28/03/2024
Antonin Artaud, Le Théâtre de la cruauté
POST-SCRIPTUM
Qui suis-je ?
D’où je viens ?
Je suis Antonin Artaud
et que je le dise
comme je sais le dire
immédiatement
vous verrez mon corps actuel
voler en éclats
et se ramasser
sous dix mille aspects
notoires
un corps neuf
où vous ne pourrez
plus jamais m’oublier
Antonin Artaud, Le Théâtre de la cruauté, dans
Œuvres complètes, tome XIII, Gallimard, 1974, p. 118.
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27/03/2024
Antonin Artaud, L'Anarchie sociale de l'art
Au cours de la première Révolution Française on a commis le crime de guillotiner André Chénier. Mais dans une époque de fusillades, de faim, de mort, de désespoir, de sang, au moment où se jouait rien de moins que l’équilibre du monde, André Chénier, égaré dans un rêve inutile et réactionnaire, a pu disparaître sans dommage ni pour la poésie ni pour son temps.
Et les sentiments universels, éternels d’André Chénier, s’il les a éprouvés, étaient ni tellement universels ni tellement éternels qu’ils puissent justifier son existence à une époque où l’éternel s’effaçait derrière un particulier aux préoccupations innombrables. L’art, justement, doit s’emparer des préoccupations particulières et les hausser au niveau d’une émotion capable de dominer le temps.
Or tous les artistes ne sont pas en mesure de parvenir à cette sorte d’identification magique de leurs propres sentiments avec les fureurs collectives de l’homme.
Et toutes les époques ne sont pas en mesure d’apprécier l’importance sociale de l’artiste et cette fonction de sauvegarde qu’il exerce au profit du bien collectif.
Antonin Artaud, L’Anarchie sociale de l’art, dans Œuvres complètes, tome VIII, Gallimard, 1971 et 1980, p. 233.
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26/03/2024
Michel Deguy, Ouï dire
Quand le vent pille le village
Tordant les cris
L’oiseau
S’engouffre dans le soleil
Tout est ruine
Et la ruine
Un contour spirituel
Michel Deguy, Ouï dire,
Gallimard, 1966, p. 33.
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25/03/2024
Michel Deguy, Biefs
Un jour elle sera là elle apparaîtra
Elle n’était pas là elle était ailleurs Voici qu’elle
Viendra de là-bas ici elle entrera
J’aurai affaire à elle Elle sera là pour moi
C’est moi plutôt qui entrerai dans son champ d’absence
Qui ne cesse pas Je serai happé pris dedans Soudain
Elle sera ici la fascinante Elle apparaîtra de là-bas de
Cet horizon Visible
Michel Deguy, Biefs, Gallimard, 1964, p. 51.
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24/03/2024
Michel Deguy, Donnant Donnant
Donnant
Donnant est la formule
l’échange sans marché
où la valeur d’usage ne serait que l’échange du don
où le commun n’est pas même cherché, foison des
incomparables sans mesure prise en commun, un troc où
la fleur d’ail se change en ce qui n’est pas de refus
Que désirez-vous donner
C’est le geste qui compte
Miche Deguy, Donnant Donnant, Gallimard, 1981, p. 57.
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23/03/2024
Michel Deguy, Poèmes de la presqu'île
Le sablier
Si je perds l’habitude de t’aimer, nous voici comme deux retraités qui jardinent séparés par un fil plus épais qu’une digue.
Pour réapprendre : placer la pommette gauche contre ma pommette droite, et frapper doucement sur la nuque pour faire passer de mon côté tes cils, le sable de tes cheveux, ton souffle au goût de fruit.
Toutes les trois minutes renverser le sablier.
Micherl Deguy, Poèmes de la presqu’île, Gallimard, 1961, p. 100.
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21/03/2024
Emily Dickinson, Du côté des mortels
S’il n’avait pas de crayon
Emprunterait-il le mien —
Usé — là— émoussé – mon cher,
De t’écrire tant.
S’il n’avait pas de mot —
Ferait-il la Pâquerette,
Presque aussi grande que je l’étais —
Quand il m’a cueillie ?
Emily Dickinson, Du côté des mortels, poèmes
1860-1861, traduction François Heusbourg,
Editions Unes, 2023, p. 57.
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20/03/2024
Zmoky Dickinson, Du côté des mortels
Même si je rentre très tard — très tard
Au loin je rentre — cela compensera —
Plus forte sera l’Extase
Qu’ils se seront faite à m’attendre —
Quand la nuit — tombera — muette — et noire —
Ils m’entendront frapper sans s’y attendre —
Le moment sera donc si bouleversant —
Brassé par des décennies d’Agonie !
Rien que d’imaginer le feu brûler —
Imaginer ces yeux si longtemps soustraits se tourner —
Songer à ce que moi-même je dirai,
Et ce que lui-même me dira à moi —
Voilà qui fait oublier les Siècles d’errance !
Emily Dickinson, Du côté des mortels, poèmes 1860-1861,
traduction François Heusbourg, éditions Unes, 2023, p.71.
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19/03/2024
Emily Dickinson, Du côté des mortels
Je n’oserais pas quitter mon ami,
Au cas où — au cas où il devrait mourir
Pendant mon absence — et que — trop tard
Je rejoigne le Cœur qi m’attendait —
Si je devais décevoir les yeux
Qui ont scruté — tant scruté — pour voir —
Et ne pouvaient se résoudre à se fermer avant
Qu’ils m’aient « aperçue » — ils m’ont aperçue —
Si je devais poignarder la foi patiente
Si sûre de ma venue — bien sûr je suis venue —
À l’écoute — à l’écoute — endormi —
En prononçant mon nom doucement —
Mon cœur souhaiterait se briser avant ça —
Se briserait alors — alors brisé —
Serait aussi inutile que le prochain soleil du matin —
Là où le givre de minuit — s’étendait !
