriétés de ces mots dont une seule, le sens, spécifié par le dictionnaire. Il s’agissait : 1° de considérer le mot en soi ; 2° d’étudier d’aussi près que possible les réactions des mots les uns avec les autres. Ce n’est qu’à ce prix qu’on pouvait espérer rendre au langage sa destination pleine, ce qui, pour quelques-uns, dont j’étais, devait faire faire un grand pas à la connaissance, exalter d’autant la vie. Nous nous exposions par là aux persécutions d’usage, dans un domaine où le bien (bien parler) consiste à tenir compte avant tout de l’étymologie du mot, c’est-à-dire de son poids le plus mort, à conformer la phrase à une syntaxe médiocrement utilitaire, toutes choses en accord avec le piètre conservatisme humain et avec cette horreur de l’infini qui ne manque pas chez mes semblables une occasion de se manifester.

 André Breton, Les Pas perdus, dans Œuvres complètes, I, Pléiade / Gallimard, 1988, p. 284.

27/01/2020

Gottfried Benn, Poèmes

 

     

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Les grilles

 

Les grilles sont refermées,

mieux : le mur est clos.

Certes tu t’es sauvé,

mais qui as-tu sauvé ?

 

Trois peupliers près d’une écluse

une mouette qui vole vers la mer

c’est la manière des plaines

et c’est des plaines que tu viens,

 

puis chaque année te tortillant

tu te dépouillas des poils et des peaux,

tu te nourris des boissons set des proies

qu’un autre te donna,

 

un autre — silence — cet air-là

commence par l’amertume —

tu te sauvas à l’intérieur des grilles

que plus rien ne peut ouvrir.

 

Gottfried Benn, Poèmes, traduction Pierre

Garnier, Gallimard, 1972, p. 305.

26/01/2020

Elizabeth Barrett Browning, Sonnets portugais

 

                         XIV

 

Si tu dois m’aimer, que ce ne soit pour rien

D’autre que l’amour même. Ne dis pas :

« Je l’aime pour son sourire... son air... sa façon

Douce de parler... ; pour un tour de pensée

Qui s’accorde au mien, et c’est vrai, a éveillé

Tel jour un plaisant sentiment de bien-être —

Car ces choses en soi, mon aimé, peuvent changer,

Ou changer pour toi... et l’amour ainsi tissé

Se détisser d’autant. Ne m’aime pas non plus

Parce que ta chère pitié sèche mes larmes ! —

Elle pourrait oublier de pleurer celle que

Longtemps tu consolas, et perdre ainsi ton amour.

Mais aime-moi pour l’amour, afin qu’à jamais

Tu continues d’aimer dans l’éternité de l’amour.

 

Elizabeth Barrett Browing, Sonnets portugais, traduction Claire Malroux, Le Bruit du temps, 2009, p. 47.

 

25/01/2020

Bernard Chambaz, Et

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 En vrac mon petit Nerval

 

                  I

 

Il est en vrac — le gentil

Nerval — il se demande où est passé 

son cacatoès son joli

cacatois « plein de grandeur et d’éclat »

 

qui vivra cinquante ou soixante ans

 onomatopée d’un mot moitié malais moitié

portugais qu’on écrit parfois

avec deux k — mais il s’en moque Nerval

 

il est là — devant le Louvre

avec sa demi-livre de cerises dans un mouchoir

en coton blanc

 

et le brocanteur lui avoue qu’il l’a vendu

très cher ­—  le cacatoès

à un étranger 

 

Bernard Chambaz, Et, Flammarion, 2020, p. 67.                                                            

24/01/2020

Joseph Brodsky, Poèmes, 1961-1987

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Sur la mort de T. S. Eliot

 

                         I

 Il est mot au début de l’année, en janvier.

Sous les lampes dehors le gel faisait le guet.
La nature n’eut pas le temps de lui montrer

de son corps de ballet la pompe souveraine.

Les vitres sous la neige devenaient plus petites.

Sous les lampes guettait le héraut des gelées.

Les flaques se figeaient en glace aux carrefours.

Sur sa porte il riva la chaîne des ans morts.

 

Les muses ne sont pas menacées de ruine,

de jours elles sont riches. Encore qu’orpheline,

la poésie est le lieu consacré où voisinent

les recommencements de la fuite des jours.

Nageant dans la prunelle ou courant dans les veines,

elle a pour seule amie la nymphe éolienne,

tel Narcisse amoureux. Mais elle est moins lointaine

dans le calendrier des rimes de nos jours.

