14/09/2025
Antonin Artaud, Van Gogh, le suicidé de la société
On peut parler de la bonne santé mentale de Van Gogh qui, dans toute sa vie, ne s’est fait cuire qu’une main et n’a pas fait plus, pour le reste, que de se trancher une fois l’oreille gauche,
dans un monde où on mange chaque jour du vagin cuit à la sauce verte ou du sexe de nouveau-né flagellé et mis en rage,
tel que cueilli à sa sortie du sexe maternel.
Et ceci n’est pas une image, mais un fait abondamment et quotidiennement répété et cultivé à travers toute la terre.
Et c’est ainsi, si délirante que puisse paraître cette affirmation, que la vie présente se maintient dans sa vieille atmosphère de stupre, d’anarchie, de désordre, de délire, de dérèglement, de folie chronique, d’inertie bourgeoise, d’anomalie psychique (car ce n’est pas l’homme mais le monde qui est devenu un anormal), de malhonnêteté voulue et d’insigne tartufferie, de mépris crasseux de tout ce qui montre race,
de revendication d’un ordre tout entier basé sur l’accomplissement d’une primitive injustice,
de crime organisé enfin.
Ça va mal parce que la conscience malade a un intérêt capital à cette heure à ne pas sortir de sa maladie.
C’est ainsi qu’une société tarée a inventé la psychiatrie pour se défendre des investigations de certaines lucidités supérieures dont les facultés de divination la gênaient.
Gérard de Nerval n’était pas fou, mais il fut accusé de l’être afin de jeter le discrédit sur certaines révélations capitales qu’il s’apprêtait à faire,
et outre que d’être accusé, il fut encore frappé à la tête, physiquement frappé à la tête une certaine nuit afin de perdre la mémoire des faits monstrueux qu’il allait révéler et qui, sous l’action de ce coup, passèrent en lui sur le plan supra-naturel, parce que toute la société, occultement liguée contre sa conscience, fut à ce moment-là assez forte pour lui faire oublier leur réalité.
Non, Van Gogh n’était pas fou, mais ses peintures étaient des feux grégeois, des bombes atomiques, dont l’angle de vision, à côté de toutes les peintures qui sévissaient à cette époque, eût été capable de déranger gravement le conformisme larvaire de la bourgeoisie second Empire et des sbires de Thiers, de Gambetta, de Félix Faure, comme ceux de Napoléon III.
Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société [début], dans Œuvres, édition établie, présentée et annotée par Évelyne Grossman, Quarto/Gallimard, 2004, p. 1439-1440.
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13/09/2025
Antonin Artaud, Silence
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12/09/2025
Antonin Artaud, L'anarchie sociale de l'art
Au cours de la première Révolution Française on a commis le crime de guillotiner André Chénier. Mais dans une époque de fusillades, de faim, de mort, de désespoir, de sang, au moment où se jouait rien de moins que l’équilibre du monde, André Chénier, égaré dans un rêve inutile et réactionnaire, a pu disparaître sans dommage ni pour la poésie ni pour son temps.
Et les sentiments universels, éternels d’André Chénier, s’il les a éprouvés, étaient ni tellement universels ni tellement éternels qu’ils puissent justifier son existence à une époque où l’éternel s’effaçait derrière un particulier aux préoccupations innombrables. L’art, justement, doit s’emparer des préoccupations particulières et les hausser au niveau d’une émotion capable de dominer le temps.
Or tous les artistes ne sont pas en mesure de parvenir à cette sorte d’identification magique de leurs propres sentiments avec les fureurs collectives de l’homme.
Et toutes les époques ne sont pas en mesure d’apprécier l’importance sociale de l’artiste et cette fonction de sauvegarde qu’il exerce au profit du bien collectif.
Antonin Artaud, L’Anarchie sociale de l’art, dans Œuvres complètes, tome VIII, Gallimard, 1971 et 1980, p. 233.
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11/09/2025
Georges Bataille, Le Surréalisme au jour le jour (Sur Antonin Artaud)
Antonin Artaud
Je le [Antonin Artaud] rencontrai avec Boris Fraenkel dans une brasserie de la rue Pigalle : il était beau, efflanqué, sombre ; il avait assez d’argent, que lui rapportait le théâtre, mais il n’en avait pas moins l’air famélique ; il ne riait pas, il n’était jamais puéril, et bien qu’il parlât peu, il y avait quelque chose de pathétiquement éloquent dans le silence un peu grave et terriblement agacé qu’il observait. Il était calme : cette éloquence muette n’était pas convulsive, elle était triste, au contraire, abattue, intérieurement rongée. Il ressemblait à un rapace trapu, de plumage poussiéreux, ramassé au moment de prendre son vol, mais figé dans cette position. Je l’ai représenté silencieux. Il faut dire que Fraenkel et moi étions alors les personnages les moins loquaces qui soient : cela pouvait être contagieux, de toute façon cela n’entraînait pas à parler. [...]