Emily Dickinson, Du côté des mortels, poèmes
1860-1861, traduction François Heusbourg, éditions
Unes, 2023, p. 105.
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18/03/2024
André du Bouchet, Ici en deux
... toute la nuit
comme
sur le point de mourir
sans
que ma mort appartienne alors
davantage
que la clarté
venue
de la nuit blanche
n’a
appartenu à la nuit
André du Bouchet, Ici en deux,
Poésie/Gallimard, 2011, p. 65.
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17/03/2024
André du Bouchet, Air
Amarre
La grosse corde des jours de campagne
m’a lié
je m’use
couvert d’une écorce de fer
et comme moi
le jour s’est fermé
ma plaie
enterrée
la bande d’arbres
en diagonale
et l’air
au croc
qui nous faisait trembler
la surface de la terre
je suis sourd
et lisse
je ne comprends pas les mots de l’arbre
qui par moments continue de parler
au-dessus de la baignoire
posée dans le pré
comme une auge froide
d’où le jour sera sorti
entier.
André du Bouchet, Air,
Clivages, 1977, np.
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16/03/2024
Witold Gombrowicz, Moi et mon double
(...) Mais ce mot « je suis », sans aucun attribut, ce fait nu et terrible, me remplissait d’épouvante.il semblait qu’il n’y avait rien de plus difficile que d’être soi-même, ni plus ni moins. Ce mot impliquait une affreuse nudité ; D’ailleurs j’avais craché sur l’esprit et il s’était enfui. « Non, non —murmurai-je recroquevillé et frémissant — je ne veux pas être moi-même. Je préfère être un employé subalterne au ministère des Affaires étrangères, je préfère servir quelque chose ou quelq’un.
Witold Gombrowicz, Moi et mon double, traduction C. Jezewski et D. Autrand, L’œl de la Lettre, 1990, p. 25.
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15/03/2024
René Char, Chants de la Balandrane
Ma feuille vineuse
Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d’eux. Un moment nous serons l’équipage de cette flotte composée d’unités rétives, et le temps d’un grain, son amiral. Puis le large la reprendra, nous laissant à nos torrents limoneux et à nos barbelés givrés.
*
J’ai été élevé parmi les feux de bois, au bord de braises qui ne finissaient pas cendres. Dans mon dos l’horizon tournant d’une vitre safranée réconciliait le plumet brun des roseaux avec le marais placide. L’hiver favorisait mon sort. Les bûches tombaient sur cet ordre fragile maintenu en suspens par l’alliance de l’absurde et de l’amour. Tantôt m’était soufflé au visage l’embrasement, tantôt une âcre fumée. Le héros malade me souriait de son lit lorsqu’il ne tenait pas clos ses yeux pour souffrir. Auprès de lui, ai-je appris à rester silencieux ? À ne pas barrer la route à la chaleur grise ? À confier le bois de mon cœur à la flamme qui le conduirait à des étincelles ignorées des enclaves de l’avenir ? Les dates sont effacées et je ne connais pas les convulsions du compromis.
René Char, Chants de la Balandrane, Gallimard, 1977, p. 16 et 23.
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14/03/2024
René Char, Retour amont, Chants de la Balandrane
Célébrer Giacometti
En cette fin d’après-midi d’avril 1964 le vieil aigle despote, le maréchal-ferrant agenouillé, sous le nuage de feu de ses invectives (son travail, c’est-à-dire lui-même, il ne cessa de le fouetter d’offenses), me découvrit, à même le dallage de son atelier, la figure de Caroline, son modèle, le visage peint sur toile de Caroline — après combien de coups de griffes, de blessures, d’hématomes ? —, fruit de passion entre tous les objets d’amour, victorieux du faux gigantisme des déchets additionnés de la mort, et aussi des parcelles lumineuses à peine séparées, de nous autres, ses témoins temporels. Hors de son alvéole de désir et de cruauté. Il se réfléchissait, ce beau visage sans antan qui allait tuer le sommeil, dans le miroir de notre regard, provisoire receveur universel pour tous les yeux futurs.
René Char, Retour amont, Gallimard, 1966, p. 29
Ne viens pas trop tôt
Ne viens pas trop tôt, amour, va encore ;
L’arbre n’a tremblé que sa vie ;
Les feuilles d’avril sont déchiquetées par le vent.
La terre apaise sa surface
Et referme ses gouffres.
Amour nu, te voici, fruit de l’ouragan !
Je rêvais de toi décousant l’écorce.
René Char, Chants de la Balandrane, Gallimard, 1977, p. 55.
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13/03/2024
André du Bouchet, Enclume de fraîcheur
Embâcle
S’il fallait aussitôt sorti, rester dehors,
qu’il n’était plus
temps de reculer. Ici, quand la montagne serait sur
nous. Mais il est temps de reculer.
Le chemin court, m'éclaire, dès le
jour, comme il prend sans faire halte. De retour déjà,
il emporte.
Oh, la route que l’inaction de l’air envahit !
André du Bouchet, Enclume de. fraîcheur, La Dogana,
2024, np.
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