15/06/2011
Jean Tardieu, Da capo, Margeries
La voix
Il me semble avoir, toute ma vie, entendu une certaine voix, étrangère à moi-même et pourtant très intime, qui me parle par intermittence et ne peut pas ou ne sait pas, ou ne veut pas me dire tout ce qu’elle sait. Un guide quelquefois, parfois aussi un abîme, un conseil dangereux, mais toujours une vérité revenue de très loin, exigeante et irréfutable, une sorte de démon de la conscience, de la connaissance (ou plutôt de l’inconnaissance), m’imposant le devoir absolu de transcrire avec soin, ses injonctions, ses plaintes et même ses menaces.
Lorsque à mon tour, c’est moi qui interroge et qui demande : « Pour qui ? Pour quoi ? Dans quel but ? », cette voix ne répond pas, mais elle a du moins le pouvoir de me communiquer une certitude obscure : c’est que (peut-être dans ce monde, peut-être hors de ce monde), il existe une région sereine et innocente où tout est su, compris et consommé d’avance. Où la rencontre d’un seul avec tous est non seulement possible mais attendue depuis toujours. Au-delà de toute vie et de tout déclin, de toute présence et de toute absence, de toute joie, de toute douleur, au-delà même de toute parole, une « réconciliation » avec ce qui nous dépasse et nous dévore. La fusion et le retour des êtres séparés qui se retrouvent dans l’unité, dans l’absence originelle.
Jean Tardieu, Da capo, Gallimard, 1995, p. 35.
La tête vide
Dans les chemins creux et perdus
je suis homme parmi les hommes
Point d’ombre plus haute que moi
point d’écho plus long que la voix
j’ai l’épaisseur de la surface
Plus léger que feuille d’automne
sous le murmure de l’oubli
qui passe à travers les mains vides
habillé de soleil
et d’incompréhensible
silence dans les branches.
(1944)
Jean Tardieu, Margeries, Gallimard, 1986, p. 228.
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14/06/2011
Nikolaï Zabolotski, Daniil Harms
Zabolotski
L’adieu aux amis
Avec vos chapeaux à larges bords, vos longues vestes
Vos carnets de poèmes
Vous vous êtes dispersés en poussière
Comme font les lilas passé le temps des fleurs.
Vous reposez depuis longtemps dans ce pays
Sans formes préétablies, où tout se rompt, se mêle,
Se désagrège, où le tertre funéraire tient lieu de ciel,
Où l’orbite de la lune est immobile.
Là, dans une autre langue, un idiome brumeux,
Chante un synode d’insectes aphones.
Là, une petite lanterne à la main,
Le bonhomme-scarabée complimente ses amis.
Cette paix vous est-elle douce, camarades ?
Avez-vous bien tout confié à l’oubli ?
Maintenant vos frères sont les racines et les fourmis,
Les brins d’herbe, les soupirs, les colonnes de poussière.
Vos sœurs maintenant sont les œillets sauvages,
Les thyrses de lilas, les copeaux, les poules de passage…
Le frère que vous avez laissé là-haut
N’a plus la force de se rappeler votre langage.
Sa place n’est pas encore sur ce rivage
Où vous avez disparu, légers, comme des ombres,
Avec vos chapeaux à larges bords, vos longues vestes,
Vos carnets de poèmes.
1952
Nikolaï Zabolotski, Poèmes suivis de Histoire de mon incarcération, traduits et présentés par Jean-Baptiste Para, dans Europe, n°986-987, juin-juillet 2011, p. 238-281.
Poème écrit en souvenir de Daniil Harms et d’Alexandre Vvedenski, poètes de l’Oberiou, dix ans après leur mort [Note de J.-B. Para]
Oberiou :sigle de : Obiedinienie Realnovo Iskousstva (Association de l'art réel), groupe littéraire fondé en 1927, auquel se joindra le peintre Malevitch.