Quelques années plus tôt, j’avais entendu une conférence de lui à la Sorbonne (mais je n’avais pas été le voir à la fin). Il parlait d’art théâtral et, dans la demi-somnolence où je l’écoutais, je le vis soudain se lever : j’avais compris ce qu’il disait, il avait résolu de nous rendre sensible l’âme de Thyeste comprenant qu’il digère ses propres enfants. Devant un auditoire de bourgeois (il n’y avait presque pas d’étudiants), il se prit le ventre à deux mains et poussa le cri le plus inhumain qui soit jamais sorti de la gorge d’un homme : cela donnait un malaise semblable à celui que nous aurions éprouvé si l’un de nos amis avait brusquement cédé au délire. C’était affreux (peut-être plus affreux de n’être que joué).
Georges Bataille, Le Surréalisme au jour le jour, dans Œuvres complètes, tome VIII, Gallimard, 1976, p. 179 et 180.
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10/09/2025
Ezra Pound, Cantos et poèmes choisis
Canto XII
Et nous, assis ici
sous le mur,
Arena romana, de Dioclétien, les gradins
quarante-trois rangées de calcaire
Baldy Bacon
accapara tous les petits sous de Cuba :
Un centavo, des centavos,
disait à ses péons de les « ramasser ».
« Ramenez-les à la grosse cabine », disait Baldy,
Et les péons les ramenaient ;
« Vers la grosse cabine les ramenaient »
Comme aurait dit Henry.
Nicolas Castaño à Habana,
Lui aussi, avait quelques centavos, mais les autres
Devaient payer un pourcentage.
Pourcentage quand ils voulaient des centavos,
Des centavos d’État.
L’intérêt de Baldy
Était dans l’argent.
« Pas d’intérêt pour rien sinon pour le trafic d’argent »,
Disait Baldy.
(…)
Ezra Pound, Cantos et poèmes choisis, traduction
René Laubies, Pierre-Jean Oswald, 1958, p. 27.
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09/09/2025
verlaine, Sagesse
La tristesse, la langueur du corps humain
M’attendrissent, me fléchissent, m’apitoient,
Ah ! surtout quand des sommeils noirs le foudroient,
Uand des draps zèbrent la peau, foulent la main !
Et que mièvre sans la fièvre du demain,
Tiède encor du bain de sueur qui décroît,
Comme un oiseau qui grelotte sur un toit !
Et les pieds, toujours douloureux du chemin,
Et le sein, marqué d’un double coup de poing,
Et la bouche, une blessure rouge encor,
Et la chair frémissante, frêle décor,
Et les yeux, les pauvres yeux si beaux où point
La douleur de voir encore du fini…
Triste corps ! combien faible et combien puni !
Verlaine, Sagesse, illustrations Maurice Denis,
Gallimard, édition fac-similé, 2025, p. 86
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07/09/2025
Paul Verlaine, Sagesse
Je suis venu, calme orphelin,
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes grandes villes,
Ils ne m’ont pas trouvé malin.
À vingt ans un trouble nouveau
Sous le nom d’amoureuses flammes,
M’a fait trouver belles les femmes :
Elles ne m’ont pas trouvé beau.
Bien que sans patrie et sans roi
Et très brave ne l’étant guère,
J’ai voulu mourir à la guerre :
La mort n’a pas voulu de moi.
Suis-je né trop tôt ou trop tard ?
Qu’est-ce que je fais en ce monde ?
O vous tous ma peine est profonde :
Priez pour le pauvre Gaspard !
Verlaine, Sagesse, illustrations Maurice Denis,
Gallimard, édition fac-similé, 2025, p. 80.
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05/09/2025
Jean Tardieu, Da capo
Litanie du « sans »
Et sans visage et sans image
et sans entendre
sans rien attendre
Partout ce rien
partout ce seuil
et sans recours
Mais la splendeur
jamais perdue
qui la retrouve ?
Sans les merveilles
sans les désastres
plus rien qui vaille
Et sans parler
et sans se taire
et la fureur ?
et les délices ?
Et sans rien d’autre
que le même
et qui s’en va
et qui revient
et qui s’en va.
Jean Tardieu, Da capo,
Gallimard, 1995, p. 27.
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04/09/2025
Jean Tardieu, Da capo
À l’air libre
Pour Marie-Laure
Non je n’exige rien
Vous serez à l’air libre
qui vous protège et vous porte
Prolongé près de cent ans
Je veux dormir sous tes fougères
et non pas caché dans un coffre
sous la pierre
Dans la vapeur de l’Aube
Que la rencontre soit sans fin
près de la forêt légère
où nous avons rêvé souvent
main dans la main
sous un arbre tutélaire
L’espérance de toute vie
c’est l’étendue indéfinie
et non un châtiment
C’est notre lieu de rencontre
Récompense
Vérité
Jean Tardieu, Da capo,
Gallimard, 1995, p. 31-32.
