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11/10/2025

Louis Zukofsky, Un objectif et deux autres essais

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Un poème. Cet objet en formation — Le poème comme travail — Un classique.
Les vagues mouillées d’Homère, non pas nos vagues mouillées, mais, dans ces deux mots, assez d’associations pour rendre un contexte capable de s’étendre depuis son lieu jusqu’au présent. Parce qu’il y a, même si les significations changent, une étiquette linguistique, une archive qui peut rester claire pour nous comme image d’un contexte passé — le contexte tel qu’à l’origine il signifia — ou bien, si l’on ne peut y croire, un équilibre atteint — ou du moins le passé que nous ne pouvons même deviner, mais qui atteint un équilibre de sens déterminé par les significations nouvelles surgissant dans le mot à mot.
Un poème : un contexte associé à une forme « musicale », musicale entre guillemets puisqu’il ne s’agit pas de notes, mais de mots plus variables que les variables et employés à l’extérieur comme à l’intérieur du contexte pour une référence communicative.
Impossible de communiquer autre chose que des singularités — historiques et contemporaines — des choses, des êtres humains comme choses, leur appareillage de capillaires et de veines entrelaçant les événements, les circonstances, et s’entrelaçant avec eux. Le mot révolutionnaire, s’il doit accomplir sa révolution, ne peut se libérer d’une référence. Il n’est pas infini. Mais infini est un terme.

L’ordre, pour toute poésie, consiste à s’approcher d’un état de musique où les idées s’offrent aux sens et à l’intelligence, dénuées de toute intention prédatrice. Un dur travail, comme le savent les poètes, qui s’évertuent à réconcilier les principes contrastés des faits. Dans la poésie, le poète ne cesse de rencontrer les faits, qui semblent faire obstacle à la musique en cours de route, bien que ni musique ni mouvement ne puissent exister sans eux, sans les faits qui leur sont propres. Matière première, pour parler vite, qui attend le sceau de la forme. Les poèmes ne sont que des actes exercés sur les singularités. Et par cette seule activité ils deviennent eux-mêmes des singularités — c’est-à-dire des poèmes.

 

Louis Zukofsky, Un Objectif & deux autres essais, traduit de l’américain par Pierre Alféri, Un Bureau sur l’Atlantique / Éditions Royaumont, 1989, p. 18-19 et p. 23.

09/10/2025

William Butler Yeats, L'escalier en spirale

w. b. yeats, l'escalier en spirale, jean-yves masson

 Après un long silence

Des mots après un long silence ; maintenant
Que tous les autres amants sont séparés ou morts,
Qu’un abat-jour voile la lumière inamicale de la lampe
Et que les rideaux sont tirés sur l’inamicale nuit,
Il est bon que nous improvisions encore et encore
Sur ces thèmes suprêmes, l’Art et le Chant :
La décrépitude du corps est sagesse ; quand nous étions jeunes,
Nous nous aimions et nous étions des ignorants.
 

After long silence

Speech after long silence; it is right,
All other lovers being estranged or dead,
Unfriendly lamplight hid under its shade,
The curtains drawn upon unfriendly night,
That we descant and yet again descant
Upon the supreme theme of Art and Song :
Bodily decrepitude is wisdom ; young
We loved each other and were ignorant.

          •  

Mort

Ni peur ni espérance n’assistent
Un animal qui meurt ;
Un homme, lui, attend sa fin
En craignant, en espérant tout ;
Bien des fois déjà il mourut,
Bien des fois il ressuscita.
Un grand homme dans son orgueil
Confronté à des meurtriers
N’a que mépris et dédain
Pour le souffle de la vie ;
La mort, il la connaît à fond –
C’est l’homme qui a créé la mort.
 

Death

Nor dread nor hope attend
A dying animal ;
A man awaits his end
Dreading and hoping all ;
Many times he died,
Many times rose again.
A great man in his pride
Confronting murderous men
Casts derision upon
Supersession of breath ;
He knows death to the bone –
Man has created death.

