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04/10/2025

Paul-Jean Toulet, Les trois impostures

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La plus cruelle absence est celle que l’on peut toucher avec la main.

 

Ah ! qu’un beau jour, songeait le roi, qu’on m’aimât pour moi-même, sans trahison, ni calcul, ni mensonge.

L’aumônier dit :

_ Prenez un chien.

 

Les arrivistes sont des gens qui arrivent. Ils ne sont jamais arrivés.

 

Un peu d’éclat, un peu de poussière : c’est un héros… ou un papillon.

 

Quelquefois on parle, on parle, c’est pour ne pas s’entendre penser.

 

Paul-Jean Toulet, Les trois impostures, dans Œuvres complètes, Bouquins/Robert Laffont, 1986, p. 171, 180, 181, 182, 195.

03/10/2025

Paul-Jean Toulet, Les trois impostures

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La mort n’est pas si cruelle à nous ravir ce qu’on aime ; non, pas si cruelle que l’oubli.

 

Sur le visage de l’homme qu’elle aime, la femme pose un masque où il peut grimacer tout à son aise. Mais, à la fin, le masque tombe et l’homme reste.
Il ferait beaucoup mieux de s’en aller.

 

Une femme ne quitte son homme que pour un autre homme ; ou pour mourir.

Et encore, elle revient.

 

Aimer moins, ou ne plus aimer, c’est tout de même.

 

À l’aube d’un nouvel amour, que l’amour d’hier semble un mauvais rêve.

 

Paul-Jean Toulet, Les trois impostures, dans Œuvres complètes, Bouquins/Robert Laffont, 1986, p. 161, 163, 166, 166, 168.

 

 

29/09/2025

Georges Perros, Papiers collés, 3

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Il y a toujours quelque chose d’illisible dans un poème (digne de ce nom). L’illisible, c’est le poème lui-même, rendu équivalent à la nature. Incueillable. On se donne des gants en semant.

 

La culture fait des perroquets. Une partie de la poésie moderne — mais qu’entends-je par là ? — est le fait de type pas bêtes qui ont lu jusqu’à la garde, et peuvent à leur volonté singer tel ou tel prédécesseur de leur choix.

 

Tout le monde est capable d’écrire n’importe quoi en se réclamant de la poésie. 

 

Un poème, c’est l’intérieur et l’extérieur, quelque chose au cœur de laquelle on peut habiter. Et quand l’intérieur est trop confortable, permet une pose, voire un repos, ça se sent tout de suite. Un poème fait partie du monde, il s’intègre à tout l’invisible, à tout l’ailleurs, à ce que Bonnefoy appelle l’arrière-pays. Il y a des choses qui passent en nous, qui nous traversent, nous travaillent, comme on dit que la mer est travaillée, sans que nous en soyons les maîtres. Ni les esclaves. Le matériau nous ignore, nous lui sommes parfaitement indifférents. À prendre ou à laisser. L’art n’est pas autre chose que la récupération difficile de ces signes qui échappent au quotidien élémentaire, mais comme le tout échappe au détail.

 

Ce qu’on entend généralement par poésie est devenu la tarte à la crème de notre délicieuse société. On va même jusqu’à l’enseigner — l’ensaigner ? — dans les universités, ce qui pourrait suffire à incendier l’immeuble si l’exercice professoral n’était de longue date voué au ridicule de l’inefficacité absolue. Mais il est vrai, vérifiable, que pas mal d’individus diplômés continuent d’expliciter Rimbaud, Cummings, etc. En tout rien toute horreur. Les étudiants n’y voient que du feu, mais ce feu ne prend pas. Nulle part. Ils connaîtront trois vers de X. Y. Z., juste assez pour les citer de travers quand ils seront devenus députés, ministres, président de je ne sais quelle république.

 

Georges Perros, Papier collés 3, Gallimard, 1978, p. 15, 46, 46, 69, 169.