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03/09/2025
Antoine Emaz, Lichen encore
Photo T. H., 2007
L’émotion laisse sans voix ; le but du poème est de se colleter avec cette expérience de bouleversement, de retrouver les mots comme on reprend pied après avoir été submergé par une vague. C’est pour cela qu’il n’est pas de poésie sans risque. Ce qui s’impose à partir de cette expérience pour ce poème, n’est pas reproductible. D’où la nécessité d’être le plus transparent possible, pour laisser le poème s’écrire. Je ne sais pas ce que ça va être, ce que doit être le poème avant de l’avoir écrit.
Antoine Emaz, Lichen encore, Rehauts, 2009, p. 31.
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02/09/2025
George Oppen, Poèmes retrouvés
Le nouveau peuple
Occupant de toutes parts
Avec colère peut-être
Le monde des vérandas
Le nouveau peuple des jeunes
Avec leur nouveau style, les pantalons étroits
Des garçons et la coiffure en choucroute
Des filles cette année on dirait une horde
D’envahisseurs
Et c’est bien ce qu’ils sont !
Mais chacun est unique : faille
Tragique. Car ils ne sont pas la véritable
Forêt
Vierge, l’immensité
Le monde minéral
D’où ils proviennent.
George Oppen, Poèmes retrouvés, traduction
Yves Di Manno, Corti, p. 78.
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01/09/2025
Jean-Patrice Courtois, Théorèmes de la nature
Si le corps est la cachette de la vie au milieu de la carte du monde posée au sol montrant les continents surmontés d’écrans proéminents, d’unités centrales de claviers en rang, de bancs d’immeubles, de régiments pavillons, de dédales urbains, de bidonvilles ratés, de verrues sans identité, carte d’artiste qui ne nomme pas le corps, la cachette ou la vie non plus, casiers blocs sans case s’ajoutant surmontant la carte, alors le nom nommant la carte en image sans lumière n’est pas tourné vers nous. Mais j’ai vu des cartes comme des tribus sans syntaxe.
Jean-Patrice Courtois, Théorèmes de la nature, éditions NOUS, 2025, p. 37.
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01/08/2025
Cesare Pavese, Le Métier de vivre
La richesse de la vie est faite de souvenirs oubliés.
Il y a des gens pour qui la politique n’est pas universalité, mais seulement légitime défense.
Il n’est pas beau d’être enfant ; il est beau étant vieux de penser à quand on était enfant.
Comme elle est grande cette idée que vraiment rien ne nous est dû. Quelqu’un nous a-t-il jamais promis quelque chose ? Et alors pourquoi attendons-nous ?
Il est beau d’écrire pare que cela réunit deux joies : parler tout seul et parler à une foule.
Cesare Pavese, La Métier de vivre, traduction Michel Arnaud, Gallimard, 1958, p. 227, 228, 249, 250-251, 259.
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31/07/2025
Cesare Pavese, Le Métier de vivre
Qu’importe de vivre avec les autres, quand chacun des autres se fiche des choses vraiment importantes pour chacun ?
Un homme qui soufre, on le traite comme un ivrogne. « Allons, allons, ça suffit, secoue-toi, allons, ça suffit… »
La chose secrètement et la plus atrocement redoutée arrive toujours.
« Il a trouvé un but dans ses enfants. » Pour qu’ils trouvent eux aussi un but dans leurs enfants ? Mais à quoi sert cette escroquerie générale ?
Cesare Pavese, Le métier de vivre, traduction Michel Arnaud, Gallimard, 1958, p. 64, 81, 82, 93.
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30/07/2025
Cesare Pavese, Le Métier de vivre
Que dire si, un jour, les choses naturelles — sources, bois, vignes, campagne — sont absorbées par la ville et escamotées et se rencontrent dans des phrases anciennes ? Elles nous feront l’effet des theoi, des nymphes, du naturel sacré qui surgit d’un vers grec. Alors la simple phrase « il y avait une source » sera émouvante.
Le sentiment terrible que tout ce que l’on fait est de travers, et ce qu’on pense, et ce qu’on est. Rien ne peut te sauver, parce que, quelque décision que tu prennes, tu sais que tu es de travers et en conséquence ta décision l’est aussi.
Avec les autres — même avec la seule personne qui émerge — il faut toujours vivre comme si nous commencions alors et devions finir un instant plus tard.
Cesare Pavese, Le métier de vivre, traduction de l’italien par Michel Arnaud, Gallimard, 1958, p. 249, 251, 256.
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