24/05/2025
Pierre Chappuis, À portée de la voix
L’ombre diaphane
À peine un tressaillement de la poitrine, comme si elle allait revenir à elle (mais non) ; à peine les lèvres remuent-elles, ciel ou eau, porteuses de l’aube.
Amenuisée, l’ombre s’éclaire, s’anime, bruit d’une scintillation éparse.
Respirant doucement, souriante, heureuse dans son léger sommeil, vaque après vague (murmure évanoui), son rêve la berce jusqu’au cœur de la roselière.
Amoureuse instabilité.
Pierre Chappuis, À portée de la voix, Corti, 2002, p. 25.
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23/05/2025
Pierre Chappuis, Entailles
À mi-pente
le brouillard
— nappe, océan —
s’écaille, se boursouffle.
Presque
du pied
l’effleurer.
Sans ébréchure
luit
le fil de l’horizon.
Pierre Chappuis, Entailles,
Corti, 2014, p. 49.
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22/05/2025
Pierre Chappuis, En bref, paysage
Allées et venues au gré des chemins dans la forêt dénudée, sous un ciel largement ouvert, à brasser un amas de feuilles prompt à coller aux semelles.
Brouet d’automne. Son embarras.
Feu couvant. Terni.
Plus ou moins anguleux, plus ou moins gros, cailloux et pierres se conjuguent diversement sous le pied. Chaque pas — nos pas jumeaux jusqu’à il y a peu — chaque pas invente ou réinvente le chemin. Quelle renaissance mener désormais, solitairement ? à quoi bon ? de quel profit ?
Pierre Chappuis, En bref, paysage, Corti, 2021, p. 38.
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21/05/2025
Pierre Chappuis, Dans la lumière sourde de ce jardin
Irrésistiblement rien
Barque telle une musique en moi dans l’obscurité, dans le noir, lugubrement mystérieuse et banale, sans destination (absolument, où que ce soit, errant) muette compagne dans l’absence et la désolation (sa solitude), à battre obstibément dans mes veines, dans un silence d’hypnose, qui interminablement m’habite (à en finir ; à n’en pas finir), s’emparer de moi (tourment, apaisement), m’engeôle, m’étreint.
Ténèbres.
Ombre glissant dans l’ombre (ombre encore le sillage, moindre renflement d’ombre), longuement jusqu’à perdre de tout, connaissance.
Pierre Chappuis, Dans la lumière sourde de ce jardin, Corti, 2016, p. 16.
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20/05/2025
Pierre Chappuis, Comme un léger sommeil
À contre-jour
En bas : la nuit primordiale, nourricière maintient autour de moi, dense, détachée du sommeil, une marge de solitude.
À sa frontière, la barrière de l’échange. Le jour se lève. Aube et vent s’infiltrent à l’envi.
Bien au-dessus, en pleine course, dans une mêlée, une belle empoignade de nuages, les masses nocurnes, peu à peu désagrégées, ne feront plus obstacle.
Pierre Chappuis, Comme un léger sommeil, Corti, 2009, p. 38.
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19/05/2025
Charles Albert Cingria, Florides helvètes et autres textes
Je voudrais avoir, plutôt qu’un talent dont je me défie — et je ne suis pas le seul — ou qu’une inspiration dont le moment ne m’appartient pas, et qui me fait alors souvent défaut, me laissant tout chancelant, une fine et précise écriture penchée de carte de visite. Et un cœur semblable, un cœur de cire, un cœur rose, dont je serais attentif à ce qu’aucune température inusitée ne fût en danger de lui faire perdre sa forme, afin qu’au moins dans cet artificiel — j’emploie ce mot au sens étymologique de construit selon les règles de l’art — j’aie la certitude de ne pas dépasser un ton. Oui, et pour tout dire, ce ne serait pas une plume d’oie (quelle absurdité qu’une plume d’oie !) ni un roseau qu’il faudrait, mais une dure petite plume moderne — de fer évidemment, mais pas noire : noire seulement dans le haut, à l’intérieur, dans cette partie voûtée d’encre sèche ou vacille en croix un infime jour, comme, à de grands temps, jadis, sur la nuit du Siège de Damiette — afin que je puisse m’exprimer avec convenance sur un tel sujet.
