22/07/2017
Lou Andreas-Salomé, Lettre à Rainer Maria Rilke
Vienne IX, Pelikangasse 13, 13 janvier 1913
Cher Rainer,
J’ai devant moi ta lettre, qu’on vient de m’apporter, et il me semble que la neige de ces premières vraies journées d’hiver qui s’étale devant mes fenêtres et sur le jardin en fait aussi partie, parfaite illustration de cette distance entre nous dont tu écris qu’elle ne devrait pas exister. Je la ressens très souvent, Rainer, cette distance purement spatiale, et l’absurdité de ne pouvoir la franchir. À moins de recourir au train et à tout un luxe de combinaisons dans les rendez-vous. Il faudrait, eu contraire, que nous puissions nous retrouver sans bruit et tout naturellement sur des chemins perdus — que ce ne fût pas du tout un morceau de vie à côté d’autres qui s’en trouveraient modifiés, mais sans déplacer les autres ni se soumettre à leurs limites. Cela devrait être possible, et le sera peut-être un jour. Pour moi, quelque chose de semblable ou presque, existe déjà, et je t’en ai plus d’une fois parlé. Quand je lis ta lettre, et l’extrait de ton journal, et tout ce qui s’y trouve brusquement exprimé de ce qui reste, même dans le contact le plus personnel et le plus intense, sans substance et sans voix, — alors oui, je t’ai auprès de moi. […]
Rainer Maria Rilke, Lou Andreas-Salomé, Correspondance, traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet, Gallimard, 1980, p. 252-253.
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28/12/2014
Rainer Maria Rilke, Lou Andreas-Salomé, Correspondance
Göttingen, dimanche [17 août 1913]
Cher Rainer,
Ta lettre arrive à l’instant et, mon bagage bouclé, je m’installe entre des courroies de plaid et un sac à main pour t’écrire, mon train part dans trois quarts d’heure. Mais je ne puis te dire combien c’est beau de partager ta rencontre avec Werfel [1], telle que tu la vis. C’est beau : de même qu’en Rodin, le grand âge dont tu rêvais avait étendu sa force sur toi, la jeunesse dont tu rêves se dévoile ici en un autre ; au moment même où Rodin te fuyait, effrayé et craintif, jusqu’à la quatrième chambre, cette jeunesse déjà s’apprêtait à paraître devant toi, vigoureuse, réconfortante, comme une justification de l’existence. Et c’est bien à toi que cela devait arriver : du fait que tout, en toi, à cause de l’intériorité même de ton destin, doit inéluctablement devenir image, dehors, évidence, œuvre presque. C’est pourquoi ce qui s’accomplit là, c’est encore ton propre bien, ton propre destin, obéissant à une nécessité première comme tout accomplissement intérieur, sous forme de dons, de donations qui ne sont jamais que l’envers de tes actes — et qui deviendront par la suite l’immense richesse dont tu auras gratifié la vie de Werfel. Toi seul au monde pouvais donner ainsi à sa parole la confirmation de la plus haute vérité d’existence : « Nous sommes. ».
Je suis très heureuse. J’aimerais prendre ton visage dans mes mains et te regarder ; bien que tu fusses encore ici il y a si peu de temps, te regarder comme pour la première fois. Tout est si bien, vois-tu. Il n’est devant toi que révélations, révélations sans fin.
Cela étant, sache supporter à Berlin ce que le corps ne peut éviter, puisqu’il reste toujours un corps, c’est-à-dire quelque chose de stupide, de craintif, exposé à tout ce qu’on peut imaginer ; et ne lui en veux pas s’il semble parfois s’acharner à faire ce que ton être intime envisage autrement, c’est-à-dire à s’exprimer par des signes et des réalités. C’est alors qu’il devient tourment, comme pour dire : cela me dépasse, moi pauvre sot.
Tu connaîtras encore beaucoup de tourments et de souffrances, mais sois tranquille, sois tranquille, cher, cher Rainer.
Lou.
Rainer Maria Rilke Lou Andreas-Salomé, Correspondance, traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet, Gallimard, 1980, p. 268-269.