William Butler Yeats, L’escalier en spirale et autres poèmes [The Winding Stair and Other Poems ; From ‘Full Moon in March’], présenté, annoté et traduit de l’anglais par Jean-Yves Masson, [édition bilingue] éditions Verdier, 2008, p. 119 et 118, 23 et 22.

08/10/2025

Zugène Savitzkaya,  Les Règles de solitude

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Il est possible que nous n’ayons aucun visage, mais que nous soyons tous porteurs de masques. Et il semble que c’est pour cette raison que nous paraissons si différents les uns des autres. Il suffit parfois de malmener très légèrement notre face d’apparat pour que déteigne sur la peau la silhouette intime et vénérable qui est notre représentation cachée et essentielle, l’authentique habitant.

Je conserve, à jamais, très précieusement, ma tête de mort. Elle est ma tête de mort, ce que je cache le mieux et avec le plus de soin et aussi ce qui apparaît avec le plus de netteté au grand jour du soleil. Ma tête de mort si fraîche est la seule chicane.

 Eugène Savitzkaya, Rules of solitude, avec une trad. en anglais par Gian Lombardo, Quale Press, 2004, auparavant Les Règles de solitude ont été publiée en édition bilingue français/allemand, Edition Solitude, Stuttgart, 2004. 

 

 

 

07/10/2025

Daniil Harms, Œuvres en prose et en vers

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je ne sais pourquoi les routes
détachées de la terre
jouent avec les oiseaux
les branches vétustes du vent
agitent les petits paniers cousus par les piverts
les piverts courent sur les troncs
ils tiennent à la main de petits crayons.
une bouteille jaillit d’un trou d’arbre
oriente son vol vers le lac
pour se remplir d’eau.
Le chêne se réjouit 
quand dans son cœur
on met un cœur à eau.
Je suis passé près de deux pigeons
les pigeons battaient des ailes
pour effrayer un renard
qui de ses pattes acérées
mangeait les petits des pigeons.
J’ai levé mon cahier, l’ai ouvert
et ai lu les dix-sept mots
que j’avais écrits la veille,
les pigeons s’envolèrent aussitôt,
le renard devint une petite boîte d’allumettes
Et moi j’étais extrêmement joyeux

            •  

La fin est là. La force s’est éteinte
La tombe m’appelle à elle.
Mon cœur bat de plus en plus doucement.
Comme une nuée noire la mort avance sur moi
Et dans le ciel la lumière du soleil s’éteint.
Je vois la mort. Impossible de vivre.
Terre adieu ! Adieu Terre !

 

Et la trace de vie soudain est perdue.

 

Daniil Harms, Œuvres en prose et en vers, traduit du russe et annoté par Yvan Mignot, préface de Mikhaïl Iampolski, éditions Verdier, 2005, p. 428-429 et 781.

 

06/10/2025

Paul Claudel, Positions et propositions

 

(Baudelaire)

Je revois ces yeux grands ouverts de Parisien, pleins de rêve, de désespoir, d’intelligence et d’ironie, ce front comme un vaste miroir apte à refléter plus les lumières que les formes et à s’imprégner de la substance  des choses plutôt qu’à la retenir et les élaborer, ce nez délicat et palpitant, de voluptueux et de connaisseur, et surtout la bouche qui est le trait essentiel de cette physionomie pathétique, cette grande bouche amère et fermée, moins faite pour parler que pour posséder et savourer le noir trésor intérieur :

                                                              Tous les êtres aimés

Sont des vases de fiel qu’on boit les yeux fermés.

C’est l’âme gonflée de désirs, de souvenirs et de remords qui possède cette figure et l’intelligence n’en est que le témoin douloureux, attentif et clairvoyant. C’est l’âme qui respire dans ces beaux vers dont notre jeunesse s’est enivrée, c’est elle qui de note en note se dilate dans un chant sublime pour se résorber peu à peu dans la conscience de son malheur et de son péché.

 

Paul Claudel, Positions et propositions, dans Œuvres en prose, Pléiade/Gallimard, 1965, p. 17-18.   