Daniil Harms
Le court éclair survola le tas de neige
alluma la bougie tonnerre détruisit l’arbre
le mouton (tigre) épouvanté aussitôt
se mit à genoux
aussitôt fuirent les enfants du cerf
aussitôt la fenêtre s’ouvrit
et Harms passa sa tête
Nicolaï Makarovitch et Sokolov (1 et 2)
passèrent en parlant des fleurs et des nombres féériques
aussitôt passa de l’esprit de la poutre Zabolotski
lisant un livre de Skorovoda (3)
il était suivi par Skaldine (4) s’accompagnant d’un cliquetis
et les pensées de sa barbe tintaient. La chope de l’échine tintait
Harms par la fenêtre criait seul
où es-tu ma compagne
oiselle Esther envolée par la fenêtre
Sokolov lui depuis longtemps se taisait
sa silhouette partie devant
et Nicolaï Makarovitch renfrogné
écrivait des questions sur la papier
Zabolotski couché sur le ventre
voyageait dans un chariot
et au-dessous de l’ours Skaldine
volait un aigle du nom de Serge.
(Mars 1931)
Daniil Harms, Œuvres en proses et en vers, traduit du russe et annoté par Yvan Mignot, avant-propos de Mikhaïl Iampolski, éditons Verdier, 2005, p. 408-409.
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13/06/2011
Erich Fried, Es ist was es ist (C'est ce que c'est), traduction C. Tanet, M. Hohmann
Sterbeleben
Ich sterbe immerzu
und immeroffen
Ich sterbe immerfort
und immer hier
Ich sterbe immer einmal
und immer ein Mal
Ich sterbe immer wieder
Ich sterbe wie ich lebe
Ich lebe manchmal hinauf
und manchmal hinunter
Ich sterbe manchmal hinunter
und manchmal hinauf
Woran ich sterbe?
Am Haß
und an der Liebe
an der Gleichgültigkeit
an der Fülle
und an der Not
An der Leere einer Nacht
am Inhalt eines Tages
immer einmal an uns
und immer wieder an ihnen
Ich sterbe an dir
und ich sterbe an mir
Ich sterbe an einigen Kreuzen
Ich sterbe in einer Falle
Ich sterbe an der Arbeit
Ich sterbe am Weg
Ich sterbe am Zuvieltun
und am Zuwenigtun
Ich sterbe so lange
bis ich gestorben bin
Wer sagt
daß ich sterbe?
Ich sterbe nie
sondern lebe
Le vivre mourir
Je meurs toujours et sans cesse
et toujours à découvert
Je meurs toujours et toujours
et toujours ici
Je meurs toujours une fois
et toujours chaque fois
Je meurs continûment
Je meurs comme je vis
Parfois j’escalade la vie
et parfois je la dégringole
Parfois je dégringole la mort
et parfois je l’escalade
De quoi je meurs ?
De la haine
et de l’amour
de l’indifférence
de l’abondance
et de la misère
Du vide d’une nuit
du contenu d’un jour
de nous toujours une fois
et encore toujours d’eux
Je meurs de toi
et je meurs de moi
Je meurs de quelques croix
Je meurs dans un piège
Je meurs du travail
Je meurs du chemin
Je meurs du trop à faire
et du trop peu à faire
Je meurs aussi longtemps
que je ne suis pas mort
Qui dit
que je meurs ?
Jamais je ne meurs
bien au contraire je vis
Erich Fried, Sterbeleben, extrait de Es ist was es ist (Verlag Klaus Wagenbach, Berlin, 1983). Traduction inédite de Chantal Tanet et Michael Hohmann.
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12/06/2011
Guillevic, Art poétique, Terraqué
Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
Il t’arrive des mots
Des lambeaux de phrase.
Laisse-toi causer. Écoute-toi
Et fouille, va plus profond.
Regarde au verso des mots
Démêle cet écheveau.
Rêve à travers toi,
À travers tes années
Vécues et à vivre.
Ce que je crois savoir,
Ce que je n’ai pas en mémoire,
C’est le plus souvent,
Ce que j’écris dans mes poèmes.
Comme certaines musiques
Le poème fait chanter le silence,
Amène jusqu’à toucher
Un autre silence,
Encore plus silence.
Dans le poème
On peut lire
Le monde comme il apparaît
Au premier regard.