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29/04/2014
Philippe Jaccottet, Éléments d'un songe
À la longue plainte de la mer un feu répond
Elle a levé les yeux vers lui, c'est à peine si elle ose lui parler, faute de savoir s'y prendre ; c'est ainsi que rien n'est plus difficile, que chacun évite de trahir sa fierté et son secret. Pourtant elle se décide, parce qu'elle est trop lasse, parce que la conseille une grande douceur à la fin du jour : « Avons-nous vraiment perdu ce feu ? » dit-elle comme s'il était plus discret de parler par images. « Est-ce qu'il ne peut flamber qu'à condition d'être bref, et, en ce cas, comment ferons-nous ? » Elle pourrait se rappeler le nostalgique poème qui redit sans cesse : « Enfance, qu'y avait-il alors qu'il n'y a plus ?...» Ainsi toute lumière semble-t-elle vouée à n'éclairer que le passé, par rapport ou grâce à une ombre présente. Ainsi le paradis recule-t-il, ne cesse-t-il de reculer, pour se situer enfin au commencement du temps, avant le commencement du temps. « Qu'allons-nous faire ? Je ne veux pas traîner dans la nostalgie. Et quels sont ces ennemis qui ne cessent de nous attaquer de toutes parts, qui essaient de nous détruire avant même que nous soyons morts ? Est-ce que la mort nous travaille dès le premier jour que nous sommes entrés avec un grand cri dans son empire ? Réponds-moi, et ne reste pas ainsi à sourire de ce sourire qui semble à personne n'être adressé ! La vie serait-elle impossible en dehors des solutions banales que nous avons toujours méprisées ? Fallait-il, aurait-il fallu plutôt que nous restions seuls et que nous refusions ces lois apparemment benoîtes, cruelles pourtant puisqu'elles semblent nous user et si promptement nous détruire ? »
Philippe Jaccottet, Éléments d'un songe, in Œuvres, édition établie par José-Flore Tappy, Pléiade / Gallimard, 2014, p. 282.
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28/04/2014
Philippe Jaccottet, Exemples, dans Œuvres
L'habitant de Grignan
Parfois, un tel poids est sur nous que nous décidons de ne rien faire, et en particulier de ne rien écrire, qui ne l'allège, mais encore ne l'allège qu'à bon droit. Cela se peut-il en parlant simplement d'un lieu ? C'est la question que je me suis posé devant ce texte. Provisoirement, en tout cas, rien d'autre ne m'intéresse, et tant pis si je m'égare.
Il semblerait donc que je dispose d'une règle qui me permette de choisir entre le pire et le mieux, c'est-à-dire de quelque absolu ? Non ; mais comment s'expliquer ? C'est un peu comme si le mouvement de l'esprit vers une vérité pressentie révélait cette vérité, ou l'alimentait ; comme si nous devions une bonne fois partir, puisque quelque chose nous y pousse, et que la voie créât, ou plutôt découvrît le but. Marche difficile aux étapes dérobées.
En route donc encore une fois ! Je suis un marcheur voûté par ses doutes. Mais il arrive que des souffles bienheureux m'emportent.
Philippe Jaccottet, Exemples, dans Œuvres, édition établie par José-Flore Tappy, Pléiade, Gallimard, 2014, p. 90.
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18/03/2014
Philippe Jaccottet (5), Libretto
Venise pour la première fois
[...]
Vers le soir, on commence à apercevoir de minces campaniles dans le lointain ; alors, on est tiré de sa léthargie par une impatience nourrie de beaucoup de lectures et de récits. À chaque nouveau campanile, on s'imagine toucher au but. Pas question, bien sûr, d'interroger son voisin, qui d'ailleurs est parfaitement placide. « Venezia Mestre » Des usines au milieu de la plaine, une gare morte sous l'accablant soleil, est-ce donc cela ? On ne comprend plus rien. Et tout à coup : « Mare ! mare ! » s'écrie une petite fille dans un compartiment voisin. C'est vrai, nous sommes en mer ! À toutes les portières, une eau scintillante, qui se perd à l'horizon dans des brumes, berce et aveugle ! Des voiles y volent comme des mouettes ; la langue de terre est juste assez large pour le chemin de fer et la route, c'est pourquoi il semble qu'on navigue ; et déjà, quand on se penche à la portière (bien qu'on sache, depuis l'enfance, du moins en Helvétie,qu'è pericoloso sporgesi), Venise flotte entre l'eau et la brume comme une légère escadre grise ou comme une île aperçue au fond d'un rêve.
