30/04/2019
Pascal Quignard, Les Larmes
Virgile
Virgile a écrit dans En. VI, 179 : On marche en direction de l’antique forêt qu’on a perdue, jadis, dès l’instant où on s’est agroupé pour tuer en imitant les essaims et ls meutes, en préparant des pièges, en dressant des filets, en entassant des pierres sur les morts, en assemblant des armées pour tuer, en constituant des nations qu’on borne de frontières imaginaires, verbales, brumeuses, impitoyables, terribles.
En latin : Itur in antiquam silvam.
Les Francs marchèrent le long du Rhin, le long de la Meuse, le long de la Moselle, le long de la Somme, le long de la Seine, le long de l’Yonne, le long de la Loire, le long de la Garonne.
On marche vers les cris qu’on a entendus dans le ventre noir des mères jusqu’au jour où on a commencé à se mettre debout et à tituber en direction de ce qu’on interprétait comme des tendres sourires, de ce qu’on découvrait comme des beaux visages aux lèvres peintes qui devenaient comme des leurres sous des grandes chevelures creuses, des grandes robes creuses, comme des lettres étranges, magiques, qui ensorcellent.
(…)
Pascal Quignard, "(Le Livre du poète Virgile)", dans Les Larmes, Folio / Gallimard, 2016, p. 173-174.
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29/04/2019
Paul Éluard, Cours naturel,
Novembre 1936
Regardez travailler les bâtisseurs de ruines
Ils sont riches patients ordonnés noirs et bêtes
Mais ils font de leur mieux pour être seuls sur terre
Ils sont au bord de l’homme et le comblent d’ordures
Ils plient au ras du sol des palais sans cervelle.
*
(…)
*
Parlez du ciel le ciel se vide
L’automne nous importe peu
Nos maîtres ont tapé du pied
Nous avons oublié l’automne
Et nous oublierons nos maîtres
Paul Éluard, Cours naturel, dans Œuvres complètes, I,
Pléiade / Gallimard, 1968, p. 801.
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28/04/2019
Marie de Quatrebarbes, Voguer
Prière pour Pepper LaBeija, mère de la Maison LaBeija, décédé au Roosevelt Hospital de Manhattan en 2003.
Une maison est faite pour y vivre. Une maison est une famille pour ceux qui n’ont pas de maison. C’est une réalité quand on n’a pas de famille. C’est comme ça que naissent les maisons, là où une mère accueille les enfants rejetés par leurs parents biologiques. C’est important pour moi d’être la mère. Aussi, je mène ma maison d’une main de velours. Je prends soin de mes enfants, mes filles et mes fils. J’ai remporté tous les trophées. Et tant que je vivrai, mes filles et mes fils seront protégés, et je mènerai ma maison d’une main de velours. C’est comme traverser le miroir d’Alice. Comme se préparer pour un grand événement. Je me vois sur un lit de roses. Je me vois dans une robe de roses qui s’adapte à chacun de mes gestes. Je me déplace en montgolfière et je jette par-dessus bord des poignées de pétales chiffonnés. C’est mon état d’esprit. Je vais quelque part. Je peux être agressive, mais la plupart du temps je reste calme. Je veille sur mes enfants, mes filles et mes fils. Je me consacre à l’observation des oiseaux et au sport. J’étudie la parade nuptiale des moineaux et leurs stratégies d’accouplement.
[…]
Marie de Quatrebarbes, Voguer, P. O. L, 2019, p. 29-30.
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27/04/2019
Claude Chambard, Carnet des morts
IV
Dans le miroir nous ne nous connaissons pas
C’est le sauvage qui est dans le grain.
Mieux vaut être sauvage qu’aveugle.
S’il n’y a pas de buée sur le miroir, c’est la mort.
La mort est invisiblement visible dans le miroir.
Le livre est le lieu de la ressemblance.
Même si le livre ne ressemble pas au livre, il est la ressemblance.
Nous ressemblons à ce que nous lisons dans le livre.
Même si ce que nous lisons est exécrable. Notre visage alors se tord & marque sa répugnance. Nous effaçons le livre de notre visage le live, nous nous écartons de la ressemblance ;
Claude Chambard, Carnet des morts, Le bleu du ciel, 2011, p. 36-37.