27/09/2025

Charles Reznikoff, Holocauste

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IV

 

GHETTOS

 

1

 

Au début il y avait deux ghettos à Varsovie :
un petit et l’autre grand,
et entre eux un pont. 
Les Polonais doivent passer sous le pont et les Juifs dessus ; 
et à côté, se trouvaient des gardes allemands pour voir si les Juifs ne se mêlaient pas aux Polonais.
Du fait des gardes allemands
tout Juif qui ne retirait pas son chapeau en signe de respect en traversant le pont
était abattu —
et beaucoup le furent —
et certains furent abattus sans aucune raison du tout.

 

2

 

Un vieil homme portait des morceaux de bois à brûler 
pris dans une maison qui avait été détruite :
on n’avait donné aucun ordre contre ça —
et il faisait froid.
Un commandant S.S. le vit
et lui demanda où il avait pris ce bois,
et le vieil homme répondit que c’était dans une maison qui avait été détruite.
Mais le commandant sortit son pistolet,
le plaça sur la gorge du vieil homme
et l’abattit.

 

3

 

Un matin des soldats allemands et leurs officiers
entrèrent de force dans les maisons du quartier où les Juifs avaient été rassemblés,
en criant que tous les hommes devaient sortir ;
et les Allemands prirent tout dans les armoires et les placards.
Parmi les hommes se trouvait un vieil homme portant la robe — et le chapeau — de la secte pieuse des Juifs qu’on nomme les Hassidim.
Les Allemands lui mirent une poule dans les mains
et on lui dit de danser et de chanter ; 
puis il dut faire semblant d’étrangler un soldat allemand 
et cela fut photographié.

 

[…]

 

6

 

À trois heures un après-midi
une cinquantaine de Juifs étaient dans une cave.
Quelqu’un poussa le sac qui bouchait l’ouverture
et ils entendirent une voix :
« Sortez !
Sinon nous allons lancer une grenade. »
Les S.S. et la police allemande avec des bâtons dans les mains
se tenaient prêts
et se mirent à frapper ceux qui se trouvaient dans la cave.
Ceux qui en eurent la force
furent mis en file selon les ordres
et furent emmenés vers une place
et alignés sur un seul rang pour être abattus.
Au dernier moment
un autre groupe de S.S. arriva et demanda ce qui se passait.
Un de ceux qui étaient prêts à tirer répondit
qu’ils avaient sorti les Juifs d’une cave
et qu’ils s’apprêtaient à les abattre selon les ordres.
Le commandant du second groupe dit alors :
« C’est des Juifs gras.
Tous bons à faire du savon. »
Et ils emmenèrent les Juifs à un convoi
qui n’était pas encore parti pour un camp de la mort — 
des wagons de marchandises russes sans marchepied —
et ils durent se hisser l’un l’autre dans les wagons.

 

Charles Reznikoff, Holocauste, traduit de l’américain et préfacé par Auxeméry, suivi d’un entretien avec Charles Reznikoff, Prétexte éditeur, 2007, p. 28-30 et 32-33.

26/09/2025

Pierre Oster-Soussouev, Requêtes ; Pour un art poétique

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Je parie sur la rationalité fondatrice de l’acte de poésie. L’attention — ou l’amour — commande en effet le moment de l’analyse et celui de la connaissance. Plus qu’attentifs, nous ne les séparerons pas.

*

Une définitive rupture menace le poème. Bien sûr, aucun acte littéraire n’aboutit. Cela posé, le refus d’aller jusqu’à la source de la phrase... Et de suivre la route de la phrase... De se mouvoir dans l’espace de la phrase...

*

Poésie comme implicite de la syntaxe, des successions insignes que l’harmonie inférieure engendre ; poésie méditée qui dégage et amplifie des structures libératrices.

*

 Quête d’une simplicité inaccessible ; ou d’une complexité inapparente.

*

Ne rien anéantir jamais de ce que les siècles ont produit. Ne jamais rien dissoudre de ce qu’ils consacrent. Et ne contrevenir en rien à ce qui fait qu’ils se consument.