Philippe Jaccottet, Libretto, dans Œuvres, préface de Fabio Pusterla, édition établie par José-Flore Tappy, Pléiade / Gallimard, 2014, p. 789.
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17/03/2014
Philippe Jaccottet (4), Beauregard
Mars
Voici sans doute les dernières neiges sur les versants nord et ouest des montagnes, sous le ciel qui se réchauffe, presque trop vite, il me semble cette année que je les regretterai, et je voudrais les retenir. Elles vont fondre, imprégner d'eau froide les prés pauvres de ces pentes sans arbres ; devenue ruissellement sonore ici et là dans les champs, les herbes encore jaunes, la paille. Chose aussi qui émerveille, mais j'aurais voulu plus longtemps garder l'autre, l'aérienne lessive passée au bleu, les tendres miroirs sans brillant, les fuyantes hermines. J'aurais voulu m'en éclairer encore, y abreuver mes yeux
Lettres de l'étranger...
Je laisse, à ma manière paresseuse, circuler ces images, espérant parmi elles trouver la bonne, la plus juste. Qui n'est pas encore trouvée, et ne le sera d'ailleurs jamais. Parce que rien ne peut être identifié, confondu à rien, parce qu'on ne peut rien atteindre ni posséder vraiment. Parce que nous n'avons qu'une langue d'hommes.
Bourgeons hâtifs, pressés, promptes feuilles, verdures imminentes, ne chassez pas trop vite ces troupes attardées d'oiseaux blancs. Ces ruches de feuilles — et là-haut, loin, ces ruches de cristal.
[...]
Philippe Jaccottet, "Trois fantaisies", dans Beauregard, dans Œuvres, préface de Fabio Pusterla, édition établie par José-Flore Tappy, Pléiade / Gallimard, 2014, p. 701.
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16/03/2014
Philippe Jaccottet (3), Paysage aux figures absentes
Oiseaux invisibles
Chaque fois que je me trouve au-dessus de ces longues étendues couvertes de buissons et d'air (couvertes de buissons comme autant de peignes pour l'air) et qui s'achèvent très loin en vapeurs bleues, qui s'achèvent en crêtes de vagues, en écume (comme si l'idée de la mer me faisait signe au plus loin de sa main diaphane, et qui tremble), je perçois, à ce moment de l'année, invisibles, plus hauts, suspendus, ces buissons de cris d'oiseaux, ces points plus ou moins éloignés d'effervescence sonore. Je ne sais quelles espèces d'oiseaux chantent là, s'il y en a plusieurs, ou plus vraisemblablement une seule : peu importe. Je sais que je voudrais, à ce propos, faire entendre quelque chose (ce qu'il incombe à la poésie de faire entendre, même aujourd'hui), et que cela ne va pas sans mal.
Philippe Jaccottet, Paysage aux figures absentes, dans Œuvres, préface de Fabio Pusterla, édition établie par José-Flore Tappy, Pléiade / Gallimard, 2014, p. 489.
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15/03/2014
Philippe Jaccottet (2), L'Obscurité, dans Œuvres
Chemin faisant, l'esprit troublé autant par la curiosité que par l'inquiétude, je ne pus m'empêcher de songer aux circonstances dans lesquelles j'avais rencontré pour la première fois l'homme que je craignais presque, maintenant, de revoir. Le rayonnement de son intelligence était alors si grand que beaucoup le recherchaient pour faire de lui leur conseiller ou leur compagnon. Moi, très jeune encore dans cette grande ville où je ne voyais qu'un chaos de passions et de pensées tout ensemble attirantes et redoutables, attentif à ne pas m'y perdre, je m'étais imaginé, sur ce que l'on disait de lui, qu'il pourrait m'aider. Je ne voulais lui demander que de mettre un peu d'ordre dans la multiplicité des tentations qui m'assaillaient, des possibilités qui s'ouvraient devant moi ; j'étais de ces prudents à qui il faut tracer une voie, faute de quoi ils se croient bientôt perdus. Du moins puis-je me reconnaître le mérite d'avoir voulu que cette voie fût la plus juste, au risque de la trouver malaisée.
