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08/06/2025

Jean-Luc Sarré, Bardane Divertimento

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Son chien l’ignore

son chat l’a quitté pour la voisine

même sa villa se gausse

lui tire une langue

haute de quinze marches

et de sa glycine qui embaume

il se sent si indigne

qu’il n’ose jouir de son ombre

 

                 *

 

Le voilà titubant dans son rôle de piéton

il l’a tenu cent fois dans cette rue

plus ou moins droit, fringant, nauséeux

enjambant les flaques de chagrin, de vinasse

mais ça, non, jamais — on ne boit pas

au goulot sous les arbres en fleur.

 

                   *

 

Crotté de boue mais désarmé

en jaune adorable se tient

le monstre sous le clocher.

L’air du dimanche l’enrobe de tulle,

c’est le repos de ce guerrier

qui en semaine culbute les roches.

 

Jean-Luc Sarré, Bardane Divertimento, farrago,

2001, p. 45-47.

 

 

07/06/2025

Jean-Luc Sarré, La Part des anges

Citadin, il aime les jardins

mais pour les rejoindre il lui faut

attendre les vacances d'été.

Un après-midi de septembre

il arrive que l'orage survienne

et le trouve, assis sur une fesse,

étrangement irrésolu.

Une tonnelle d'abeilles au travail

l'a détourné de son chemin

pis abandonné sur une souche.

Les gouttes sur les feuilles l'allègent

d'un fardeau qu'il ignorait porter.

 

                          *

 

Oublié le bâton de réglisse 

qui jaunissait les commissures ;

une cigarette succédant

à l'indispensable cigarette

ils ne vivent plus que pour fumer.

Mieux vaut en ville être au moins deux

pour oser croiser les regards

réprobateurs ou amusés

— ceux-là sont les plus blessants —

mais parvenus dans les faubourgs,

certains aiment la garder au bec

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en évoquant les larmes aux yeux

l'ambiance — Smoke gets in your eyes —

d'une innocente surprise-partie.

 

Jean-Luc Sarré, La Part des anges, La Dogana, 2007, p. 25, 69.

06/06/2025

Michel de M'Uzan, Les Chiens des Rois

 

michel de m'uzan, les chiens des rois

                                       Pâles et tranquilles

 

  Toute la façade du théâtre était illuminée. Devant, le feuillage de grands arbres arrêtait la lumière en une haute voûte claire. Au-dessus, le crépuscule se prolongeait. La soirée était tiède, les bruits étouffés, une foule se pressait à l’entrée.

  Dans la salle, pas une place était inoccupée. Les spectateurs silencieux fixaient la scène. Aucun rideau ne la dissimulait et dans le grand rectangle sombre et opaque, nul décor, nul objet ne se distinguait.

Les lumières s’éteignirent lentement, deux par deux, en longues rangées, à l’orchestre, puis au balcon, aux galeries enfin. Quand tout fut obscur, comme venant du faîte de la salle, les premiers sons d’une flûte descendirent. Lointaines et précises, les notes toujours égales se succédaient sans hâte.

   La scène s’éclaira peu à peu ; deux personnage y étaient déjà placés : un marquis, une marquise, distants de quelques pas. Leurs costumes verts brillaient, l’homme, le buste penché, semblait avancer, la femme, le dos incliné, semblait reculer. Ils rompirent leur immobilité dans une danse lente et mesurée ; tout en haut, la flûte jouait, l’or des vêtements scintillait, les souliers vernis glissaient et tournaient. Le rythme s’accélérait, les perruques blanches flottaient, absorbaient la lumières vive cernant de près le couple qui dansait. Les ombres dédoublées s’allongeaient et revenaient, la flûte jouait plus vite et montait. Les danseurs se rapprochèrent.

Au fond de la salle, au dernier rang, un homme s’était levé ; on ne distinguait que sa haute silhouette sombre. À droite, plus en avant, un second, puis un troisième au milieu, à gauche un autre encore, se dressèrent. Tous étaient tournés vers la scène où le cercle de lumière rétrécissait. Pâles et tranquilles, tout proches, l’homme et la femme continuaient à danser. Deux nouvelles silhouettes apparurent sur le plateau. Le marquis et la marquise ne fut plus alors qu’une seule forme en mouvement. Du plafond de la salle, la flûte lançait ses notes claires, tandis que le lourd rideau rouge descendait lentement.