Paul Claudel, Positions et propositions

               paul claudel,positions et propositions,baudelaire

(Baudelaire)

Je revois ces yeux grands ouverts de Parisien, pleins de rêve, de désespoir, d’intelligence et d’ironie, ce front comme un vaste miroir apte à refléter plus les lumières que les formes et à s’imprégner de la substance  des choses plutôt qu’à la retenir et les élaborer, ce nez délicat et palpitant, de voluptueux et de connaisseur, et surtout la bouche qui est le trait essentiel de cette physionomie pathétique, cette grande bouche amère et fermée, moins faite pour parler que pour posséder et savourer le noir trésor intérieur :

                                                              Tous les êtres aimés

Sont des vases de fiel qu’on boit les yeux fermés.

C’est l’âme gonflée de désirs, de souvenirs et de remords qui possède cette figure et l’intelligence n’en est que le témoin douloureux, attentif et clairvoyant. C’est l’âme qui respire dans ces beaux vers dont notre jeunesse s’est enivrée, c’est elle qui de note en note se dilate dans un chant sublime pour se résorber peu à peu dans la conscience de son malheur et de son péché.

 

Paul Claudel, Positions et propositions, dans Œuvres en prose, Pléiade/Gallimard, 1965, p. 17-18.   

Christian Prigent, Artaud, le toucher de l'être

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Artaud accomplit dans la violence, dans les mots, dans la radicalité du geste stylistique, un destin d’humain pour autant qu’humain veut dire parlant. Et s’il l’accomplit, c’est parce que ses écrits sont sans doute, parmi tous ceux que compte notre « bibliothèque », ceux qui emportent au plus loin le tracé de ce qui fonde l’être humain en tant qu’être séparé parce qu’il parle. La puissance de fascination que peut exercer Artaud vient à mon sens de la sensation qu’il donne de pousser à bout d’une façon à la fois savante et impulsive, implacablement rythmée et superbement arrogante dans sa douleur même, cette logique de la séparation : parce qu’il forme sans cesse la langue (le chant) du séparé (d’avec le corps, d’avec le monde) et nous assène à chaque coup la vérité sans fleurs. Or, c’est là, à mon sens, le point névralgique auquel touche toute expérience littéraire digne de ce nom. Artaud nous situe au cœur d’une question à laquelle aucune formule théorique ou stylistique ne saurait répondre sinon par la mise en évidence de sa propre énigme et de son propre ratage – au sens où l’œuvre d’Art est ratée mais où c’est dans ce ratage magnifique qu’est sa nécessité (son toucher de l’être). C’est dans ce commentaire infini sur le ratage de l’humain (son inadéquation au réel immédiat et à sa propre réalité corporelle), que se trouve, je crois, la vérité de l’expérience littéraire.

Je suis frappé de voir que les jeunes gens qui écrivent aujourd’hui ne lisent plus guère Artaud. Il n’appartient pas à leur bibliothèque. Peut-être est-ce l’une des conséquences de leur méfiance envers toute tentative de penser globalement la question de la littérature, voire d’une sorte de rejet de la littérature comme pensée et de l’interrogation théorique sur l’essence de la littérature.

Christian Prigent, Artaud, le toucher de l’être, entretien avec Olivier Penot-Lacassagne, dans Artaud en revues, sous la direction d’O. Penot-Lacassagne, L’Âge d’Homme, 2005, p. 137-138. 

 

 

04/10/2025

Paul-Jean Toulet, Les trois impostures

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La plus cruelle absence est celle que l’on peut toucher avec la main.

 

Ah ! qu’un beau jour, songeait le roi, qu’on m’aimât pour moi-même, sans trahison, ni calcul, ni mensonge.

L’aumônier dit :

_ Prenez un chien.

 

Les arrivistes sont des gens qui arrivent. Ils ne sont jamais arrivés.

 

Un peu d’éclat, un peu de poussière : c’est un héros… ou un papillon.

 

Quelquefois on parle, on parle, c’est pour ne pas s’entendre penser.

 

Paul-Jean Toulet, Les trois impostures, dans Œuvres complètes, Bouquins/Robert Laffont, 1986, p. 171, 180, 181, 182, 195.