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26/04/2019
E. E. Cummings, Paris
Notre Dame
Paris ; ce couchant d’avril totalement s’exprime ;
s’exprime sereine et silencieuse une cathédrale
devant le magnifique visage décharné qui
des rues sous la pluie rajeunissent,
des hectares de volutes bouffies de rose
lovées dans de cobalt kilomètres de ciel
s’inclinent attentionnés devant
le mauve
de crépuscule (qui descend tout en sveltesse,
portant coquette aux yeux les dangereuses premières étoiles)
les gens vont aiment courent sous gentiment
arrivant la pénombre et
vois ! (la nouvelle lune
emplit tout à coup de soudain argent
ces poches nouées d’une mendiante couleur boiteuse) tandis
qu’ici et là ondule indolente la prostituée
Nuit, elle tente de convaincre
certaines maisons
E. E. Cummings, Paris, Seghers, 2014, p. 27.
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25/04/2019
Luc Bénazet, Rainal ! : recension
Rainal !, "renard" en langue d’oc, se présente comme un conte et est précédé d’une annonce : « Nous avons recueilli par des méthodes clairement définies et selon un plan précis, des témoignages directs et véridiques sur le personnage du film de court métrage de Chiama Malta et Sébastien Laudenbach, Les Yeux du renard » — film de 2012. Manière de dire « Ceci n’est pas un conte », ou de prévenir le lecteur qu’il ne lira pas un conte traditionnel. Le personnage du film, que je n’ai pas vu, est représenté sur une affiche et une photo par un humain avec une tête stylisée de renard ; le synopsis propose seulement des questions : « Et si le chien n’avait pas pissé ? Si le renard n’avait pas traversé la forêt ? S’il n’était pas passé par la caverne ? Aurait-il pu regarder avec ses yeux vrais ? » Plusieurs de ces éléments sont présents dans Rainal ! : outre l’humain à tête de renard, le chien, la forêt, la caverne, les "yeux vrais", mais Luc Bénazet les introduit en jouant avec les règles précises attachées au conte. La mise en forme de ces contraintes par Vladimir Propp dans Morphologie du conte (1928 en russe, traduction en 1965), ont été critiquées et amendées par divers structuralistes, laissons-là le débat et retenons les principes.
Doivent être d’abord présentés le cadre et les personnages ; un événement ou un personnage vient défaire une situation stable : l’action peut commencer et met en scène un "héros", qui doit surmonter diverses épreuves (réparer un méfait, par exemple, avec ou sans aide) et le récit s’achève, avec un retour, ou non, à la stabilité, quand toutes les difficultés sont résolues — par exemple, l’ogre ne continuera pas à manger des enfants. Dans Rainal !, le lecteur est vite déçu, le conte s’ouvre immédiatement par un discours du personnage principal ("je") qui coupe court à tout récit développé : « Je suis sorti ce matin. Qu’est-ce qu’il y a à dire d’autre ? » ; seule concession aux contraintes, une précision sur le moment, « C’était le printemps ». Cependant, le cadre général est donné plus loin, sous forme de réponses à des questions que pose un "tu" — lecteur curieux insatisfait des maigres données ?… ; d’où, après l’indication « Je suis d’un pays de France », un ensemble de précisions : « (Tu me demandes où […], pourquoi […], avec qui […], si je suis allé avec eux […], qui m’a amené dans la maison […], ce que je veux faire plus tard […] », et d’autres éléments et personnages apparaissent alors : « les Mandras », — "mandra", mot désignant le renardeau en langue d’oc (cf. mandrat dans Mistral, Tresor dou Felibrige), le costume (le masque de renard ?), la maison (que l’on découvre au début du conte).
Relisons ce début. Dans une maison — il y en a plusieurs — il reçoit un livre illustré qui rapporte l’histoire d’un roi malade qui guérit : c’est là un conte classique, mais notre héros ne fait que le lire. Dans les autres maisons, un enfant se déclare le maître et une mère reconnaît ce rôle à notre héros ; plus loin dans le texte, c’est la séparation d’avec la mère qui est relatée — elle pleure le départ — et le héros se substitue au père : nous lisons (ce qu’est régulièrement un conte) une histoire d’initiation. Il rencontre un chien affamé à qui il cède son croissant ; l’animal, pour le récompenser lui offre le don de voir les choses « en vrai », mais il doit ne jamais en parler (comme dans Les Yeux du renard), amis nous ne saurons pas s’il fait usage de ce don.