 

Michel de M’Uzan, Les Chiens des Rois, collection Métamorphoses XLVI, Gallimard, 1954, p. 135-137.

 

 

 

05/06/2025

Georges Lambrichs, Les rapports absolus

 

                         

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                       Le mensonge à refaire

 

   Mon malaise est affichage. Comme si je ne protégeais pas mon intériorité en lui ménageant les artifices, les marches de mes actes, parfois le secret, de toute manière le mystère de ce que je suis amené à faire. Comme si mes liaisons avaient été des empêchements, des calculs, des choix, des impostures. L'amour n'est pas qu'échange, il est sacrificiel. Et puisqu'il vaut mieux que je déclare ce qui à mes yeux prendrait trop d'importance à être tu, je ne me sens actuellement aucune aptitude aux adhésions par accolement. Mon univers personnel est une opacité qui ne se partage pas, et surtout pas avec les sources de lumière et de raison qui s'écoulent chez nos femmes à l'endroit de quelque régime glandulaire. Le circuit de toute vie maritale est un luxe d'une insoutenable négligence.

   Que peut bien me faire, dés lors, celle qui, sans éclat, me regarde ? ou m'accompagne, comme on dit, dans mes pensées, dans mon avidité, dans mon pathétique ? Celle qui me demande à boire, à l'aimer, à rencontrer mes amis, à vivre nue, à partir pour la mer, à faire un feu, à l'étreindre, qui calcule mon argent, qui m'en apporte ? Celle qui me demande ce que je fais pour le savoir ? Et ce que je pense pour rien. Il faut croire, n'est-ce pas, qu'elle est vraiment ce qu'elle dit. Elle parle du sens de sa vie. Alors que le sens de la mienne, évidemment, est celui d'être coupé de ce qui me décide à inventer d'autres rapports avec le monde.

   Comme si je ne connaissais plus que la passion de trahir ce que j'ai sous la main qui me plaît, qui somnole fraîchement.

   C'est le moment de quelque grande tricherie attendue par ceux qui ne coïncident pas avec la vérité de l'histoire parce qu'ils ont trouvé le moyen de séduire.

   Il ne s'était agi pour eux, à première vue, que de se cacher.

 

Georges Lambrichs, Les rapports absolus,  Métamorphoses, Gallimard, 1949, p. 61-63.

Georges Lambrichs, Les rapports absolus

 

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                       Le mensonge à refaire

 

   Mon malaise est affichage. Comme si je ne protégeais pas mon intériorité en lui ménageant les artifices, les marches de mes actes, parfois le secret, de toute manière le mystère de ce que je suis amené à faire. Comme si mes liaisons avaient été des empêchements, des calculs, des choix, des impostures. L'amour n'est pas qu'échange, il est sacrificiel. Et puisqu'il vaut mieux que je déclare ce qui à mes yeux prendrait trop d'importance à être tu, je ne me sens actuellement aucune aptitude aux adhésions par accolement. Mon univers personnel est une opacité qui ne se partage pas, et surtout pas avec les sources de lumière et de raison qui s'écoulent chez nos femmes à l'endroit de quelque régime glandulaire. Le circuit de toute vie maritale est un luxe d'une insoutenable négligence.

   Que peut bien me faire, dés lors, celle qui, sans éclat, me regarde ? ou m'accompagne, comme on dit, dans mes pensées, dans mon avidité, dans mon pathétique ? Celle qui me demande à boire, à l'aimer, à rencontrer mes amis, à vivre nue, à partir pour la mer, à faire un feu, à l'étreindre, qui calcule mon argent, qui m'en apporte ? Celle qui me demande ce que je fais pour le savoir ? Et ce que je pense pour rien. Il faut croire, n'est-ce pas, qu'elle est vraiment ce qu'elle dit. Elle parle du sens de sa vie. Alors que le sens de la mienne, évidemment, est celui d'être coupé de ce qui me décide à inventer d'autres rapports avec le monde.

   Comme si je ne connaissais plus que la passion de trahir ce que j'ai sous la main qui me plaît, qui somnole fraîchement.

   C'est le moment de quelque grande tricherie attendue par ceux qui ne coïncident pas avec la vérité de l'histoire parce qu'ils ont trouvé le moyen de séduire.