                                                       *

Prose, essence miroitante : horizon éclatant du vers. Les forces que dans le vers nous privilégions relèvent de l’art synthétique de la prose. Et les réussites même brèves du vers sont fonction de la prose infaillible.

*

Rejoue une à une les chances de chaque vers ; traduis les ruines du langage.

 

Pierre Oster Soussouev, Pour un art poétique dans Requêtes, version nouvelle suivie de Pour un art poétique, Le temps qu’il fait, 1992, p. 59, 59, 62-63, 64, 66, 67, 76.

 

 

25/09/2025

André Frénaud, La Sainte Face ; Notre inhabileté fatale

andré frénaud, notre inhabileté fatale, irruption des mots, bernard pingaud

             L’irruption des mots

 

Je ris aux mots. J’aime quand ça démarre,
qu’ils s’agglutinent, et je les déglutis
comme cent cris de grenouille en frai.
Ils sautent et s’appellent, 
s’éparpillent et m’appellent
et se rassemblent et je ne sais
si c’est Je qui leur réponds ou eux encore
dans un tumulte intraitablement frais
qui vient sans doute de nos profondes lèvres,
là-bas où l’eau du monde m’a donné vie.
Je me vidange quand m’accouchent ces dieux têtards.
Je m’allège et m’accroîs par ces sons qui dépassent,
issus d’un au-delà, presque tout préparés.
J’en fais le tour après, enorgueilli,
ne me reconnaissant qu’à peine en ce visage
qu’ils m’ont fait voir et qui parfois m’effraie,
car ce n’est pas moi seul qui par eux me démange.

 

                                                           27 janvier 1948

 André Frénaud, La Sainte Face, Gallimard, 1968, p. 78.

 

J’ai dit comment se constituait chez moi un long poème : à partir d’une irruption de mots, sans conception architecturale préalable, et m’y reprenant à plusieurs fois, non sans beaucoup de réflexions sur la place de tel élément et sur ce qui manque ailleurs, ces constructions verbales de dimension souvent vaste, avec des raccourcis et des ruptures, des raccordements imprévus, tous les bouleversements d’une longue phrase qui tâche de s’y retrouver et de s’inventer une certaine unité.

André Frénaud, Notre inhabileté fatale, entretien avec Bernard Pigaud, Gallimard, 1979, p. 170.

 

 

 

24/09/2025

Jacques Dupin, L'embrasure

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(…) Excédante, inexpiable, la poésie ne comble pas mais au contraire approfondit toujours davantage le manque et le tourment qui la suscitent. Et ce n’est pas pour qu’elle triomphe mais pour qu’elle s’abîme avec lui, avant de consommer un divorce fécond, que le poète marche à sa perte entière, d’un pied sûr. Sa chute, il n’a pas le pouvoir de se l’approprier, aucun droit de la revendiquer et d’en tirer bénéfice. Ce n’est qu’accident de route, à chaque répétition s’aggravant. Le poète n’est pas un homme moins minuscule, moins indigent et moins absurde que les autres hommes. Mais sa violence, sa faiblesse et son incohérence ont pouvoir de s’inverser dans l’opération poétique et, par un retournement fondamental, qui le consume sans le grandir, de renouveler le pacte fragile qui maintient l’homme ouvert dans sa division, et lui rend le monde habitable.

 

Jacques Dupin, L’Embrasure, dans L’Embrasure, précédé de GravirPoésie/Gallimard, 1971, p. 135.

23/09/2025

Pierre Reverdy, En vrac

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La poésie est atteinte quand une œuvre d’art quelconque s’intègre, ne fût-ce qu’un moment, à la vie réelle de l’homme par l’émotion qu’elle provoque dans son esprit et comme dans sa chair. La poésie n’est dans rien d’autre que dans la mise en commun d’aspirations diverses auxquelles l’œuvre d’art peut donner la violente illusion de s’être rencontrées.

