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15/11/2020

Jacques Réda et Alexandre Prieux, Entretien avec Monsieur Texte : recension

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En ouvrant le livre avec une "Note pour servir à une histoire du vers français", A. Prieux indique d’emblée vouloir introduire des réflexions autour du vers de Jacques Réda dont le précédent livre*ne citait aucun poète vivant ; l’entretien, conduit par correspondance, est suivi d’une "Coda" où Jacques Réda reprend plusieurs des points abordés. On retiendra que, par ses réponses aux questions et par les précisions finales, il explicite à nouveau ce qu’est pour lui le rôle du vers régulier. À nouveau, mais il n’est pas inutile de le faire : sa position avait été clairement exposée dans plusieurs articles (dont un datant de 1972, dans les Cahiers du chemin), réunis dans Celle qui vient à pas légers (1985), recueil auquel renvoie A. Prieux. L’exergue choisi de Cingria résume d’ailleurs les choix de Réda ; en voici le début : « De même qu’il y a beaucoup plus de liberté dans le vers régulier qu’il y en a dans le vers libre, il est patent qu’il y a beaucoup plus de possibilités d’inventions réelles et de positif sursaut général dans un art obligé que dans un art où tout est laissé à l’inspiration. »

Réda a très souvent été associé au vers de 14 syllabes, dont il aurait été l’inventeur ; il relève à juste titre l’inexactitude de cette attribution par quelques-uns qui prétendent faire l’histoire du vers – il suffit en effet de lire pour en trouver, par exemple, dans Verlaine, Apollinaire (« Soleils plénipotentiaires des travaux en blonds Pactoles » ou Éluard (« Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin »). Ce mètre, non rimé, lui apparaissait comme un compromis entre le vers régulier comme l’alexandrin (un des mètres qu’il a pratiqués) et le vers libre — qu’il n’a pas du tout rejeté, pas plus que la prose. Le vers "classique" — le prototype étant l’alexandrin — est lié, en particulier, à l’idée de règle et il a « l’avantage inégalable de rester toujours prêt à l’emploi » ; or Réda affirme avoir toujours voulu « préserver et même (...) étendre (son) aire de jeu » et tout jeu implique la connaissance et le respect de règles. C’est là pour lui un motif déterminant pour en maintenir l’usage, qu’il s’agisse de l’alexandrin ou du vers de 14-syllabes : il permet de noter la mesure, le rythme, comme le jazz, qu’il a découvert en même temps que la poésie. C’est là un point crucial.

Que peut exprimer de la « réalité pure » la poésie ? Le vers compté, lui, est un « artifice destiné à favoriser notre contact avec ce fond insaisissable de la réalité qu’est le rythme ». Contact essentiel, puisqu’alors avec le rythme est approchée « une saisie éternisée de l’instant » ; Réda sur ce point met en relation le rythme du vers et le swing, clairement avec un titre de Charlie Parker, It’s the time, qu’il traduit : « maintenant est toujours le seul moment qui compte ». C’est donc plutôt en observant des règles que, pour tout lecteur, la poésie parvient à une synthèse entre l’« exigence lyrique et la forme », peut-être à son apogée avec La Fontaine et Racine. À partir du moment où le vers n’est plus le lieu du rythme ­— mis en pièces notamment avec Rimbaud —, la situation est analogue à celle née avec le "free jazz" où chacun a construit sa conception du rythme et de la musique — et souvent le rythme disparaît. Pour Réda, si des réussites du vers libre sont incontestables (Follain, Dadelsen, Droguet sont cités), souvent, il ne fait « sous une facile affectation d’inattendu et de souplesse (...) que chercher à compenser l’insuffisance d’une prose en général atone et sans couleur. » Si la nécessité prosodique disparaît, que reste-t-il ?

Réda s’attache à une autre fonction du vers régulier, elle aussi liée au rythme. Par opposition au chaos du monde, les mots y sont en ordre alors que dans une prose éclatée comme celle de Un coup de dés ils sont dispersés, isolés, « dans le vide qui reste leur dernier lien », et par la suite l’artifice typographique est substitué au musical. C’est grâce à l’ordonnancement des mots que chacun d’eux « détient muettement dans la mémoire une partie de notre passé, de notre savoir, de nos aspirations les plus diverses. » Maîtriser le vers compté classique ne consiste pas à aligner 12 syllabes (ou 14, 10,..., syllabes), mais aboutir à un certain équilibre, à une mélodie ; Réda rapporte qu’il a passé beaucoup de temps à imiter ses prédécesseurs (comme les peintres l’ont fait dans les musées), de du Bellay à Leconte de Lisle, « j’apprenais ainsi l’humilité — au moins la modestie. »

Modestie : il n’a pas le souci de savoir quelle "place" il occupe dans la poésie française, s’il inscrit une "œuvre dans le temps" ; ce qui a un sens, en écrivant, c’est le « sentiment (...) d’être utile sans savoir exactement à qui ou à quoi ». On constate dans ces pages une certaine indifférence vis-à-vis de ce qui préoccupe bien des contemporains qui cherchent à sortir du vague du vocabulaire et tentent de définir ce qu’est la poésie ; Réda rappelle que pour les Anciens il s’agissait d’écrire en vers et que l’on confond trop "poésie "et "poétique". Reprendre des formes régulières du passé, c’est en tout cas une manière de « revenir à celles de la jeunesse de la langue ».

Aux formes seulement. La transformation des savoirs a rendu impossibles l’épopée, la lyrique courtoise, alors ne restait à mesurer que « l’immense reste de l’inintelligible et du non mesurable », et le vers se fait alors un « écho du silence pascalien du monde ». La poésie alors m’interroge sur l’« énigme de toute réalité »

* Jacques Réda, Quel avenir pour la cavalerie : Une histoire naturelle du vers français, Buchet-Chastel, 2019.

 

Jacques Réda et Alexandre Prieux, Entretien avec Monsieur Texte, fario, 2020, 120 p., 14, 50 € ; Cette note de lecture a été publiée le 25 octobre 2020 par Sitaudis.

 

 

 

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