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21/04/2024

Pascal Quignard, Petits traités, V

 

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Il ne nous appartient pas de lire absolument. Nous ne lisons pas dans la connaissance que nous lisons. La si curieuse expérience de la lecture n’appartient qu’aux circonstances qui ont procuré, selon certaines civilisations, selon certains siècles, à certains d’entre nous, 1. Une voix tournée vers son silence, 2. L’usage de l’écriture et des livres pour nous maintenir dans ce désir, et dans l’oubli de ce désir, par la disposition si « autistique » et si curieuse — tournée vers soi, mais un soi hors de soi — de lire. D’être dans la langue seul et en silence.

 

Pascal Quignard, Petits traités, V, Maeght, 1990, p. 10-11.

20/04/2024

Pascal Quignard, Petits traités, II

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La langue n’est pas liée à la « vie ». Le langage ne répond pas à un besoin. Son usage ne remplit pas une fonction. Le langage dit plus qu’il n’est besoin qu’on dise. Le fait de parler n’est pas un acte nécessaire. Aristote écrivait : la voix est un luxe sans lequel la vie est possible. Tout l’exprimable est sans rapport à ce que suppose la survie d’une espèce — à supposer que l’on ait jamais songé que la survie d’une classe animale suppose l’exprimable.

Luxe, déséquilibre, excès qui les fondent. Qui les entraînent sans qu’une fin les ordonne.

 

Pascal Quignard, Petits traités, tome II, Clivage, 1982, p. 15-16.

19/04/2024

Paul Klee, Paroles sans raison

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Rêve

 

Je trouve ma maison vide,

et tout le vin bu

détournée, la rivière  

ma nudité volée, —

effacée l’épitaphe.

Blanc sur blanc.

 

Paul Klee, Paroles sans raison, traduction

Pierre Alferi, éditions Hourra, 2022, p. 20.

18/04/2024

Ossip Mandelstam, Simple promesse

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Armé de la vision des guêpes étroites ;

Qui sucent l’axe de la terre, l’axe de la terre ;

Je pressens tout ce qu’il m’a fallu connaître,

Je m’en souviens par cœur et vainement.

 

Et je ne dessine pas, ne chante pas,

Ne guide pas l’archet à la voix noire :

Je me contente de boire la vie et j’aime

À envier les guêpes fortes et rusées.

 

Oh, qu’un jour vienne, n’importe quand,

Où la piqûre de l’air et la chaleur de l’été

M’obligent, une fois franchi soleil et mort,

À entendre l’axe de la terre, l’axe de la terre.

                                   8 février 1937, Voronèje

 

Ossip Mandelstam, Simple promesse

(choix 1908-1937), traduction P. Jaccottet,

L.Martinez, J-C/ Schneider, La Dogana, p. 138

17/04/2024

Ossip Mandelstam, Simple promesse

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Le poirier a tiré sur moi, le merisier,

De leur force friable, sans jamais me rater.

 

Les rappes et les étoiles, les étoiles et le feuillage,

Dans quelle floraison le vrai ? quel est ce pouvoir en partage ?

 

Que ce soit aile ou fleur — blancheur d’air, cela frappe

Contre l’air, assommé par la massue des grappes.

 

Et de ce parfum double la farouche suavité

Bataille, se prolonge, mélangée, fragmentée.

 

                                            4 mai 1937, Voronèje

 

Ossip Mandelstam, Simple promesse

(choix 1908-1937), traduction P. Jaccottet,

L.Martinez, J-C/ Schneider, La Dogana, p. 140.

16/04/2024

Ossip Mandelstam, Simple promesse

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On s’assiéra dans la cuisine tous les deux,

La lampe à pétrole sentira un peu.

 

Un couteau affûté, une miche de pain…

Gonfle à bloc le primus, si tu veux bien,

 

Ou ramasse encore de la ficelle pour

Mieux fermer le cabas avant le jour,

 

Lorsque nous voudrons aller à la gare,

Là où l’on peut échapper aux regards.

                                    Janvier 1931, Leningrad

Ossip Mandelstam, Simple promesse

(choix 1908-1937), traduction P. Jaccottet,

L.Martinez, J-C/ Schneider, La Dogana, p. 86.

15/04/2024

Ossip Mandelstam, Simple promesse

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Ce soir-là, l’ogivale forêt de l’orgue se taisait.

On nous chantait Schubert — notre berceau natal.

Le moulin murmurait, et dans les chants en rafales

L’ivresse aux yeux bleus de la musique riait.

 

C’était le monde du vieux lied, brun et vert,

Mais simplement jeune éternellement,

Où le roi des aulnes secoue dans sa folle colère

Des tilleuls rossignols les feuillages grondants.

 

Et la force effrayante du retour de nuit,

Et cette chanson sauvage comme un vin noir,

C’était ce double, ce fantôme vide,

Son regard de fou derrière la vitre froide !