Il y aura d’autres déceptions. Grimpant au sommet d’un épicéa pour dénicher des pigeons, le héros, effrayé par les cris des petits qui attendent leur nourriture, est « ivre de peur » et erre jusqu’à ce qu’il puisse se cacher dans une grotte, puis une autre. Il a marché, dit-il, « jusqu’à ce que je sois arrivé », et le récit perd alors toute cohérence : au "je" se substitue un "on" (pour les renardeaux ?), qui cherche et trouve « une laisse de chien » et le "je", à nouveau présent, clôt le conte en invitant un "tu" à lui « raconter une histoire. »
Rainal ! n’est pas ce que l’on classe habituellement dans le genre « conte », ne serait-ce que par sa forme : le texte a plus la forme d’une suite de vers libres que de prose continue — même si les contes en vers existent, ce n’est pas la forme courante ; d’autre part, les divers moments du récit sont fort peu reliés entre eux, c’est au lecteur de reconstruire un fil : le personnage ne part sans doute jamais autrement que dans les livres. C’’est ce voyage dans l’imaginaire que nous découvrons.
Luc Bénazet, Rainal !, Éric Pesty éditeur, 2019, 16 p., 9 €. Cette note a été publiée dans Sitaudis le 2 avril 2019.
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24/04/2019
Jean Ristat, Le théâtre du ciel, une lecture de Rimbaud
Acte III, I rouge
Scène 1
Forêts de la mémoire quel monstre masqué
Rôde sous vos futaies et sans cesse m’appelle
Et me tourmente à la fin du jour les dieux
Harassés s’en vont dans un exil sans retour
Ils annoncent en pleurant le deuil interminable
De l’amour et sur les pierres blanches d’un mur
Qui s’écroule les flammes des bougainvillées
S’empourprent une dernière fois avant la nuit
Triomphantes les cigales pleureuses ressassent
Leur mélopée funèbre et stridulante
Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud,
Gallimard, 2009, p. 61.
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23/04/2019
Roger Munier, Le moins du monde
Faire un texte
que la lecture efface
à mesure
La lumière a peut-être désir du jour,
comme la nuit de l’ombre,
le silence du silence…
Est-ce le vide
entre les choses
qui fait qu’elles sont choses,
ou les choses
en étant choses
qui font le vide ?
Maisons à l’aube,
aux volets clos.
Témoins aveugles.
Roger Munier, Le moins du monde,
Gallimard, 1982, p. 15, 16, 17, 19.
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22/04/2019
Constantin Cavafy, Jours de 1908
Jours de 1908
Il s'est retrouvé cette année-là sans travail ;
il vivait donc des cartes,
du trictrac et des prêts.
Une place, à trois livres par mois, dans une petite
papeterie lui avait été proposée.
Mais il la refusa sans hésiter.
Ça n'allait pas. Ce n'était pas un salaire pour lui,
jeune homme assez instruit, âgé de vingt-cinq ans.
À peine s'il gagnait par jour deux shillings, ou trois.
Que tirer de plus, pauvre garçon, des cartes et du trictrac
dans les cafés populaires de son rang,
même s'il jouait habilement, même s'il choisissait pour partenaires
des sots.
Quant aux prêts, n'en parlons pas.
Il obtenait rarement un thaler, c'était un demi-thaler le plus souvent,
il devait même parfois se contenter du shilling.
Pour une semaine quelquefois, ou davantage,
délivré des effrayantes veillées,
il allait se rafraîchir aux bains, nager le matin.
Ses vêtements étaient dans un état minable.
Il portait un costume, toujours le même, un costume
couleur cannelle, très fané.
Ah, jours de l'été mille neuf cent huit,
votre vision idéale, esthétisée,
fait abstraction du costume couleur cannelle, très fané.
Votre vision l'a gardé
tel qu'au moment de s'en défaire, d'enlever
les vêtements indignes, les sous-vêtements reprisés.
Tout nu ; parfaitement beau ; une merveille.
Les cheveux négligés, un peu ébouriffés ;
les membres légèrement hâlés
d'avoir été nus sur la plage, aux bains.
Constantin Cavafy, traduit du grec par Maria Tsoutsoura, dans
Europe, "Constantin Cavafy", n° 1010-1011, juin-juillet, 2013, p. 66-67.