03/10/2025

Paul-Jean Toulet, Les trois impostures

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La mort n’est pas si cruelle à nous ravir ce qu’on aime ; non, pas si cruelle que l’oubli.

 

Sur le visage de l’homme qu’elle aime, la femme pose un masque où il peut grimacer tout à son aise. Mais, à la fin, le masque tombe et l’homme reste.
Il ferait beaucoup mieux de s’en aller.

 

Une femme ne quitte son homme que pour un autre homme ; ou pour mourir.

Et encore, elle revient.

 

Aimer moins, ou ne plus aimer, c’est tout de même.

 

À l’aube d’un nouvel amour, que l’amour d’hier semble un mauvais rêve.

 

Paul-Jean Toulet, Les trois impostures, dans Œuvres complètes, Bouquins/Robert Laffont, 1986, p. 161, 163, 166, 166, 168.

 

 

29/09/2025

Georges Perros, Papiers collés, 3

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Il y a toujours quelque chose d’illisible dans un poème (digne de ce nom). L’illisible, c’est le poème lui-même, rendu équivalent à la nature. Incueillable. On se donne des gants en semant.

 

La culture fait des perroquets. Une partie de la poésie moderne — mais qu’entends-je par là ? — est le fait de type pas bêtes qui ont lu jusqu’à la garde, et peuvent à leur volonté singer tel ou tel prédécesseur de leur choix.

 

Tout le monde est capable d’écrire n’importe quoi en se réclamant de la poésie. 

 

Un poème, c’est l’intérieur et l’extérieur, quelque chose au cœur de laquelle on peut habiter. Et quand l’intérieur est trop confortable, permet une pose, voire un repos, ça se sent tout de suite. Un poème fait partie du monde, il s’intègre à tout l’invisible, à tout l’ailleurs, à ce que Bonnefoy appelle l’arrière-pays. Il y a des choses qui passent en nous, qui nous traversent, nous travaillent, comme on dit que la mer est travaillée, sans que nous en soyons les maîtres. Ni les esclaves. Le matériau nous ignore, nous lui sommes parfaitement indifférents. À prendre ou à laisser. L’art n’est pas autre chose que la récupération difficile de ces signes qui échappent au quotidien élémentaire, mais comme le tout échappe au détail.

 

Ce qu’on entend généralement par poésie est devenu la tarte à la crème de notre délicieuse société. On va même jusqu’à l’enseigner — l’ensaigner ? — dans les universités, ce qui pourrait suffire à incendier l’immeuble si l’exercice professoral n’était de longue date voué au ridicule de l’inefficacité absolue. Mais il est vrai, vérifiable, que pas mal d’individus diplômés continuent d’expliciter Rimbaud, Cummings, etc. En tout rien toute horreur. Les étudiants n’y voient que du feu, mais ce feu ne prend pas. Nulle part. Ils connaîtront trois vers de X. Y. Z., juste assez pour les citer de travers quand ils seront devenus députés, ministres, président de je ne sais quelle république.

 

Georges Perros, Papier collés 3, Gallimard, 1978, p. 15, 46, 46, 69, 169.

27/09/2025

Charles Reznikoff, Holocauste

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IV

 

GHETTOS

 

1

 

Au début il y avait deux ghettos à Varsovie :
un petit et l’autre grand,
et entre eux un pont. 
Les Polonais doivent passer sous le pont et les Juifs dessus ; 
et à côté, se trouvaient des gardes allemands pour voir si les Juifs ne se mêlaient pas aux Polonais.
Du fait des gardes allemands
tout Juif qui ne retirait pas son chapeau en signe de respect en traversant le pont
était abattu —
et beaucoup le furent —
et certains furent abattus sans aucune raison du tout.

 

2

 

Un vieil homme portait des morceaux de bois à brûler 
pris dans une maison qui avait été détruite :
on n’avait donné aucun ordre contre ça —
et il faisait froid.
Un commandant S.S. le vit
et lui demanda où il avait pris ce bois,
et le vieil homme répondit que c’était dans une maison qui avait été détruite.
Mais le commandant sortit son pistolet,
le plaça sur la gorge du vieil homme
et l’abattit.