                                                                       1917

Ossip Mandelstam, Simple promesse

(choix 1908-1937), traduction P. Jaccottet,

L.Martinez, J-C/ Schneider, La Dogana, p. 38.

14/04/2024

Ossip Mandelstam, Simple promesse

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Il est vain de rien dire,

Il est vain d’enseigner personne :

Elle est assez triste et bonne,

L’âme animale, obscure.

 

Elle ne veut pas enseigner,

Ne sait en dire davantage,

C’est un jeune dauphin qui nage

Sur les abîmes argentés.

                                            1909

Ossip Mandelstam, Simple promesse

(choix 1908-1937), traduction P. Jaccottet,

L.Martinez, J-C/ Schneider, La Dogana, p. 13.

13/04/2024

Etel Adnan, Je suis un volcan criblé de météores

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Il n’y a pas de grenouilles

dans ce vaste ciel

pas de messages

Il n’y a pas de ciel dans ce cerveau

pas de mots

Il n’y a pas de cerveau

dans ce corps

pas de lien.

 

Les collines sont sèches

l’or ne fait pas pousser

l’herbe

lions et éléphants

sont morts

Y a-t-il déjà longtemps

que ma mémoire

est terre brûlée ?

La sècheresse

est dans l’esprit

et sur le sol 

(…)

Etel Adnan, Je suis un volcan criblé de météores,

Traduction de l’anglais, Poésie/Gallimard,

2023, p. 323.

 

12/04/2024

Monique Laederach, Mots sur le bord de l'être

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Tous ceux que je porte

au fond de moi,

leurs visages immuables,

immuablement vivants,

et leurs voix,

leurs mots —

 

Ce sont leurs yeux avec les miens

qui se jettent

sur les toits pour les

degrés d’angle et de chute

jusqu’à l’eau bleue du soir :

un fil ténu, vibrant comme la corde d’un violon,

dont le murmure obstinément,

demeure suspendu

comme toujours

à l’arche allègre de mon sang

vif.

 

Monique Laederach, Mots sur le bord d’être, dans

La revue de belles-lettres, 2023, 2, p. 51.

11/04/2024

Monique Laederach, Mots sur le bord de l'être

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Quand parlerai-je encore avec amour

alors qu’il flotte comme une sorte de guirlande sucrée

entre la peau et la veille ?

Langue à moitié de musée, striée de rêves obsolètes —

et c’est vrai son piédestal même

n’était qu’erreur et poudre

aux yeux !

 

Ah ! Laisse ! Oublie !

L’ancien amour non plus

ne réchaufferait mes poignets.

Et maintenant je ferme les yeux

sur son nom,

j’attends seulement

la douceur d’une peau,

d’un souffle,

d’un appel tiède

sur ma nuit.

Et mon noyau resserré

ferait fleur à la bouche

qui me l’offre.

 

Monique Laederach, Mots sur le bord de l’être, dans

La Revue de belles-lettres, 2023-2, p. 57.

 

 

10/04/2024

Monique Laederach, Cette absolue liberté de parole

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Est-ce que j’aime encore ?

Je bouge à peine dans les fils ténus

de ma propre mante,

rongée par les dents de l’oubli,

mensongère assurément — mais qui, encore,

pourrait m’en assigner, qui  m’offrirait davantage ?

On disparaît. On n’est plus femme,

juste ce fantôme aux cartes de crédit,

celle qui occupe, ne devrait pas,

un siège dans l’autobus.

Et cette image dedans

de la jeune femme qu’on est encore.

 

Monique Laederach, Cette absolue liberté de paroles,

dans La Revue de belles-lettres, 2023-2, p. 19.

08/04/2024

Denis Roche, Les idées centésimales de Miss Elanize

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« faute de paroles l’intruse est levée »

Je ne vous conseille pas d’y souscrire, à

La différence près d’un mot, « d’y croire »,

C’était elle, c’était son style... est la voix

De l’unique du simple du monde, le sien

Enfumé

Et le bête exclusif de toute sa vie

Comme si sur elle les yeux grands ouverts il

Tenait,... il s’était littéralement joué de

Toute son âme sur elle

 

Denis Roche, Les idées centésimales de Miss

Elanize, Seuil, 1964, p. 101.

06/04/2024

Jean Daive, Monoritmica

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je dois taire

ce que je n’ai pas

compris.

 

Même

devant toi

tendrement.

 

Ma vie

n’est plus

entre tes échantillons.

 

Merle bleu

parle en nous

du malheur

ancien.

 

Quand nous

en étions à

Babel.

  

Jean Daive, Monoritmica,

Flammarion, 2023, p. 249.

05/04/2024

Jean Daive, Monoritmica

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Au jardin comme en ville

elle porte un tailleur gris

et un diamant au doigt

elle engloutit les débris

dans son sac

pour cacher les soupirs et

le souci perdu

elle tourmente la naissance

des plantes

car chaque feuille est

une respiration.

 

Jean Daive, Monoritmica,

Flammarion/Poésie,

2022, p. 245