06/03/2025
Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse
Toutes les relations familiales, amicales,
nous tiennent par des fils plus ou moins tendus ,
cela dessine une sorte de toile, semblable
à celle que tissent les araignées silencieuses.
Mais si jamais il n’y a plus aucun de ces fils
l’âme tombe peu à peu en déshérence .
Quand elle n’est plus tenue par aucun lien,
alors, alors la tête tombe sur la poitrine.
C’est aussi qu’il n’y a plus d’horizon
où résiderait encore quelque espérance ténue
en route vers cet ici si désolant.
Je veux dire celui de la maison de retraite
où l’on parque tous ces vieillards, les uns
après les autres, mis là comme au rebut.
Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse, Le Temps
qu’il fait, 2025, p. 33.
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05/03/2025
Jacques Lèbre , Sonnets de la tristesse
Et si tout était complètement faux ? Que sais-je au fond,
de la vie intérieure de ma mère ? Ce que j’imagine
n’est peut-être d’aucune vérité dans la réalité.
Alors on dira que c’est de la poésie, dans un sens péjoratif.
Soit je suis dans la justesse, soit je suis dans l’erreur,
mais une maison de retraite n’est pas un endroit très gai.
Je me souviens de l’une d’elles et de l’ami qui s’y trouvait,
elle était dans un cadre bucolique, c’était un mouroir.
L’ami laissé lui-même (il avait perdu la mémoire)
serait vite devenu grabataire s’il y était resté,
pour qu’il se lève de son lit, il fallait le soutenir.
Je ne sais s’il y a une parte de vérité dans ce que j’écris,
mais si j’écris, sans doute est-ce pour répondre à un choc,
faire ressentit peut-être, ce qui ressemble à une violence.
Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse, Le Temps
qu’il fait, 2025, p. 40..
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04/03/2025
Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse
3
Quelle tristesse… Tous ces vieillards assis
sur des fauteuils ou des fauteuils roulants, immobiles,
en rangs d’oignons ou en cercle dans la salle commune,
menton qui tombe sur la poitrine et qui semblent
ne plus rien attendre — sinon la mort.
Et quand vous passez, quelques têtes, mais pas toutes,
se relèvent, se tournent lentement, à mesure,
vous suivent des yeux — telles des vaches dans un pré.
Une fin de vie peut durer très longtemps,
et si l’on a toujours la conscience du temps…
Quelle tristesse … Tous ces regards éteints,
ce silence des vies qui viennent ici finir
et dont on ne soupçonne même pas ce qu’elles furent
ailleurs en leurs lieux et en leur temps.
Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse, Le Temps qu’il fait,
2025, p. 27.
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03/03/2025
Kafka, Journal
Le voisin fait pendant des heures la conversation à la logeuse. Tous les deux parlent bas, la logeuse est presque inaudible, ce n’en est que plus énervant. J’ai interrompu l’écriture qui était repartie depuis deux jours, qui sait pour combien de temps. Désespoir pur. En est-il ainsi dans chaque logement ? Une telle détresse ridicule et nécessairement mortelle m’attend-elle chez chaque logeuse, dans chaque ville ? (…) Mais cela n’a pas de sens de désespérer immédiatement, plutôt chercher des moyens d’action, si fortement que — non cela ne va pas contre mon caractère, il y a encore un reste de judaïsme coriace en moi mais voilà, le plus souvent il aide la partie adverse.
Kafka, Journal, traduction Robert Kahn, 2020, NOUS, p. 745.
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02/03/2025
Kafka, Journal
Il ne veut pas de consolation, mais pas parce qu’il n’en veut pas — qui n’en voudrait pas — mais parce que chercher la consolation signifie : consacrer sa vie à ce travail, vivre toujours au bord de sa propre existence, presque en dehors d’elle, ne presque plus savoir pour qui on cherche la consolation et du coup ne même plus être capable de trouver une consolation efficace (efficace, pas vraie, celle-là il n’y en a pas).
Kafka, Journal, traduction Robert Kahn, 2020, NOUS, p. 745.
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01/03/2025
Kafka, Journal
J’ai rêvé aujourd’hui d’un âne ressemblant à un lévrier, qui était très réservé dans ses mouvements. Je l’observai avec précision parce que j’étais conscient de la rareté de l’apparition, mais je ne conservai que le souvenir de ce que ses pieds étroits, ceux d’un humain, ne purent me plaire à cause de leur longueur et de leur symétrie. Je lui offris des bottes de cyprès frais, vert foncé que je venais de recevoir d’une vieille dame de Zurich (toute la scène se passait à Zurich), il n’en voulait pas, les reniflait à peine ; mais dès que je les eux posées sur une table il les dévora si complètement qu’il n’en resta qu’un noyau semblable à une châtaigne et à peine reconnaissable. On raconta plus tard que cet âne n’était encore jamais allé sur ses quatre pattes mais qu’il se tenait toujours debout comme un homme et qu’il montrait sa poitrine brillante et argentée, ainsi que son petit bedon. Mais en fait cela n’était pas exact.