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21/04/2019
Myrto Gondicas, Allures
Allures
1
Main subtile
à la nuque, nœud de vent
et volonté calme, invisiblement pilotée on va
sur un rythme étrange, ourlée de sons
proférés bas, défiant les membres
qui glissent à la proue ; le corps capteur
suit des lancers secrets ; camarade du vide, il trace
sa piste différente et volubile.
Rien
ne pèse, on vire et s’arrête
et repart immédiatement, si l’acte tendre
maniant les ressorts vivants se renouvelle ; l’âme menée
cède alors et tremble, et les pleurs
doucement sourdent.
Myrto Gondicas, Allures, dans Rehauts, n° 43, printemps 2019, p. 74.
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20/04/2019
Max Jacob, Art poétique (1922)
Art poétique
Une bonne œuvre littéraire ne peut être que l’intelligence complète d’une idée par l’auteur. Une œuvre ne peut être que l’intelligence de quelque chose.
Qui a compris ce qu’est le vrai beau a gâté pour l’avenir toutes ses joies artistiques.
Une personnalité n’est qu’une erreur persistante.
Si bien écrit, si bien écrit qu’il n’en reste plus rien.
On réussit parce qu’on est compris. De qui ?
Max Jacob, Art poétique, dans Œuvres, édition Antonio Rodriguez, Quarto/Gallimard, 2012, p. 1347, 1348, 1349, 1355, 1356.
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19/04/2019
Ruines de l'abbaye de Boschaud (Dordogne)
Photos Chantal Tanet
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18/04/2019
Dylan Thomas, Ici dans ce printemps
Ici dans ce printemps
Ici dans ce printemps, des étoiles flottent dans le vide.
Ici dans cet hiver ornemental
S’abattent les froids nus.
Cet été porte en terre un oiseau de printemps.
Les symboles sont choisis depuis la ronde lente
Des années autour des quatre saisons,
Enseignent en automne les feux des trois saisons
Et les chants des quatre oiseaux.
Je saurai l’été grâce aux arbres, les vers
Ne révèlent jamais que les tempêtes de l’hiver
Ou les funérailles du soleil.
J’apprendrai le printemps par le chant du coucou,
Et la limace m’enseignera la destruction.
Un ver sait l’été bien mieux que l’horloge,
La limace est un vivant calendrier des jours.
Que me révèlera-t-elle si un insecte sans fin
Dit que le monde tire à sa fin ?
Dylan Thomas, Poèmes, traduction Patrick Reumaux,
dans Œuvres, I, Seuil, 1970, p. 389.
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17/04/2019
Jonathan Swift, Lettres à Stella
5 mars 1712
Je vous souhaite un joyeux carême ; je déteste le carême, je déteste les changements de régime, la bouillie de froment et le beurre et le porridge aux herbes et les aigres visages dévots de ces qui ne revêtent le masque de leur religion que durant sept semaines. (…) J’ai dîné aujourd’hui avec le DrArbuthnot et nous avons fait un véritable dîner de carême, non quant au menu, mais à cause de l’état de sa femme et d’un ou deux de ses enfants qui étaient malades dans la même salle que nous, ce qui était largement aussi mortifiant que du poisson. (…] Je vais garder mon souffle pour refroidir ma bouillie de carême.
Jonathan Swift, Lettres à Stella, dans Œuvres, Pléiade / Gallimard, 1965, p. 782-783.
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16/04/2019
Francis Ponge, L'Atelier contemporain
23 août 1951
Saisissantes…
Notons-le (avouons-le) : très peu de chose, de distance sépare dans la qualité, dans la hiérarchie de la qualité, les œuvres (les productions artistiques) des hommes. D’un dessin de caricaturiste à un dessin de grand artiste il n’y a que de très légères différences (vus d’un haut point de vue). (D’un dessin de Forain à un Daumier, d’un Daumier à un Seurat.)
D’une épingle, aux plus extrêmes et minces petites figures d’A. Giacometti.
Craignons de nous tromper, de nous laisser abuser. Comment faire ici pour distinguer ?
Un certain sérieux, une certaine maladresse, un certain tremblement de mains ne trompent pas… (Est-ce cela ?)
Durée, persistance du saisissement. Aussi sa qualité.
Les figures de Giacometti n’ont d’abord besoin d’aucune justification. Elles sont tout à fait saisissantes. Mais ce saisissement, ne devons-nous pas nous en méfier ? Ce qui est extrêmement maigre, extrêmement ample est également saisissant.
Francis Ponge, L’Atelier contemporain, Gallimard, 1977, p. 166.
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