Mais le poème
Est un miroir
Qui offre d’entrer
Dans le reflet
Pour le travailler,
Le modifier.
— Alors le reflet modifié
Réagit sur l’objet
Qui s’est laissé refléter.
Chaque poème
A sa dose d’ombre,
De refus.
Pourtant, le poème
Est tourné vers l’ouvert
Et sous l’ombre qu’il occupe
Un soleil perce et rayonne,
Un soleil qui règne.
Mon poème n’est pas
Chose qui s’envole
Et fend l’air,
Il ne revient pas de la nue.
C’est tout juste si parfois
Il plane un court moment
Avant d’aller rejoindre
La profondeur terrestre.
Guillevic, Art poétique, dans Art poétique, précédé de Paroi et suivi de Le Chant, préface de Serge Gaubert, Poésie / Gallimard, 2001, p. 166, 172, 177, 178,180 et 184.
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11/06/2011
Théophile de Viau, Après m'avoir fait tant mourir
Ode
Un Corbeau devant moi croasse,
Une ombre offusque mes regards,
Deux belettes et deux renards
Traversent l’endroit où je passe :
Les pieds faillent à mon cheval,
Mon laquais tombe du haut mal,
J’entends craqueter le tonnerre,
Un esprit se présente à moi,
J’ois Charon qui m’appelle à soi,
Je vois le centre de la terre.
Ce ruisseau remonte en sa source,
Un bœuf gravit sur un clocher,
Le sang coule de ce rocher,
Un aspic s’accouple d’une ourse,
Sur le haut d’une vieille tour
Un serpent déchire un vautour,
Le feu brûle dedans la glace,
Le Soleil est devenu noir,
Je vois la Lune qui va choir,
Cet arbre est sorti de sa place.
Le monde renversé
Sonnet
L’autre jour inspiré d’une divine flamme,
J’entrai dedans un temple, où tout religieux
Examinant de près mes actes vicieux,
Un repentir profond fit soupirer mon âme.
Tandis qu’à mon secours tous les Dieux je réclame,
Je vois venir Phyllis : quand j’aperçus ses yeux
Je m’écriai tout haut : ce sont ici mes Dieux,
Ce temple, et cet Autel appartient à ma Dame.
Le Dieux injuriés de ce crime d’amour
Conspirent par vengeance à me ravir le jour ;
Mais que sans plus tarder leur flamme me confonde.
Ô mort, quand tu voudras je suis prêt à partir ;
Car je suis assuré que je mourrai martyr,
Pour avoir adoré le plus bel œil du monde.
Théophile de Viau, Après m’avoir fait tant mourir, Œuvres choisies, édition présentée et établie par Jean-Pierre Chauveau, Poésie / Gallimard, 2002, p. 88 et 90.
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10/06/2011
Hilde Domin, A quoi bon la poésie aujourd'hui
À quoi bon la poésie aujourd’hui
À quoi bon la poésie aujourd’hui ? Pourquoi lire de la poésie, pourquoi écrire des poèmes ? Poser cette question, c’est presque sous-entendre : aujourd’hui encore — comme si hier, ce pourquoi nous avons à nous excuser aujourd’hui avait eu, peut-être, un sens.
Deux réponses extrêmes sautent à l’esprit, négatives toutes les deux. La première récuse la question : il n’y a pas d’ « à quoi bon » qui fasse, la poésie, comme toute forme d’art, est à elle-même son propre but. Aujourd’hui et toujours. Or c’est bien là l’enjeu : tout ce qui importe vraiment est à soi-même sa propre fin, donc à la fois inutile et essentiel. Et peut-être même plus essentiel aujourd’hui que jamais. La poésie aussi. Il s’agira bien d’avancer ici la preuve de cette nécessité, d’explorer ce qu’elle peut signifier.