Kafka, Journal, édition NOUS, traduction Robert Kahn, 2020, p. 178.
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28/02/2025
Kafka Journal
Ce sentiment de fausseté que j’ai en écrivant pourrait être représenté par cette image : quelqu’un attendrait devant deux trous creusés dans le sol une apparition qui ne doit surgir que de côté droit. Mais alors que justement ce trou-là reste obstrué par une paroi assez opaque, une apparition après l’autre sort du côté gauche, cherche à attirer le regard sur soi et finit par y parvenir sans effort grâce à une ampleur croissante, qui finit même par recouvrir la bonne ouverture, quel que soit le moyen de défense pour empêcher cela. Mais voilà, si on ne veut pas quitter cette place — et cela on ne le veut à aucun prix — on doit s’accommoder de ces apparitions, qui pourtant, en raison de leur fugacité — leur force s’épuise dans le fait même d’apparaître — ne peuvent suffire, mais, quand par faiblesse, elles s’arrêtent, on les disperse vers le haut et dans toutes les directions, juste pour en susciter d’autres, parce que leur vision prolongée vous est insupportable et aussi parce que l’espoir subsiste qu’après épuisement des fausses apparitions les vraies pourront enfin surgir.
Kafka, Journal (27/12/1911), traduction Robert Kahn, éditions NOUS, 2020, p. 281.
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27/02/2025
Franz Kafka, Journaux
Quand on s’arrête sur un livre de lettres ou de mémoires, quelle que doit la personne concernée (…), qu’on ne le fait pas pénétrer en soi par sa propre force, car pour cela il faut déjà de l’art et celui-ci se suffit à lui-même, mais que cela vous est donné — pour celui qui n’oppose pas de résistance cela arrive vite —,de se séparer de l’étranger ainsi constitué et de consentir à en faire un membre de sa famille, alors ce n’est plus quelque chose de spécial quand, en refermant le livre on se trouve face à soi-même, et que, après cette excursion et ce délassement on se sent à nouveau mieux dans son être propre, renouvelé et secoué à neuf d’avoir été pendant un moment vu de loin, et on reste avec une tête plus libre.
Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn, éditions NOUS, 2020, p. 247.
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25/02/2025
Gerard Manley Hopkins, Reliquiæ Vers Proses Dessins
Paraître l’étranger
Paraître l’étranger, tel est mon lot, ma vie
Parmi des étrangers. Père et mère chéris,
Frères er sœurs, sont dans le Christ non proches
Et Lui ma paix, mon désunir, glaive et discord.
L’Angleterre, ô mon cœur en quiert l’honneur ! épouse
De mon premier créant, ne m’écouterait pas
Si je plaidais, ni ne plaidè-je : combien las-
sé d’être là, oisif, où les guerres abondent.
Me voici en Irlande à présent : c’est ma tierce
Éloigne. Non qu’à chaque éloigne je ne donne
Et ne reçoive amour. Mais à toute parole
De mon cœur le plus sage, ou le ban confondant
Du ciel noir, ou l’enfer, met barre. Ce garder
Inouï, ou ouï sans plus, me laisse à zéro, seul.
Gerard Manley Hopkins, Reliquiæ Vers Proses Dessins
réunis et traduits par Pierre Leyris, éditions du Seuil, 1957, p. 115.
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24/02/2025
Dino Campana, Chants orphiques
La chimère
Je ne sais si entre des rochers ton pâle
Visage m’apparut, ou si un sourire
De lointains ignorés
Tu fus, baissé le front
D’ivoire éblouissant ou une jeune
Sœur de la Joconde :
Ou des printemps défunts
Pour tes pâleurs mythiques
La Reine ou la Reine adolescente :
Mais pour ton poème ignoré
De douleur et de volupté
Musique jeune fille exsangue,
Marqué de lignes de sang
Dans le cercle des lèvres sinueuses,
Reine de la mélodie :
Mais pour ta vierge tête
Penchée, moi poète nocturne
J’ai veillé les vives étoiles dans les prairies du ciel,
Moi pour ton doux mystère,
Moi pour ta démarche taciturne.
Je ne sais si des cheveux la pâle
Flamme fut la marque
Vivante de sa pâleur,
Je ne sais si ce fut une douce vapeur,
Douce sur ma douleur,
Sourire d’un visage nocturne :
Je regarde les rochers blancs les sources muettes des vents
Et l’immobilité des firmaments
Et les ruisseaux gonflés qui vont pleurant
Et les ombres du travail humain penchées sur les margelles souffrantes
Et toujours dans de tendres cieux des lointaines claires ombres courantes
Et toujours je t'appelle je t’appelle Chimère.