 

Le poète ne s’occupe pas et ne doit pas s’occuper de l’émotion que pourra provoquer son œuvre. Il ne doit et ne peut connaître ou reconnaître, dans son œuvre, que l’émotion qui lui a donné l’élan nécessaire à sa création. Mais, plus cette œuvre sera loin de cette émotion, plus elle en sera la transformation méconnaissable et plus vite elle aura atteint le plan où elle était, par définition, destinée à s’épanouir et vivre, ce plan d’émotion libérée où se transfigure, s’illumine et s’épure l’opaque et sourde réalité. 

 

On ne fait pas de la poésie. On écrit des poèmes en risquant sa chance ; on peint des tableaux, on compose un morceau de musique et il s’en dégage de la poésie ou il ne s’en dégage pas, c’est-à-dire qu’on a écrit, peint, composé absolument pour rien, ou bien…

 

Le poète doit voir les choses telles qu’elles sont et les montrer ensuite aux autres telles que, sans lui, ils ne les verraient pas.

 

L’art et la poésie ne sont là que pour puiser dans la nature ce que la nature ne fait pas.

 

Je vis, d’abord — j’écris, parfois, ensuite. Mais il m’arrive de sentir davantage ce que veut dire vivre en écrivant.

 

Pierre Reverdy, En vrac, Flammarion, 1989, p. 33, 42-43, 78, 96, 99, 185.

 



 

 

 

 

 

22/09/2025

André du Bouchet, Carnet 2

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                                          comme je passe j’ai trouvé
puisque cette fois de nouveau je ne cherche
                                                     rien d’autre
              que déjà la porte ouverte

 

poésie — jusqu’au silence du désenchantement de nouveau conduit
en coup de vent à un réveil

  

                                             dans le calme
de la lecture, ce retentissement, commotion en retour — de la parole perdue, en place alors, et perdue

  

une parole dans laquelle celui qui a écrit cherche la vérité de
                                             ce qu’il veut atteindre
                  rouvre à silence dans le tumulte

 

        parole, le silence qui la porte, c’est le souffle — et
souffle qui l’emporte aussi bien

 

                           je cours vers la figure
de nouveau disparue quand j’ai couru vers elle

 

 un défaut de la langue éclaire           éclaire aussi la langue

 

ce qui aère la langue — en sortir aussi rapidement qu’on a pu y entrer

 

le sol, c’est la langue

 

André du Bouchet, Carnet 2, Fata Morgana, 1998, p. 9, 29, 73, 90, 91, 97, 116, 143, 149.

 

21/09/2025

Jacques Réda,

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               Tombeau de mon livre

 

Livre après livre on a refermé le même tombeau.
Chaque œuvre a l’air ainsi d’une plus ou moins longue allée
Où la dalle discrète alterne avec le mausolée.
Et l’on dit, c’était moi, peut-être, ou bien : ce fut mon beau
Double infidèle et désormais absorbé dans le site,
Afin que de nouveau j’avance et, comme on ressuscite —
Lazare mal défait des bandelettes et dont l’œil
Encore épouvanté d’ombre cligne sous le soleil —
Je tâtonne parmi l’espace vrai vers la future
Ardeur d’être, pour me donner une autre sépulture.
Jusqu’à ce qu’enfin, mon dernier fantôme enseveli
Sous sa dernière page à la fois navrante et superbe,
Il ne reste rien dans l’allée où j’ai passé que l’herbe
Et sa phrase ininterrompue au vent qui la relit.

 

Jacques Réda, L’herbe des talus, Gallimard, 1984, p. 208.