J'avais donc appris qu'une cérémonie discrètement officielle était organisée pour consacrer la réputation de cet homme que je ne connaissais encore que par elle. Je ne voulais me laisser arrêter par ce que je prévoyais qu'une telle manifestation pourrait avoir de théâtral ; je chercherais seulement à deviner si cet homme avait vraiment un secret, si l'éclat dont était entouré son nom n'avait pas sa source hors de lui, comme c'est trop souvent le cas, mais vraiment dans son cœur. La crainte de la foule, de m'y mal comporter, s'ajoutant à une attente presque avide, avait failli m'ôter le courage, au dernier moment, de pénétrer dans l'immeuble où je savais qu'aurait lieu la soirée.
[...]
Philippe Jaccottet, L'Obscurité, dans Œuvres, préface de Fabio Pusterla, édition établie par José-Flore Rappy, Pléiade / Gallimard, 2014, p. 179.
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14/03/2014
Philippe Jaccottet, L'Ignorant, dans Œuvres
Chanson
Qui n'a vu monter ce rire
comme du fond du jardin
la lune encore peu sûre ?
Qui n'a vu s'ouvrir la porte
au bout de l'allée de pluie ?
(Ah ! qui entre dans cette ombre
ne l'oublie pas de sitôt !)
Les bras merveilleux de l'herbe
et ses ruisselants cheveux,
la flamme du bois mouillé
tirant rougeur et soupirs...
(Qui s'enfonce dans cette ombre
ne l'oubliera de sa vie !)
Qui n'a vu monter ce rire...
Mais toujours vers nous tourné,
on ne peut qu'appréhender
sa face d'ombre et de larmes.
Philippe Jaccottet, L'Ignorant, dans Œuvres, préface de Fabio Pusterla, édition établie par José-Flore Rappy, Pléiade /Gallimard, 2014, p. 147.
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30/11/2013
Philippe Jaccottet, Le bol du pèlerin (Morandi)
Une semaine avec les éditions La Dogana
[...] ces paysages de Morandi sont, à les bien regarder, très étranges. Tous, rigoureusement, « sans figures », et si la plupart comportent des maisons, celles-ci ont souvent des fenêtres aveugles : on les dirait fermées, sinon vides.
Ce serait une erreur pourtant d'y voir l'image d'un monde désert, d'une « terre vaine », comme celle du poème d'Eliot ; je ne crois pas que, même sans le vouloir ou sans en être conscient Morandi ait fait de cette partie de son œuvre une déploration sur la fin des campagnes.
Certains critiques ont noté que le peintre aimait à laisser se déposer, quand il ne le faisait pas lui-même, une légère couche de poussière sur les objets de ses natures mortes : était-ce encore une couche de temps qui devait les protéger et les rendre plus denses ? Sur ses paysages aussi, on a souvent cette impression d'un voile de poussière. Il me vient l'image puérile du « marchand de sable », parce que son office est d'apaiser, d'endormir. Je pense même à la « Belle au bois dormant » ; on pourrait nommer ainsi la lumière égale, jamais scintillante ou éclatante, n'opérant jamais par éclairs ou trouées, qui les baigne ; même aussi claire que l'aube, avec des roses et des gris subtils, elle est toujours étrangement tranquille. Paysages « aux lieux dormants ».
Philippe Jaccottet, Le bol du pèlerin (Morandi), La Dogana, 2006, p. 45-46.
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06/10/2013
Philippe Jaccottet, Taches de soleil ou d'ombre,
1976
À Paris, visite à Francis Ponge. J'arrive rue Lhomond à midi, un peu en avance. On refait la façade ; l'escalier est très délabré. Odette m'ouvre ; elle a les cheveux gris, mais son visage est toujours aussi beau, sa taille aussi fine et droite. Francis sort de sa chambre en maillot de corps ; il me semble un peu plus petit qu'autrefois, un peu plus frêle surtout (il a soixante-dix-sept ans) ; mais le visage peu changé. Il passe ses bretelles et une chemise devant moi, tandis qu'Odette tient absolument à faire son lit contre son gré.