La seconde réponse récuse l’objet : à l’époque où nous vivons, il convient de s’occuper de choses plus utiles, il convient de « changer le monde ». Or, dit-on, l’art ne change pas le monde. On ferait bien de se plonger dans les pages politiques des journaux au lieu de lire ou d’écrire des poèmes. Proposition qui non seulement ne représente pas une véritable alternative, mais au fond, se borne à reprendre le postulat d’Adorno, répété à satiété et démenti depuis longtemps, selon lequel la poésie aurait été rendue impossible par Auschwitz. Autrement dit, la poésie ne saurait être à la hauteur de la réalité particulière de notre temps.
Je répète ma question tout en la précisant : la poésie a-t-elle encore une fonction dans la réalité de notre vie moderne ? Et si oui, laquelle ?
Formulé de la sorte, notre sujet sera : poésie et réalité. Ou encore : poésie et liberté.
Car pour peu que l’on envisage la poésie comme un exercice de liberté, on rejoint déjà l’autre question, celle de la transformation de la réalité. Au contraire de l’art, en effet, la transformation de la réalité n’est pas une fin en soi, mais elle est au service de la liberté potentielle de l’homme, au service de son humanité. Sinon, elle est sans intérêt. Dans ce sens, les deux questions tournent autour du même axe.
En tout cas, c’est la réalité qui est en cause (1). Je citerai Joyce, qui annonçait sa décision de se vouer à l’écriture dans les termes suivants : « I go to encounter for the millionth time the reality of experience [Je vais affronter pour la millionième fois la réalité de l’expérience] ».
Jamais encore, semble-t-il, la réalité n’a été aussi perfide que celle qui nous entoure aujourd’hui. Elle menace de détruire la réciprocité entre elle et nous, elle menace, d’une manière ou d’une autre, de nous anéantir. C’est le danger le plus subtil qui semble presque le plus inquiétant : il existe sans exister. Tout le monde en parle. Personne ne le rapporte à soi. Ce danger s’appelle la « chosification », c’est notre métamorphose en une chose, en un objet manipulable : la perte de nous-mêmes.
La poésie peut-elle encore nous aider à affronter une telle réalité ?
[…]
Hilde Domin (1909-2006)
Le poète nous offre une pause pendant laquelle le temps s’arrête. C’est-à-dire que tous les arts offrent cette pause. Sans cette « minute pour l’imprévu », selon la formule de Brecht, sans ce suspens pour un « agir » d’une autre sorte, sans la pause pendant laquelle le temps s’arrête, l’art ne peut être ni accueilli, ni compris, ni reçu. Sur ce point, l’art s’apparente à l’amour : l’un et l’autre bouleversent notre sentiment du temps.
C’est à partager une expérience non pas identique mais similaire, que les différents arts nous invitent sur l’île de leur temporalité spécifique — cette île dont on parle régulièrement et qui existe déjà chez Mallarmé et Hofmannsthal, l’île qui surgit au milieu du tourbillon de la vie active pour n’exister que quelques instants, le temps de reprendre haleine. Qu’offre donc la poésie, sur le sol précaire qui affleure ici : ce singulier mariage de rationalité et d’excitation, cet art de la parole et du non-dit ?
La poésie nous invite à la rencontre la plus simple et la plus difficile qui soit : la rencontre avec nous-mêmes. […] La poésie ne donne que l’essence de ce qui arrive aux hommes. Elle nous relie à la part de notre être qui n’est pas touchée par les compromis, à notre enfance, à la fraîcheur de nos réactions. Je dis « de nos réactions » pour ne pas dire de notre émotion, bien que je rejoigne ici un poète aussi froid et cérébral que, par exemple, Jorge Guillén. « Tu niñez / Ya fábula de fuentes » — « ton enfance / déjà légende de sources ». Et du fait que la poésie nous relie à nous-mêmes, à notre propre moi, elle nous relie aussi aux autres, elle nous restitue notre aptitude à communiques. C’est cela, à mon avis, que la poésie peut nous offrir — à une degré plus haut que tout autre art, et que tout autre occupation de l’esprit.
Hilde Domin, "À quoi bon la poésie aujourd’hui", traduit de l’allemand par Marion Graf, dans La Revue de belles-lettres, éditons Médecine et Hygiène, Chêne-Bourg (Suisse), 2010, I-2, p. 233-234, 235 et 236.