[...]

 

Joseph Brodsky, Poèmes 1961-1987, Gallimard, 1987, p. 65.

23/01/2020

Hilda Doolittle (1886-1961), La jardin près de la mer

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            Orage

 

Tu te fracasses sur les arbres,

tu crevasses les branches vives —

la branche blanchit,

le vert est broyé,

chaque feuille se déchire comme bois fendu.

 

Tu écrases les arbres

de gouttes noires,

tu tourbillonnes, tu fracasses —

tu as rompu une feuille trop lourde

dans le vent,

accablée,

elle pirouette et plonge,

pierre verte.

 

H(ilda) D(oolittle), Le jardin près de la mer,

traduction Jean-Paul Auxeméry, Orphée/

La Différence, 1992, p. 107.

22/01/2020

Yosa Buson, Le Parfum de la lune

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au bord du chemin

des jacinthes d’eau arrachées fleurissent

la pluie du soir

 

pluie du cinquième mois

le sentier

a disparu

 

dans la véranda

fuyant femme et enfants

quelle chaleur !

 

la lune voilée

les grenouilles brouillent

l’eau et le ciel

 

pas une feuille ne bouge

terrifiant

le bosquet d’été

 

 

Yosa Buson, Le Parfum de la lune, traduction du

japonais Cheng Wing Fun et Hervé Collet,

Moundarren, 1992, p. 80, 83, 88, 101.

21/01/2020

Pierre Silvain, Le Côté de Malbec

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Longtemps, à Combray, l’enfant avait fait ses délices de la crème dans laquelle le père écrasait des fraises jusqu’à obtenir un certain ton de rose qui devait rester plus tard pour le Narrateur la couleur du plaisir, être celle du désir et du tourment amoureux. De Cabourg, où il terminait Du côté de chez Swann, Proust écrivait à Louise de Mornand qu’il avait rencontré sur la digue, « par un soir ravissant et rose », l’actrice Lucy Gérard dont la robe rose, à mesure qu’elle s’éloignait, se confondait avec l’horizon (ajoutant que, pour s’être attardé à la regarder, il était rentré enrhumé). Quand j’allais à la Ferme en fin de journée acheter des cœurs à la crème, ce n’était pas en pensant à l’épisode des fraises écrasées. Comme je n’avais pas lu la Recherche, je ne savais rien non plus du rose que le soleil levant mettait sur la figure de la petite marchande de café au lait, du rose de l’aubépine du jardin de Tansonville, j’ignorais qu’un tissu rose doublait la robe de Fortuny, que le Narrateur avait offerte à Albertine pour la tenir à sa merci.

 

Pierre Silvain, Le Côté de Malbec, L’escampette, 2003, p. 92-93. Photo T. H.

20/01/2020

Ariel Spiegler, Jardinier : recension

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Voici un livre de poèmes qui rompt avec les thématiques dominantes aujourd’hui ; il n’abandonne pas la forme devenue classique du vers libre, mais il se développe autour de deux passions perçues comme inconciliables — voir Thérèse d’Avila — l’amour du divin et l’amour de la chair. Le titre évoque bien un lien à la nature, en l’occurrence il s’agit du jardin où a lieu la résurrection du Christ : "jardinier" renvoie à la méprise de Marie-Madeleine qui, trouvant le tombeau vide, s’adresse à un homme — Jésus — qu’elle prend pour un jardinier, voulant savoir où a été transporté le corps crucifié. La citation en épigraphe, « il nous viendra comme la pluie », extraite du Livre d’Osée, un prophète de la Bible hébraïque, est en relation directe avec l’existence de Jésus quand on lit son contexte :

          (1) Connaissons, cherchons à connaître l’Éternel ; 
               sa venue est aussi certaine que celle de l’aurore. 
               Il viendra pour nous comme la pluie, 
               comme la pluie du printemps qui arrose la terre.

               (6.3, traduction Louis Segond, 1874)

Il faut ajouter que l’amour d’Osée pour son épouse Gomer (qui avait été une prostituée) est aussi inconditionnel que son amour de Dieu, thématique qui n’est pas étrangère aux poèmes d’Ariel Spiegler : la passion pour le divin et celle pour l’homme se mêlent au point qu’on ne peut toujours établir un partage entre elles. Le premier ensemble, le plus long (23 poèmes) est majoritairement occupé par la quête du Christ, comme le troisième, le quatrième et le dernier (11, 5 et 12 poèmes), le cinquième est consacré à l’amour humain (5) alors que le second est partagé entre les deux.