   Il ne s'était agi pour eux, à première vue, que de se cacher.

 

Georges Lambrichs, Les rapports absolus,  Métamorphoses, Gallimard, 1949, p. 61-63.

04/06/2025

Georges Didi-Huberman, Essayer voir

 

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« Comment essayer dire ? » (how try say ?), se demande Beckett1. Et il répond par l'indication d'un geste double ou dialectique, un geste constamment reconduit à la façon dont nos propres paupières ne cessent d'aller et venir, de battre au-devant de nos yeux : « Yeux clos » (clenched eyes), pour ne pas croire que tout serait à notre portée comme le matériau intégral d'une demonstration ad oculos. « Yeux écarquillés » (staring eyes), pour s'ouvrir et s'offrir à l'irrésumable expérience du monde. « Yeux clos écarquillés » (clenched staring eyes), pour penser enfin, et même pour dire, essayer dire tout cela ensemble2. Si le langage nous est donné, le dire nous est constamment retiré, et c'est par une lutte de tous les instants, un essai toujours à recommencer, que nous nous débattons avec cet innommable de nos expériences, de notre défaut constitutionnel devant l'opacité du monde et de ses images.

 

Georges Didi-Huberman, Essayer voir, Les Éditions de Minuit, 2014, p. 53.

 

 

03/06/2025

Antonin Artaud, Poèmes

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L’amour sans trêve

 

Ce triangle d’eau qui a soif

cette roue sans écriture

Madame, et le signe de vos mâtures

sur cette mer où je me noie

 

Les messages de vos cheveux

le coup de fusil de vos lèvres

cet orage qui m’enlève

dans le sillage de vos yeux

 

Cette ombre enfin, sur le rivage

où la vie fait trêve, et le vent,

et l’horrible piétinement

de la foule sur mon passage.

 

Quand je lève mes yeux vers vous

on dirait que le monde tremble,

et les feux de l’amour ressemblent

aux caresses de votre époux.

 

Antonin Artaud, Poèmes (1924-1935), dans Œuvres 

complètes, I*, Gallimard, 1976, p. 262.

01/06/2025

Octavio Par, Arbre au dedans

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Arbre au-dedans

 

Dans mon front a poussé un arbre.

Il a poussé au-dedans.

Ses racines sont des veines,

des nerfs ses branches,

ses feuillages confus des pensées.
Tes regards l’enflamment 

et ses fruits d’ombres

sont oranges de sang, grenades de lumière.

                               Le jour se lève

dans la nuit du corps.

Là au-dedans, dans mon front,

l’arbre parle.

                    Approche, tu l’entends ?

  

Octavio Paz, Arbre au dedans, dans Œuvres, édition

Jean-Claude Masson, Pléiade/Gallimard, 2008, p.570.

31/05/2025

Octavio Paz, Liberté sur parole

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                    Majuscule

Crête cri de l’aube qui flamboie ! Premier œuf, premier coup de bec, cou coupé, allégresse ! les plumes volent, les ailes se déplient, les voiles se gonflent, des rames plongent dans le matin. Lumière débridée, lumière cabrée, la première. Croulements de cristaux qui déboulent de la montagne, tympanons de glace à rompre mes tympans.

Elle n’a pas de saveur, elle n’a pas d’odeur, l’aube, l’enfant encore sans nom, encore sans visage. Elle arrive, elle avance, elle titube, s’éloigne. Elle laisse une traîne de rumeurs qui ouvrent les yeux. Elle se perd en elle-même. Et le jour de colère écrase de son grand pied une petite étoile.

 

Octavio Paz, Liberté sur Parole, dans Œuvres, édition

Jean-Claude Masson, Pléiade/Gallimard, 2008, p. 89.

 

 

30/05/2025

Octavio Paz, Salamandre

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      Intérieur

 

Pensées en guerre

veulent briser mon front

 

Par des chemins d’oiseaux

avance l’écriture

 

La main pense à voix haute 

le mot en convie un autre

 

Sur la feuille où j’écris

vont et viennent les êtres que je vois

 

Le livre et le cahier

replient les ailes et reposent

 

On a déjà allumé les lampes

comme un lit l’heure s’ouvre et se ferme

 

Les bas rouges et le visage clair

vous entrez toi et la nuit

 

Octavio Paz, Salamandre, dans Œuvres,

éditionJean-Claude Masson, Pléiade/Gallimard,

2008, p. 241.