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09/06/2011
Maryline Desbiolles, Poèmes saisonniers
[…]
je relis d’anciens poèmes d’amour
d’amours anciennes les
mêmes mots on dirait
les mêmes
amours ou peut-être est-ce que je creusais
le lit à nos
reins comme on dit tant il est vrai
qu’il me faut renier on dirait
qu’il me faut renier
jusqu’à trois fois la honte et trois fois le mensonge
pour encore parler on dirait
pouvoir parler le matin venu
cheveux tirés
serrés peignés plantés de chaque côté que ce soit
plus étroit affûté fine lame que
d’être seule soit tranchant
fine lame sortie du fourreau où nos jambes nouent
dormir toutes
les nuits
quand nous dormons la nuit
celle entre les draps toutes
celles que j’ignore celle
par la fenêtre ouverte celle que je rêve si bien que
ce que tu me dis en rêve vient de la rue si bien que
tu m’étreins me siffle une chanson depuis le fond du
lit des paroles oubliées mais toutes
ces nuits cousues en un seul drap sans coutures
Maryline Desbiolles, Poèmes saisonniers, éditions Telo Martius, 1992, non paginé.
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08/06/2011
Mario Luzi, Pour le baptême de nos fragments
Genera azzurro, l’azzurro,
si sfalda e si riforma
nelle sue terse rocce,
si erge in obelischi, scende
nelle sue colate e frane
di buio e trasparenza, migra
nell’azzurro fumigando, azzurro
in azzurro sempre —
sale
su, a volte,
affonda
il desiderio
in quella luminosa carne
di quel nume
di quel caos
ed ecco
gli si apre,
cielo, sì, e gorgo
lo spazio da ogni parte —
ma è lo spazio
quello ? o il tempo
prima e dopo il tempo, l’onnipresente ?
o l’uno e l’altro o niente di questo…
oscilla e vi si perde,
desiderio d’uomo
lasciato dalla sua storia, oh sola
felicità, s’inebria
egli di quella, non ha sede, non ha memoria…
L’azur engendre l’azur,
s’effrite et se reforme
dans ses roches limpides, s’érige en obélisques, dévale
ses coulées, ses éboulis
de nuit et transparence, migre
dans l’azur en fumant, azur
dans l’azur toujours —
il monte
parfois,
il sombre
le désir
dans la chair lumineuse
de ce génie
de ce chaos
et voici
que s’ouvre à lui,
ciel, oui, et gouffre
l’espace de toutes parts —
mais est-ce là
l’espace ? ou le temps
avant et après le temps, l’omniprésent ?
ou l’un et l’autre ou rien de cela…
il oscille et s’y perd,
désir d’homme
abandonné par son histoire, oh seul
bonheur, dont il
s’enivre, il n’a pas d’assise, pas de mémoire…
Mario Luzi, Pour le baptême de nos fragments, traduit de l’italien par Philippe Renard et Bernard Simeone, Flammarion, 1987, p. 236-237.
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07/06/2011
Léon-Paul Fargue, D'après Paris
Fargue par Man Ray
De ma fenêtre
À la jumelle, je voyais les départs hâtifs du dimanche. Une fenêtre grande ouverte où les gens s’apprêtent, passent et repassent.
La suspension trop basse où les allées et venues se cognent. (Ils ont rangé la table pour faire de la place.) Un coup de pouce arrête le pendentif.
Un bout de miroir me renvoie le ciel du fond de l’autre. (Je le vois en œil tout grand ouvert dans les ténèbres.)
Un homme vient brosser son chapeau sur la rue.
Ceux qui sont punis s’installent et bâillent à tous les étages.
Ils passent la tête, et tournent, et rentrent, comme un coucou dans sa pendule.
La femme qui profite de son dimanche pour nettoyer, d’un air de stryge intermittente. (Elle secoue l’adieu suprême du mouchoir dans le dos d’un sergent de ville.)
L’employé qui reprend son chef-d’œuvre en bois sculpté à la mécanique. (Est-ce un service de fumeur ? Est-ce un cabaret à liqueurs ?)
Le retraité qui joue du trombone. (Invisible.)