Les poèmes de Jardinier ont souvent un caractère sibyllin, l’alternance du "je" et du "tu" ne représentant pas toujours des sujets définissables, l’un et l’autre pouvant parfois renvoyer au divin ou à l’humain et, à deux reprises, l’introduction de "Ariel" désoriente la lecture. Il semble que le va et vient entre les deux instances est la trace d’un débat intérieur, d’un mouvement de doute et d’espérance, d’hésitation et d’élan, l’objet même de la recherche étant d’abord difficile à cerner ; « tu ne sais pas (...) ce que tu cherches » a pour réponse, plus avant, « Je sais où aller », sans que le pronom "tu" ici renvoie clairement à tel ou tel sujet, "tu" pouvant devenir "je". Celle désignée par « petite » par le personnage divin — ou dans le dialogue intérieur — entend « l’appel   d’un homme incompréhensible / à le suivre tambourine » ; cet inconnu n’est jamais nommé mais sa figure se dessine par ce que les évangiles rapportent de ses actions et paroles. Ainsi, « il a vaincu le monde » reprend le « j’ai vaincu le monde » du Christ (Jean, 16.38), « le souffle devant qui tomber à genoux » — se souvenir que esprit a pour origine le latin spiritus, "souffle" — fait penser à la Lettre de Paul aux Éphésiens, « je tombe à genoux devant le Père » (traduction Ernest Renan), etc. Les allusions à l’action du Christ parsèment les poèmes, comme « renverser les tables » — les tables des marchands du Temple (Jean, 2.15) ou « reviens sur un petit âne » (Marc, 11.7), ou encore l’allusion au moment de la crucifixion (« ce qui a pu arriver un jour d’avril »). Le lecteur reconnaîtra le vocabulaire du christianisme, parfois la parole mystique avec la récurrence du mot "lumière" : « ses paroles commencent / par la lumière », « j’ai senti sa lumière », etc., et, dans le dernier ensemble du livre  est dite la fusion désirée avec le divin, « Soulève-moi jusqu’à ta face / (...) disperse-moi dans ta lumière ». On relève encore « colombe », pour parler de la "petite", l’oiseau symbolisant la recherche de Dieu, « grâce », « feu », etc. Ces éléments sont d’autant plus remarquables que des formes analogues apparaissent à propos de l’amour humain.

Si l’on revient à l’épigraphe initial, le sauveur est attaché au printemps, à une nouvelle naissance ; l’arrivée de l’amant emporte aussi loin du monde quotidien mais dans un autre temps, « De loin, dans l’hiver, il est venu à moi, / une veste de moto sur les épaules, et le royaume. » Royaume cette fois de la chair, sans ambiguïté, l’union des corps étant aussi totale que celle d’une autre nature avec le divin — « je me suis mélangée à son corps —, sans pourtant que la présence divine, sous la forme de la mère-vierge, soit abandonnée : dans l’étreinte, « Marie sur sa médaille est entrée / mille fois dans ma bouche et m’a bénie ». La relation amoureuse aboutit elle aussi à abolir le temps (« Délivre-moi du futur ») et à connaître un paradis autre que celui promis par le divin, « Tu as fait de ma vie un jardin ». Le contexte de la rencontre, c’est celui d’un espace qui contient, par le biais de l’extrême variété des couleurs, toutes les formes vivantes possibles, cette diversité étant lisible également dans la beauté du corps féminin :

(...) Et qui l’attend ma cuisse pêche aurore

thé. Quand il la touche framboise

                                                dragée bonbon la chair.

 

L’éloge du corps, de la chair est-il contraire à la parole divine qui, s’adressant à la "petite", oppose l’amour de Dieu, « irrémédiable », c’est-à-dire que rien ne peut changer, à la passion humaine : « Je suis le désir (...) le seul » et « À toi les multiples », en précisant sur ce point : « Tu sais (...) tourner autour de l’odeur d’un homme / de la saveur de son sperme ».