Charles Albert Cingria, Florides helvètes autres textes, L’Âge d’homme, 1983, p. 63.
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18/05/2025
Charles Albert Cingria, Bois sec bois vert
C’est donc d’abord les lettres de deux fillettes ulcérées qui s’écrivent des bouts du monde. Elles sont, sans jamais se voir, entrées en rapport par des journaux d’enfants mal censurés où se communiquent des adresses incendiaires. C’est un langage chiffré auquel personne — ni surtout les réacteurs qui l’ont inventé — ne comprend rien. Elles jettent ainsi les bases, sans qu’on s’en doute, d’une entraide féminine précoce puissante, apte à lutter contre l’isolement où la belle éducation, que la richesse ou un excès de race implique, confine la malheureuse enfance.
Charles Albert Cingria, Bois sec bois vert, L’imaginaire /Gallimard, 1983 (1948), p. 71.
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16/05/2025
Hélène Sanguinetti, Jadis, Poïena une poème
Scène 2
(Un cauchemar à la frontière)
QUI EST LÀ ?
(bis)
Mouche posée
ivre noire sur,
la nuque d’un
chat, un
soldat tête nue
couché au fond
au milieu des feuilles
tombées dorées
de la rue
dans un coin
étranglé de forêt
là-bas loin et ici
à gauche, enroulé
sur lui-même, voilà
une autre mouche
balayeur sifflotant
pousse sa charrette
d’une main, de l’autre il
téléphone ou la met dans
une poche de ses grands
pantalons faits exprès
Petit Noir gouttière
cherchait amour hier
se tortillait ce matin,
2 novembre, pof ! mort,
une chance, pas d’odeur,
Balayeur s’éloigne
le bruit du char décroît, la
plaine est vide, elle pleure
Hélène Sanguinetti, Jadis, Poïena une poème, Flammarion, 2026, p. 28.
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15/05/2025
Hélène Sanguinetti, Jadis, Poïena, une poème
(Désastre)
Caillou lancé
fait floc très loin en bas
du puits
Soir descend avec le seau
Désert où sable orangé
Cave où murs s’effritent
Berceau où fille pleure
devenue grande elle
enferme derrière ses yeux
infinie peine et refus de
consolation
Où est la robe blanche
qui te frôlait quand tu ne
dormais pas et que papillon
de nuit voulut boire ?
POÏENA plus que toujours
se niche dans la poitrine
et bat au rythme de
tam-tams rafistolés à
l’élastique, ne pas tomber, ne pas
laisser aux petits singes
l’enfer de l’incendie,
(à tous les animaux, l’enfer de nous
Hélène Sanguinetti, Jadis, Poïena une poème, Flammarion, 2025, p. 70.
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14/05/2025
Hélène Sanguinetti, Jadis, Poïena, une poème
Mère
Longtemps tu as eu les cheveux longs, épais, blonds. Ta mère te faisait les tresses. Parfois une seule, si lourde. Quand tu tournes la tête, la tresse bat d’un côté, de l’autre. Tchonc tchonc tchonc. Un ruban de velours noir à chause bout, pour cacher les élastiques, comme Deneuve dans les Parapluies. Ta mère aime aussi te coiffer en chignon. Tout serré en haut de la tête avec beaucoup d’épingles, une telle tignasse ! La nuit, épingles enlevées, les cheveux te font mal.
Hélène Sanguinetti, Jadis, Poïena, une poème, Flammarion, 2025, p. 34
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13/05/2025
Jean Gent, L'Ennemi déclaré
(…) les Guaranis chantent et dansent et les larmes me montent aux yeux. Peut-être sont-elles amenées par la grande tristesse de leurs chants — les plus joyeux sont encore désespérés — qui disent l’esclavage ou plutôt d’où suinte la misère d’une race, et par le mode désolé des danses qui sont lentes, courbant l’échine lourde, sans cesse tirées vers une terre à la fois ingrate et consolante, dont on éprouve l’inexorable rappel, le terrible pouvoir d’attraction. J’ai entendu des chants plus tristes : j’étais de bronze. Que se passe-t-il ? L’exceptionnelle qualité des Guaranis se mesure donc à ceci : qu’ils appellent réflexion, non sur eux-mêmes, mais sur les exigences de la poésie dont le thème essentiel et l’amour et la mort. Nos acteurs d’Occident — on dit même nos artistes ! — et le plus doués d’entre eux — réussissent à nous toucher quand par bonheur — par hasard ! — ils nous restituent une anecdote utilisant l’un de ces thèmes, ou l’un et l’autre. Notre émotion alors a quelque chose d’étriqué…
Jean Genet, Faites connaissance avec les Guaranis, dans L’Ennemi déclaré, Notes et entretiens, Gallimard, 1991, p. 119.