29/05/2025

Octavio Paz, Semences pour un hymne

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À Uxmal

 

          1

Pierre des jours

 

Le soleil est du temps ;

le temps, soleil de pierre ;

la pierre, sang.

 

         2

       Midi

 

La lumière ne cille pas,

le temps se vide de ses minutes,

un oiseau s’est arrêté dans les airs.

 

       3

Plus tard

 

La lumière tombe,

les colonnes s’éveillent

et dansent sans bouger

 

       4

    Plein soleil

 

L’heure est transparente :

si l’oiseau est invisible

nous voyons la couleur de son chant.

 

      5

   Reliefs

 

 La pluie aux pieds qui dansent, aux longs cheveux,

la cheville mordue par la foudre,

descend accompagnée par les tambours :

le maïs ouvre les yeux et pousse.

 

Octavio Paz, Semences pour un hymne, dans Œuvres, édition Jean-Claude Masson, Pléiade/Gallimard, 2008, p. 56-57.

 

 

 

28/05/2025

Octavio Paz, Calamités et miracles

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Entre la pierre et la fleur

 

               I

 

Comme pierres naissons.

Rien que la lumière, il n’y a

que la lumière contre la lumière.

 

La terre :

paume d’une main de pierre.

 

L’eau qui se tait

dans sa tombe calcaire.

L’eau prisonnière,

humble langue humide

qui ne dit rien.

 

La terre soulève une vapeur.

Volent des oiseaux bruns, argile ailée.

L’horizon :

quelques nuages ras.

 

Plaine énorme, sans rides.

Le sisal, cet index vert,

divise les espaces terrestres.

Ciel enfin sans rives.

 

Octavio Paz, Calamités et miracles, dans Œuvres, édition Jean-Claude Masson, Pléiade/Gallimard, 2008, p. 29-30.

 

27/05/2025

Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé

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Dans les moments où, trahi par les muscles amollis, je me sens le plus incapable de bouger, c’est alors que je me transporte au-dehors.

   Profitant de l’étonnante liberté retrouvée au moment où elle paraissait perdue, je m’élance au-dehors, non je jaillis plutôt que je ne m’élance, ce n’est pas pour aller à la porte ou à la fenêtre mais plutôt sur les murs, ou bien au plafond, et sans me servir de mes pieds ni d’aucun de mes membres. Les continuité, et discontinuités ne m’affectent plus, comme elles font à l’ordinaire.

   Ainsi d’emblée je suis dans la pièce voisine, dans une autre, ou dans la rue.

   Oui, quand étendu, emmailloté dans ma fatigue, les membres rigides, je suis tel un cadavre, c’est alors que je suis le plus actif — le plus libre. Noué, je suis dénoué.

 

Henri Michaux, Façons d’endormi, façons d’éveillé, II, dans Œuvres complètes, III, Pléiade Gallimard, 2004, p. 531.

25/05/2025

Pierre Chappuis, Le miroir de l'été

 

Une brassée d’étincelles, ces braises

 

Les coquelicots, encore — niant la solitude, traces d’un incendie prêt à reprendre, papillons aux ailes repliées qu’agite, vraie folie de parler inassouvie, le moindre vent venu de la mer.

 

                                             pierre chappuis, le miroir de l'été solitude

Ensemble pour une fois (impossible) en pleins champs où tant de sépultures furent  creusées : salut, sur nos lèvres insouciantes, à ces brassées d’étincelles, ces braises éparses parmi les herbes sèches !

 

Pierre Chappuis, Le miroir de l’été, La Dogana, 2002, p.39.

24/05/2025

Pierre Chappuis, À portée de la voix

 

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L’ombre diaphane

 

À peine un tressaillement de la poitrine, comme si elle allait revenir à elle (mais non) ; à peine les lèvres remuent-elles, ciel ou eau, porteuses de l’aube.

Amenuisée, l’ombre s’éclaire, s’anime, bruit d’une scintillation éparse.

 

Respirant doucement, souriante, heureuse dans son léger sommeil, vaque après vague (murmure évanoui), son rêve la berce jusqu’au cœur de la roselière.

Amoureuse instabilité.

 

Pierre Chappuis, À portée de la voix, Corti, 2002, p. 25.