Le monsieur qui prend son parti de passer son dimanche devant sa fenêtre, en bras de chemise. Il vide sa pipe sur la barre d’appui, la rebourre, l’allume, ressemble un instant à Edouard VII, et sursaute ! Une énorme araignée qui lui tombe du ciel lui passe dans la barbe !
C’est un animal japonais, d’ailleurs splendide, qu’un enfant fait descendre, à petites secousses, au bout d’un fil.
Le voilà qui arrive sur le trottoir.
Trois passants s’arrêtent, rentrent le ventre, prennent du champ sur la chaussée, regardent en l’air, se bousculent, et se fendent comme du bois sec.
Il faut se garer des pétards, qui dessinent des nouilles et creusent leur vitesse, ardemment, comme feraient des fossoyeurs qui viendraient de s’apercevoir que la Mort est un crocodile !
Rêverie sur l’omnibus
[…] Quand un garçon élevé solitaire commence à sortir seul, ses premiers voyages en omnibus lui donnent des grandes espérances. Ce sont ses débuts dans le monde. La gradation en est sans larmes. Pensez donc, un salon qui roule, et où l’on n’est pas obligé de parler !
Tout de même, quad on monte là-dedans, on entre dans un tribunal. Le public d’en face a l’air d’un jury, les yeux fuyants, les oreilles bouchées à tout espèce d’accent sincère. Le conducteur et le contrôleur sont du genre gardien de prison. Il y a même des militaires.
Tu finiras sur l’échafaud.
[…] On montait sur l’impériale de l’omnibus à deux chevaux par trois marches de fer, irrégulièrement disposées, pas plus grandes que des pelles d’enfant, en s’aidant d’une corde. Quand on se trompait ou qu’on manquait la marche, il fallait redescendre en s’ébréchant le tarse. Ainsi s’acquiert l’expérience. Mais le spectacle en valait la peine, quand une femme grimpait devant vous, cloche évasée par la tournure, oscillant d’une seule pièce jambe de-ci, jambe de-là, comme une poupée d’un modèle riche, et qu’on savait choisir la marche et l’intervalle.
Quelques espèces de ce genre de voiture n’avaient pas de plate-forme, et le conducteur se renait en équilibre sur sa porte, le derrière appuyé sur son composteur à correspondances, emporté sur la croupe du joyeux pachyderme à des vitesses vertigineuses !
Dans les premiers temps, quand je ne fumais pas, j’allais, dès que je le pouvais, m’asseoir à l’une des deux places du fond, d’où l’on dominait la croupe des chevaux, dont l’anus s’ouvrait en grand, come une pivoine, presque aussi souvent qu’il était raisonnable de le souhaiter, et lâchait très proprement des esquilles d’un jaune indien tout à fait somptueux, qui s’accrochaient à la ventrière, aux sangles et aux traits de cuir.
Léon-Paul Fargue, D’après Paris, Gallimard, 1932, p. 41-44, 53-54 et 59-61.
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06/06/2011
Jules Renard, Journal
Si d’une discussion pouvait sortir la moindre vérité, on discuterait moins. Rien d’assommant comme de s’entendre : on n’a plus rien à se dire.
L’art avant tout. Il restait un mois, deux mois, parmi ses livres, ne leur demandant que le temps du repos et des sommeils, puis tout à coup il tâtait sa bourse. Il fallait chercher un emploi, n’importe quoi, pour revivre. Une longue suite de jours dans un bureau quelconque avec des ronds-de-cuir, de race ceux-là, il collait des timbres, mettait des adresses, acceptait toute besogne, gagnait quelques sous, remerciait le patron et retournait à ses livres, jusqu’à nouvelle détresse.
Il avait plus de cheveux blancs que de cheveux.
L’éloquence. Saint André, mis en croix, prêche pendant deux jours à vingt mille personnes. Tous l’écoutent, captivés, mais pas un ne songe à le délivrer.
Un ami ressemble à un habit. Il faut le quitter avant qu’il ne soit usé. Sans cela, c’est lui qui nous quitte.