 

3

 

Un matin des soldats allemands et leurs officiers
entrèrent de force dans les maisons du quartier où les Juifs avaient été rassemblés,
en criant que tous les hommes devaient sortir ;
et les Allemands prirent tout dans les armoires et les placards.
Parmi les hommes se trouvait un vieil homme portant la robe — et le chapeau — de la secte pieuse des Juifs qu’on nomme les Hassidim.
Les Allemands lui mirent une poule dans les mains
et on lui dit de danser et de chanter ; 
puis il dut faire semblant d’étrangler un soldat allemand 
et cela fut photographié.

 

[…]

 

6

 

À trois heures un après-midi
une cinquantaine de Juifs étaient dans une cave.
Quelqu’un poussa le sac qui bouchait l’ouverture
et ils entendirent une voix :
« Sortez !
Sinon nous allons lancer une grenade. »
Les S.S. et la police allemande avec des bâtons dans les mains
se tenaient prêts
et se mirent à frapper ceux qui se trouvaient dans la cave.
Ceux qui en eurent la force
furent mis en file selon les ordres
et furent emmenés vers une place
et alignés sur un seul rang pour être abattus.
Au dernier moment
un autre groupe de S.S. arriva et demanda ce qui se passait.
Un de ceux qui étaient prêts à tirer répondit
qu’ils avaient sorti les Juifs d’une cave
et qu’ils s’apprêtaient à les abattre selon les ordres.
Le commandant du second groupe dit alors :
« C’est des Juifs gras.
Tous bons à faire du savon. »
Et ils emmenèrent les Juifs à un convoi
qui n’était pas encore parti pour un camp de la mort — 
des wagons de marchandises russes sans marchepied —
et ils durent se hisser l’un l’autre dans les wagons.

 

Charles Reznikoff, Holocauste, traduit de l’américain et préfacé par Auxeméry, suivi d’un entretien avec Charles Reznikoff, Prétexte éditeur, 2007, p. 28-30 et 32-33.

26/09/2025

Pierre Oster-Soussouev, Requêtes ; Pour un art poétique

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Je parie sur la rationalité fondatrice de l’acte de poésie. L’attention — ou l’amour — commande en effet le moment de l’analyse et celui de la connaissance. Plus qu’attentifs, nous ne les séparerons pas.

*

Une définitive rupture menace le poème. Bien sûr, aucun acte littéraire n’aboutit. Cela posé, le refus d’aller jusqu’à la source de la phrase... Et de suivre la route de la phrase... De se mouvoir dans l’espace de la phrase...

*

Poésie comme implicite de la syntaxe, des successions insignes que l’harmonie inférieure engendre ; poésie méditée qui dégage et amplifie des structures libératrices.

*

 Quête d’une simplicité inaccessible ; ou d’une complexité inapparente.

*

Ne rien anéantir jamais de ce que les siècles ont produit. Ne jamais rien dissoudre de ce qu’ils consacrent. Et ne contrevenir en rien à ce qui fait qu’ils se consument.

                                                       *

Prose, essence miroitante : horizon éclatant du vers. Les forces que dans le vers nous privilégions relèvent de l’art synthétique de la prose. Et les réussites même brèves du vers sont fonction de la prose infaillible.

*

Rejoue une à une les chances de chaque vers ; traduis les ruines du langage.

 

Pierre Oster Soussouev, Pour un art poétique dans Requêtes, version nouvelle suivie de Pour un art poétique, Le temps qu’il fait, 1992, p. 59, 59, 62-63, 64, 66, 67, 76.

 

 

25/09/2025

André Frénaud, La Sainte Face ; Notre inhabileté fatale

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             L’irruption des mots

 

Je ris aux mots. J’aime quand ça démarre,
qu’ils s’agglutinent, et je les déglutis
comme cent cris de grenouille en frai.
Ils sautent et s’appellent, 
s’éparpillent et m’appellent
et se rassemblent et je ne sais
si c’est Je qui leur réponds ou eux encore
dans un tumulte intraitablement frais
qui vient sans doute de nos profondes lèvres,
là-bas où l’eau du monde m’a donné vie.
Je me vidange quand m’accouchent ces dieux têtards.
Je m’allège et m’accroîs par ces sons qui dépassent,
issus d’un au-delà, presque tout préparés.
J’en fais le tour après, enorgueilli,
ne me reconnaissant qu’à peine en ce visage
qu’ils m’ont fait voir et qui parfois m’effraie,
car ce n’est pas moi seul qui par eux me démange.