Comme tant d'autres fois, il y a plus de vingt ans, je passe l'après-midi dans le bureau. Après qu'il m'a parlé de ma mère et de la mort de son père, assez vite, tous ses propos vont revenir à lui, en particulier à ses difficultés avec Gallimard. La tête bientôt me fait mal et je ne suis pas sans effort ce long monologue, que conclura la lecture de quelques pages sur le vent, qui ne me convainquent pas complètement. C'est un homme blessé. (Sa riposte aux attaques de ses anciens admirateurs, Pleynet hier, Prigent aujourd'hui, a retrouvé la violence des batailles entre surréalistes.) Il réaffirme son gaullisme, se proclame même plus ultra que Michel Debré. Ce qui se passe dans le monde l'écœure : il m'avoue même qu'il sera heureux de quitter un monde aussi atroce. Quand il évoque de récents rapts d'enfants, je le surprends au bord des larmes.
Il se montre très dur à l'égard de Perse, à peine moins pour Char. Grand éloge, en revanche, de Maldiney (qui, évidemment, ne saurait lui faire de l'ombre).
(11 février)
Philippe Jaccottet, Taches de soleil ou d'ombre, Le Bruit du temps, 2013, p. 110-111.
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08/05/2013
Philippe Jaccottet, Taches de soleil, ou d'ombre, Notes sauvegardées
Les iris poussent au hasard dans un enclos d'herbes hautes — couleur mauve ou violet sombre — sortis de leurs papiers de soie parmi leurs dures lames vertes. Ou ceux, de couleur jaune, qui poussent dans les marais et les canaux. Et ces toutes petites fleurs basses — jaunes ou roses — qui s'accrochent aux pierres, aux rochers, qui leur tiennent lieu de pelage, doux, gras et chaud, modeste et tenace.
*
Le parfum des iris, très doux, sucré, presque suave, évoquant, me semble-t-il, l'idée qu'on a pu se faire, adolescent, du féminin : de quoi vous tourner la tête... Avec cette espèce de chenille d'un jaune éclatant, solaire, mais si bien cachée sous les pétales bleu pâle comme sous des langues d'eau. Mais le mot "chenille" gêne, et "brosse" tout autant. Une réserve de poudre d'or, un pelage d'or, une toison peut-être, cachée dans la soie de la robe ?
Philippe Jaccottet, Taches de soleil, ou d'ombre, Notes sauvegardées, 1952-2005, Le Bruit du temps, 2013, p. 47, 154.
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15/03/2013
Jean Paulhan, Le clair et l'obscur
Je me suis trouvé en Quatorze, un jour d'avances et de reculs, coincé, entre quelques morts et mourants, dans une maison à demi démolie, sur laquelle s'obstinait pourtant le tir de l'artillerie — de plus d'une artillerie, car la maison, se trouvant à égale distinction des deux lignes et bien en vue, ne servait pas moins de cible à nos canons qu'aux canons adverses. Personne, de vrai, ne savait au juste qui se trouvait dedans, en sorte que, par l'effet d'une modestie commune aux hommes de guerre, chacun pensait y voir l'ennemi. Non pas tout à fait à tort, car nous n'occupions qu'une partie de la ruine. Mais il faut l'avouer, nous ne songions guère, pour le moment, à détruire nos voisins — si tant est qu'il y avait des ennemis — ni même à les chasser.
Au fait, à quoi songions-nous ? Imaginez là-dessus une lumière d'éclipse, des éclats ronflant à droite et à gauche, le bruit d'orgue que fait un obus en plein vol, un cadavre qui vous regarde sans vous voir, un cheval éclaté comme un poisson de grands fonds et, dans une poussière de pierre et de fumée que traversaient des fusées éclatantes, de tous côtés, le désordre et la dislocation.