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11/05/2025
Jean Genet, Ce qui reste d'un Rembrandt...
C’est seulement ces sortes de vérités, celles qui ne sont pas démontrables et même qui sont « fausses », celles que l’on ne peut conduire jusqu’) leur extrémité qans aller à la négation d’elles et de soi, c’est celles-là qui doivent être exaltées par l’œuvre d’art. Elles n’auront jamais la chance ni la malchance d’être un jour appliquées. Qu’elles vivent par le chant qu’elles sont devenues et qu’elles suscitent.
Jean Genet, Ce qui reste d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers et foutu aux chiottes, dans Œuvres complètes, IV, Gallimard, 1968, p.21.
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10/05/2025
Jean Genet, L'étrange mot d'...
Dès le début de l’événement théâtral, le temps qui va s’écouler n’appartient à aucun calendrier répertorié. Il échappe à l’ère chrétienne comme à l’ère révolutionnaire. Même si le temps historique — je veux dire le temps qui s’écoule à partir d’un événement mythique et controversé que l’on dit Avènement — ne disparaît pas complètement de la conscience des spectateurs, un autre temps, que chaque spectateur vit pleinement, s’écoule alors, et n’ayant ni commencement ni fin, il fait sauter les conventions historiques nécessitées par la vie sociale, du coup il fait sauter aussi les conventions sociales et ce n’est pas au profit de n’importe quel désordre mais à celui d’une libération — l’événement dramatique étant suspendu, hors du temps historiquement compté, sur son propre temps historique —, c’est au profit d’une libération vertigineuse.
Jean Genet, L’étrange mot d’…, dans Œuvres complètes, IV, Gallimard, 1968, p. 10.
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09/05/2025
Jean Genet, Le Funambule
La Mort — la Mort dont je te parle — n’est pas celle qui suivra ta chute, mais celle qui précède ton apparition sur le fil. C’est avant de l’escalader que tu meurs. Celui qui dansera sera mort — décidé à toutes les beautés, capable de toutes. Quand tu apparaîtras, une pâleur — non, je ne parle pas de la peur, mais de son contraire, d’une audace invincible — une pâleur va te recouvrir. Malgré ton fard et tes paillettes tu seras blême, ton âme livide. C’est alors que ta précision sera parfaite. Plus rien ne te rattachant au sol tu pourras dansser sans tomber. Mais veille de mourir avant d’apparaître, et qu’un mort danse sur le fil.
Jean Genet, Le Funambule, dans Œuvres complètes, V, Gallimard, 1979, p. 12.
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08/05/2025
Jean Genet, L'Atelier d'Alberto Giacometti
C’est l’œuvre de Giacometti qui me rend notre univers encore plus insupportable, tant il semble que cet artiste ait su écarter ce qui gênait son regard pour découvrir ce qui restera de l’homme quand tous les faux-semblants seront enlevés. Mais à Giacometti aussi peut-être fallait-il cette inhumaine condition qui nous est imposée, pour que sa nostalgie en devienne si grande qu’elle lui donnerait la force de réussir dans sa recherche. Quoi qu’il en soit toute son œuvre me paraît être cette recherche, que j’ai dite, portant non seulement sur l’homme mais aussi sur n’importe lequel sur le plus banal des objets. Et quand il a réussi à défaire l’objet ou l’être choisi de ses faux-semblants utilitaires, l’image qu’il nous en donne est magnifique.
Jean Genet, L’Atelier d’Alberto Giacometti, dans Œuvres complètes, V, Gallimard, 1979, p. 41-42.
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