 

20/09/2025

Jean Paulhan, À demain la poésie

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CE QU'EN DIT LE PREMIER VENU


            Il est probable, puisque tout le monde le répète, qu'il y a un mystère dans la poésie. Il est sûr en tout cas que nous nous conduisons à son égard comme s'il y avait un mystère. Tu ouvres un livre de poèmes, et tu es dès l'abord saisi. Avant même d'avoir rien lu. Tu attends. Quoi ? Peu importe, tu attends. Déjà tout séparé, retranché, détaché. De quoi ? Mais par exemple — que tu sois homme, ou poète — de toute jalousie, de tout amour-propre, de tout souci de comparaison. Parfaitement débarrassé de toi-même (ce qui ne va pas toujours sans quelque anxiété). Pourtant, tu n'es pas humilié pour autant. Pas molesté le moins du monde. C'est au contraire : tu te rassembles, tu es tout entier redressé — comme si tu entrais dans un beau monument, comme si tu te mêlais à quelque cérémonie. Tout réconcilié, tu penses à toi sans mauvaise humeur. Ta voix intérieure même se transforme.
            Ensuite vient le poème, laissons cela. Et quand il est passé ? Non, tu n'as pas appris grand-chose. Que le temps passe vite. Si l'on veut. (Pourtant il est toujours là.) Qu'il faut profiter de la vie pendant que tu la tiens. Bien sûr. Peut-être que tes cheveux ressemblent à des feuilles, et tes dents à des rochers. (D'ailleurs, pas tant que ça.) Tu t'en doutais. Cependant, tu te sens vaguement changé, il t'est resté quelque trace de l'évènement : c'est comme s'il était soudain devenu bizarre que les cheveux ressemblent plus ou moins à des feuilles, et que ta vie soit courte. Dans quelle stupeur es-tu plongé, où le plus banal te paraît singulier, et le singulier banal ? Or il arrive que l'état se prolonge et t'étrange quelques moments. (Comme si le mystère de la poésie, c'était de rendre mystérieux tout ce qui n'est pas elle.) Il dépasse de ta manche un fil qui t'agace parce que tu le vois trembloter sur le papier de ton livre. Tu le brûles à la base, du bout de ta cigarette. Alors tu le vois soudain qui se tord en grelottant, puis se penche et s'abat comme un arbre coupé à la hache, tu crois l'entendre gémir. Tu demeures consterné. Un peu plus tard, tout rentre dans l'ordre. Mais entre l'attente et la retombée, que s'est-il passé ? Eh bien, c'est proprement là le mystère. Et si l'on accorde qu'il est précisément mystérieux que reste-t-il à en dire ? Rien.


Jean Paulhan, À demain, la poésie, Introduction à une anthologie [1947], dans Œuvres complètes, tome II, Le Cercle du Livre précieux, 1966, p. 312.



 

 

19/09/2025

Agnès Rouzier, Non rien

 

Qu’importe la chambre, – si ce n’est tout entier le temps – qu’importe la chambre ? Pouvait-on même dire : refuge ? (Je effacé par nous mais recevant de cet insistant pluriel la légèreté principale. Je s’écoutant rire.) Qu’importe la chambre, hors les autres cellules qui l’écrasent, l’enserrent, l’entourent, la protègent, qu’importe la chambre hors ces escaliers qu’il faut monter pour l’atteindre, qu’importe la chambre si ce n’est cette île, en plein ciel, portée par d’autres îles, et ce personnage anonyme qui y accède (mettons qu’il se souvienne de … ou de tout autre). Qu’importe ce faisceau de questions, hors cette clôture que nul ne déchiffre, mais que chacun touche et parcourt. Voici que le vent a tourné et que la plage oblique vers un autre espace : la mer impatiente. Jadis chaude, maintenant glacée, frangée d’une même route, même rangée d’immeubles, jadis glacée : roulé en boule dans un creux de sable, un chandail abandonné. Qu’importe la chambre – ou salle à manger – et nous le revoyons dans la petite cuisine – je vous en prie il faut le délivrer – dans la petite cuisine en désordre – mais toujours le bocal de cornichons au sel, à moitié vide – devant le bol de café au lait (odeur et couleur écœurantes, bord ébréché), qu’importe, si nous l’effaçons il se crée – ici bougeant, ici dormant, homme, paysage, et ville, et machine, et fleuve, insecte ou vague, ici endormi et plus dense, de tout son corps pesant attiédi de sueur et d’odeur nocturne (au plus fort), ou bien éveillé les pieds nus après la douche, dans le plaisir infiniment fragile de l’été, avant d’avaler – aliment complet et réminiscences — un verre de lait glacé, ô mères… Qu’importe la chambre et ce récit qui le délivre, l’enserre : le roi dit : nous voulons. Et toi, penché tu te souviens : moi-je. (ou bien la rue, la pluie, les courses, le matin fatigant, et les oranges que l’on transporte déjà fades.)