 

                                                           27 janvier 1948

 André Frénaud, La Sainte Face, Gallimard, 1968, p. 78.

 

J’ai dit comment se constituait chez moi un long poème : à partir d’une irruption de mots, sans conception architecturale préalable, et m’y reprenant à plusieurs fois, non sans beaucoup de réflexions sur la place de tel élément et sur ce qui manque ailleurs, ces constructions verbales de dimension souvent vaste, avec des raccourcis et des ruptures, des raccordements imprévus, tous les bouleversements d’une longue phrase qui tâche de s’y retrouver et de s’inventer une certaine unité.

André Frénaud, Notre inhabileté fatale, entretien avec Bernard Pigaud, Gallimard, 1979, p. 170.

 

 

 

24/09/2025

Jacques Dupin, L'embrasure

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(…) Excédante, inexpiable, la poésie ne comble pas mais au contraire approfondit toujours davantage le manque et le tourment qui la suscitent. Et ce n’est pas pour qu’elle triomphe mais pour qu’elle s’abîme avec lui, avant de consommer un divorce fécond, que le poète marche à sa perte entière, d’un pied sûr. Sa chute, il n’a pas le pouvoir de se l’approprier, aucun droit de la revendiquer et d’en tirer bénéfice. Ce n’est qu’accident de route, à chaque répétition s’aggravant. Le poète n’est pas un homme moins minuscule, moins indigent et moins absurde que les autres hommes. Mais sa violence, sa faiblesse et son incohérence ont pouvoir de s’inverser dans l’opération poétique et, par un retournement fondamental, qui le consume sans le grandir, de renouveler le pacte fragile qui maintient l’homme ouvert dans sa division, et lui rend le monde habitable.

 

Jacques Dupin, L’Embrasure, dans L’Embrasure, précédé de GravirPoésie/Gallimard, 1971, p. 135.

23/09/2025

Pierre Reverdy, En vrac

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La poésie est atteinte quand une œuvre d’art quelconque s’intègre, ne fût-ce qu’un moment, à la vie réelle de l’homme par l’émotion qu’elle provoque dans son esprit et comme dans sa chair. La poésie n’est dans rien d’autre que dans la mise en commun d’aspirations diverses auxquelles l’œuvre d’art peut donner la violente illusion de s’être rencontrées.

 

Le poète ne s’occupe pas et ne doit pas s’occuper de l’émotion que pourra provoquer son œuvre. Il ne doit et ne peut connaître ou reconnaître, dans son œuvre, que l’émotion qui lui a donné l’élan nécessaire à sa création. Mais, plus cette œuvre sera loin de cette émotion, plus elle en sera la transformation méconnaissable et plus vite elle aura atteint le plan où elle était, par définition, destinée à s’épanouir et vivre, ce plan d’émotion libérée où se transfigure, s’illumine et s’épure l’opaque et sourde réalité. 

 

On ne fait pas de la poésie. On écrit des poèmes en risquant sa chance ; on peint des tableaux, on compose un morceau de musique et il s’en dégage de la poésie ou il ne s’en dégage pas, c’est-à-dire qu’on a écrit, peint, composé absolument pour rien, ou bien…

 

Le poète doit voir les choses telles qu’elles sont et les montrer ensuite aux autres telles que, sans lui, ils ne les verraient pas.

 

L’art et la poésie ne sont là que pour puiser dans la nature ce que la nature ne fait pas.

 

Je vis, d’abord — j’écris, parfois, ensuite. Mais il m’arrive de sentir davantage ce que veut dire vivre en écrivant.

 

Pierre Reverdy, En vrac, Flammarion, 1989, p. 33, 42-43, 78, 96, 99, 185.