Dino Campana, Chants orphiques, édition bilingue, introduction de Maria Luisa Spaziani, postface et traduction de l’italien de Michel Sager, Seghers, 1977, p. 46-47.
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23/02/2025
Jean Tortel, Relations
On n’est pas heureux
Sous l’azur fragile.
En ce jardin je sais je ne sais quoi.
Les feuilles sont un peu plus larges,
Un peu moins vertes que leur nom.
L’azur enfante l’ombre
(Le fruit de sa pourriture).
La terre aborde son silence
Qui l’attendait.
Jean Tortel, Phrases pour un orage, III,
dans Relations, Gallimard, 1968, p. 31.
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22/02/2025
Joyce Mansour, Carré blanc
Du doux repos
Prends vire une plume
Écris
Je volerai je volerai
L’orbite de la lune sauvage
Les grêles sanglots des vagues
Venues de l’autre rive
Vagues vaguelettes bandelettes et babillage
Écris
Roule entre mes bras
Ainsi qu’un caillou entre le ciel et le fond
D’un puits
Le sable sauvegarde de l’aveugle
Sur le parchemin de sa nuit
Prends vite du papier
Écris
Suis-moi entre les plates-bandes
Tranchées béquilles épines
Écoute
Les confidences de la rose
Mâchées hachées anodines
Joyce Mansour, Carré blanc, éditions Le Soleil noir, 1961, p. 121.
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21/02/2025
Pierre Reverdy, La Guitare endormie
La vie fragile
Plus loin entre la plante grasse et le rideau
Dresser l'échelle
Les formes qui remuent dans le fond du jardin sont blanches
d'autres noires
Selon le mouvement brutal du réflecteur
Les maillots des arbres sont roses
Mais au premier plan une main tient la clef du cœur
Un couple ailé marche dans des couleurs qui changent
Celui qui vole bas c'est l'homme
Celui qui va à pied c'est l'ange
Les yeux luttent dans la lumière
La lampe fraîche du matin
Un fil cassé descend derrière
La tête nue s'incline et barre le chemin
Tout le reste est recouvert de feuilles mortes
Quant au ciel il s'ouvre par le fond et de côté mais en triangle
Pierre Reverdy, La Guitare endormie. [1919], dans Œuvres complètes I, "Mille&unepages", Flammarion, 2010, p. 262.
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20/02/2025
Sylvia Plath, Arbres d'hiver
Ces poèmes ne vivent pas : c’est un triste diagnostic.
Ils ont pourtant bien poussé leurs doigts et leurs orteils,
Leur petit front bombé par la concentration. S’il ne leur a pas été donné d’aller et venir comme des humains
Ce ne fut pas du tout faute d’amour maternel.
Ô je ne peux comprendre ce qui leur est arrivé !
Rien ne leur manque, ils sont correctement constitués. Ils se tiennent si sagement dans le liquide formique !
Ils sourient, sourient, sourient, sourient de moi.
Et pourtant les poumons ne veulent pas se remplir ni le cœur s’animer.
Ils ne sont pas des porcs, ils ne sont pas même des poissons,
Bien qu’ils aient un air de porc et de poisson —
Ce serait mieux s’ils étaient vivants, et ils l’étaient.
Mais ils sont morts, et leur mère presque morte d’affolement,
Et ils écarquillent bêtement les yeux, et ne parlent pas d’elle.
.
Sylvia Plath, Arbres d’hiver, précédé de La Traversée, édition bilingue, présentation de Sylvie Doizelet, traduction de Françoise Morvan et Valérie Rouzeau, Poésie/Gallimard, 1999, p. . 89
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19/02/2025
Malcom Lowry, Pour l'amour de mourir
Le passé
Comme une vieille échelle pourrie
Qu’on a jetée d’une scierie désaffectée
Et qui flotte, émergeant seulement par le haut,
Tandis que, tout imprégné d’eau, le reste baigne,
Rongé par les tarets, encroûté de bernacles
Et de moules accrochées en papillotes bleues ;
Puante, alourdie d’algues et de ces curieux êtres
Qui vivent de la mort et de la marée basse,
Route vermiculée, en proie à l’helminthiase :
Telle est ma conscience.
De temps en temps, je la sèche au soleil,
Je l’appuie (contre rien du tout,
Puisqu’elle ne monte nulle part) ;
Mais je la garde, on ne sait jamais, ça peut servir.
Qui sait si elle n’est pas récupérable,
Si on ne pourrait pas la radouber un peu ?
Et chaque nuit sans raison ma cervelle
Monte et descend les barreaux de l’échelle.
Malcom Lowry, Pour l’amour de mourir, traduction de J.-M. Lucchioni, préface de Bernard Noël, éditions de La Différence, 1976, p. 97.
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