 

Agnès Rouzier, Non rien, dans Le fait même d’écrire, Change / Seghers, 1985, p. 30-31.

18/09/2025

Valérie Rouzeau, Récipients d'air

                           valérie rouzeau, récipients d'air, fruit

Photo T. H.

Pommes poires et tralalas merles renards flûtes à bec
Et les petites bottes bleues enfoncées dans la boue
Après la peine la joie revenait aussi sec

 

Au bois sifflaient les ziaux les loups les pâtres grecs
Beaucoup d’airs de toutes sortes faisaient gonfler nos joues
Pommes poires et tralalères merles renards flûtes à bec

 

Il n’y avait pas d’euros de dollars de kopecks
On pouvait chanter fort la gadoue la gadoue
Après la peine la joie revenait aussi sec

 

Dans le vent murmuraient le lièvre et le fennec
Tournaient les grues les elfes les roues
Pommes poires et tralalères merles renards flûtes à bec

 

Au soleil se grisaient les drontes et les pastèques
Les porcelets songeurs échappés de la soue
Après la peine la joie revenait aussi sec

 

Mais de ce temps bon vieux ont eu lieu les obsèques
Et je sens ma chanson de vilain qui s’enroue
Pommes poires et tralalas merles renards flûtes à bec
Après la peine la joie revenait aussi sec

 

Valérie Rouzeau, Récipients d’air, Le Temps qu’il fait, 2005, p. 21-22.

 

 

17/09/2025

Jacques Dupin, L'Embrasure

 

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Excédante, inexpiable, la poésie ne comble pas mais au contraire approfondit toujours davantage le manque et le tourment qui la suscitent. Et ce n’est pas pour qu’elle triomphe mais pour qu’elle s’abîme avec lui, avant de consommer un divorce fécond, que le poète marche à sa perte entière, d’un pied sûr. Sa chute, il n’a pas le pouvoir de se l’approprier, aucun droit de la revendiquer et d’en tirer bénéfice. Ce n’est qu’accident de route, à chaque répétition s’aggravant. Le poète n’est pas un homme moins minuscule, moins indigent et moins absurde que les autres hommes. Mais sa violence, sa faiblesse et son incohérence ont pouvoir de s’inverser dans l’opération poétique et, par un retournement fondamental, qui le consume sans le grandir, de renouveler le pacte fragile qui maintient l’homme ouvert dans sa division, et lui rend le monde habitable.

 

 Jacques Dupin, L’Embrasure, dans L’Embrasure, précédé de GravirPoésie/Gallimard, 1971, p. 135.

 

16/09/2025

Jacques Dupin, Gravir

                  jacques dupin, gravir

Le partage

 

Une larme de toi fait monter la colonne du chant.
Une larme la ruine, et toute lumière est inhabitée.

 

La corde que je tresse, la rose que j’expie,
N’ont pas à redouter de lumière plus droite.

 

Le peu d’obscurité que je dilapide en montant
C’est de l’air qui me manque à l’approche des cimes.

 

Par le versant abrupt, la plus libre des routes,
Malgré le timon de la foudre et mes vomissements.

 

            •  

 

L’initiale

 

Poussière fine et sèche dans le vent,
Je t’appelle, je t’appartiens,
Poussière, trait pour trait,
Que ton visage soit le mien,
Inscrutable dans le vent.

 

Jacques Dupin, Gravir, Gallimard, 1963, p. 29 et 59.