Tout cela était étrange, mais à certains égards merveilleux. Et je dois avouer qu'il m'arriva un instant de m'en réjouir : que de feux d'artifice ! Que de châtaignes et de girandoles, de crapauds et d'acrobaties, de clowneries et de parades ! D'aimables figurants faisaient le mort à la perfection. Quel spectacle ! Est-ce donc pour moi qu'on a monté tout ça ?
C'était là sans doute une réflexion égoïste. Ce fut, en tout cas, une réflexion imprudente. Car elle déclencha presque aussitôt le sentiment irrésistible (avec l'angoisse qui s'ensuit) que je me trouvais dans quelque farce gigantesque. Non, rien là-dedans en pouvait être vrai. De toute évidence, il ne s'agissait que d'un cauchemar, dont je tentai de me tirer en donnant de grands coups de soulier dans une glace demeurée, par quel hasard ? intacte, et même brillante. La glace se fendilla, s'écailla, puis s'écroula dans un grand bruit, et je connus très bien que je ne rêvais. Je le connus, et me trouvai, chose curieuse, satisfait — en tout cas comblé. Il faut bien que la vérité — fût-elle atroce — nous soit d'un grand prix..
Jean Paulhan, Le clair et l'obscur, préface de Philippe Jaccottet, Le temps qu'il fait, 1985, p.27-29.
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03/12/2012
Philippe Jaccottet, À la lumière d’hiver
Sur tout cela maintenant je voudrais
que descende la neige, lentement,
qu’elle se pose sur les choses tout au long du jour
— elle qui parle toujours à voix basse —
et qu’elle fasse le sommeil des graines,
d’être ainsi protégé, plus patient.
Et nous saurions que le soleil encore,
cependant, passe au-delà,
que, si elle se lasse, il redeviendra même un moment
visible, comme la bougie derrière son écran jauni.
Alors, je me ressouviendrais de ce visage
qui demeure, lui aussi, derrière
la lente chute des cristaux humides,
qui change, avec ses yeux limpides ou en larmes,
impatiemment fidèles...
Et, caché par la neige,
de nouveau, j’oserais louer leur clarté bleue.
Fidèles yeux de plus en plus faibles jusqu’à
ce que les miens se ferment, et après eux, l’espace
comme un éventail peint dont il ne resterait plus
qu’un frêle manche d’os, une trace glacée
pour les seuls yeux sans paupières d’autres astres.
Philippe Jaccottet, À la lumière d’hiver précédé de
Leçons et de Chants d’en bas, Gallimard, 1977, p. 96-97.
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11/08/2012
Philippe Jaccottet, Observations et autres notes anciennes
Il m’a semblé parfois (mais quelles chimères n’invente-t-on pas, presque honnêtement, pour justifier ses limites !) que ma plus vraie vie, ma seule vraie vie, n’était faite que des moments pour lesquels j’avais cru trouver une expression un peu juste ; comme si devenir poésie, si peu que ce fût, leur conférait plus de réalité, ou, plus précisément encore, les révélait, les fixait, les accomplissait. Sans doute survivaient-ils déjà d’une certaine manière dans le souvenir ; mais la parole leur ajoutait quelque chose qu’elle était seule à pouvoir leur donner, une valeur, et une espèce de privilège. (Sans doute ces moments ne me semblaient-ils pas arrachés au temps pour la simple raison qu’ils pourraient me survivre, si les poèmes étaient beaux. Car enfin les œuvres qui nous paraissent les plus assurées de durer ne sont encore que de très fragiles feuilles de papier, qui brûleront ou moisiront un jour. Mais comment expliquer ce que l’on ne ressent que confusément, encore que profondément ? Disons qu’il ne s’agirait pas de prolonger son nom au-delà de la mort, ni même de le faire durer des moments fugitifs ; mais plutôt de donner à ces moments fugitifs une sorte de forme spirituelle — et forme est encore mal dire ; ainsi le parfum de la violette de mars, qui fanera pourtant, semble creuser un couloir ténébreux et velouté dans le mur du temps et s’ouvrir brusquement sur ce qui n’a plus ni nom, ni parfum, ni saison).
Philippe Jaccottet, Observations et autres notes anciennes, 1947-1962, Gallimard, 1998, p. 37-38.
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