Y a-t-il opposition irréductible entre le divin et l’humain ? Le dernier ensemble du livre laisse entendre que les deux peuvent coexister, même si l’élan vers le Christ semble parfois dominant. Les poèmes sont ici majoritairement liés à la lumière et à l’eau, par exemple avec l’allusion au baptême de Jésus par « son cousin » (« l’eau de l’attente sur les cheveux »), avec le début d’une chanson de Guy Béart, "L’eau vive", l’eau vive étant le symbole de la purification, avec les derniers mots du livre, « Donne-moi à boire », mots de Jésus à la Samaritaine près d’un puits. Il n’y a aucune hésitation, avec le retour de la question à propos du Christ, « Qui est cet homme en sandales (...) ? », suivi aussitôt de l’écho à l’épigraphe d’ouverture, « Qui est cet homme venu sur la terre / comme une rosée par terre ? ». L’ordre terrestre n’est pas absent, avec le souvenir avant le poème final du pays de l’enfance, des danses (et non des prières) pour appeler la pluie fécondante, de l’herbe odorante, d’un chanteuse brésilienne populaire, Elis Regina (1948-1982) et d’un « chagrin d’enfant / confié aux coquillages ».

Dans Jardinier, des tensions se vivent entre le spirituel et le charnel sans que l’un l’emporte sur l’autre ; la "petite" affirme bien « Je suis ton esclave éperdue », donc folle d’amour, mais ces mots sont prononcés dans un contexte ambigu ; d’une part, ils semblent répondre au poème précédent (« Il m’a dit : « N’aie pas peur de mourir / je suis là »), d’autre part, ils sont suivis de propos sur « l’orchestre de la vie », sur le « vent [qui] danse  haut dans les feuilles ». Les deux passions sont vécues, entières, sans conflit, au moins dans l’écriture.

 Ariel Spiegler, Jardinier, Gallimard, 2019, 104 p., 11, 50 €.  Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 15 décembre 2019.                      

 

 

 

 

 

 

19/01/2020

Samuel Beckett, Les Os d’Écho,

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                Alba

 

avant le point du jour tu seras présente

et Dante et le Logos et toutes les strates et tous les mystères

et la lune masquée d’infamie

occultés par la blanche muraille de musique

que suscitera ta présence avant le point du jour

 

         sourd frisson suave de la soie

         s’inclinant sue le ferme avec noir de la table     d’harmonie

         pluie sur les bambous fleur de fumée allée de saules

 

toi qui ne seras pas plus généreuse

même si par compassion tu t’inclines

pour contresigner de tes doigts la poussière

toi dont la beauté ne sera qu’un drap devant moi

affirmation de son propre principe abolissant la tempête des fantasmes

en sorte qu’il n’y a nul soleil et nul dévoilement

et nulle présence

moi seul et puis ce linceul

et mort éperdument

 

Samuel Beckett, Les Os d’Écho, traduction Édith Fournier, Les éditions de Minuit, 2002, p. 24.

 

 

 

18/01/2020

Alberto Giacometti, Écrits

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                           Entretien avec André Parinaud (1961)

 

[...] Qu’est-ce donc aujourd’hui pour vous que l’aventure de peindre ou de sculpter ?

Voir, comprendre le monde, le sentir intensément et élargir notre capacité d’exploration, mais si on réduit le tableau à trois taches la compréhension du monde est assez limitée., d’autant plus que, dans presque toute la peinture — cela m’a frappé ces derniers temps — qu’elle soit abstraite ou tachiste ou informelle, au fond la vision se rapporte surtout aux couleurs. Or, la vision des couleurs est restée à peu près la même que celle apportée avec les impressionnistes. On peut donc dire qu’on n’a pas beaucoup avancé dans la vision du monde. Le cubisme, pendant une époque, a pu faire illusion, on s’aperçoit que les cubistes sont revenus à une vision très proche des impressionnistes eux-mêmes. C’est donc encore celle qui domine.

 Alberto Giacommetti, Écrits, Hermann, 1990, p. 277.

17/01/2020

Saint-John Perse, Oiseaux

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                                                  Oiseaux, I

 L’oiseau, de tous nos consanguins le plus ardent à vivre, mène aux confins du jour un singulier destin. Migrateur, et hanté d’inflation solaire, il voyage de nuit, les jours étant trop courts pour son activité. Par temps de lune grise couleur du gui des Gaules, il peuple de son spectre la prophétie des nuits. Et son cri dans la nuit est cri de l’aube elle-même : cri de guerre sainte à l’arme blanche.

 

Saint-John Perse, Oiseaux, dans Œuvres complètes, Pléiade / Gallimard, 1972, p. 409.