Que de gens ont voulu se suicider, et se sont contentés de déchirer leur photographie !
— Qu’est-ce qu’il fait donc, Jules ?
— Il travaille.
— Oui, il travaille. À quoi donc ?
— Je vous l’ai dit : à son livre.
— Faut donc si longtemps que ça, pour copier un livre.
— Il ne le copie pas : il l’invente.
— Il l’invente ! Alors, c’est donc pas vrai, ce qu’on met dans les livres ?
Tu n’es pas assez mûr, dis-tu. Attends-tu donc que tu pourrisses ?
On peut être poète avec des cheveux courts.
On peut être poète et payer son loyer.
Quoique poète, on peut coucher avec sa femme.
Un poète, parfois, peut écrire en français.
Malgré l’ininterrompue continuité de nos vices, nous trouvons toujours un petit moment pour mépriser les autres.
Faire tous les frais de la conversation, c’est encore le meilleur moyen de ne pas s’apercevoir que les autres sont des imbéciles.
Il est tombé sur moi à coups de compliments.
La psychologie. Quand on se sert de ce mot-là, on a l’air de siffler des chiens.
Je ne lis rien, de peur de trouver des choses bien.
Quand on me montre un dessin, je le regarde juste le temps de préparer ce que je vais en dire.
Tout est beau. Il faut parler d’un cochon comme d’une fleur.
Si on reconnaît « mon style », c’est que je fais toujours la même chose, hélas !
J’au vu, monsieur, sur une table de boucher, des cervelles pareilles à la vôtre.
La prose doit être un vers qui ne va pas à la ligne.
J’ai fait le calcul : la littérature peut nourrir un pinson, un moineau.
En somme, qu’est-ce que je dois à ma famille ? — Ingrat ! Des romans tout faits.
Jules Renard, Journal, 1887-1910, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 7, 12, 13, 15, 15, 17, 25, 35, 51, 57, 60, 69, 73, 83, 86, 97, 98, 99, 103, 106.
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05/06/2011
Michel de M'Uzan, Les Chiens des Rois
Pâles et tranquilles
Toute la façade du théâtre était illuminée. Devant, le feuillage de grands arbres arrêtait la lumière en une haute voûte claire. Au-dessus, le crépuscule se prolongeait. La soirée était tiède, les bruits étouffés, une foule se pressait à l’entrée.
Dans la salle, pas une place était inoccupée. Les spectateurs silencieux fixaient la scène. Aucun rideau ne la dissimulait et dans le grand rectangle sombre et opaque, nul décor, nul objet ne se distinguait.
Les lumières s’éteignirent lentement, deux par deux, en longues rangées, à l’orchestre, puis au balcon, aux galeries enfin. Quand tout fut obscur, comme venant du faîte de la salle, les premiers sons d’une flûte descendirent. Lointaines et précises, les notes toujours égales se succédaient sans hâte.
La scène s’éclaira peu à peu ; deux personnage y étaient déjà placés : un marquis, une marquise, distants de quelques pas. Leurs costumes verts brillaient, l’homme, le buste penché, semblait avancer, la femme, le dos incliné, semblait reculer. Ils rompirent leur immobilité dans une danse lente et mesurée ; tout en haut, la flûte jouait, l’or des vêtements scintillait, les souliers vernis glissaient et tournaient. Le rythme s’accélérait, les perruques blanches flottaient, absorbaient la lumières vive cernant de près le couple qui dansait. Les ombres dédoublées s’allongeaient et revenaient, la flûte jouait plus vite et montait. Les danseurs se rapprochèrent.
Au fond de la salle, au dernier rang, un homme s’était levé ; on ne distinguait que sa haute silhouette sombre. À droite, plus en avant, un second, puis un troisième au milieu, à gauche un autre encore, se dressèrent. Tous étaient tournés vers la scène où le cercle de lumière rétrécissait. Pâles et tranquilles, tout proches, l’homme et la femme continuaient à danser. Deux nouvelles silhouettes apparurent sur le plateau. Le marquis et la marquise ne fut plus alors qu’une seule forme en mouvement. Du plafond de la salle, la flûte lançait ses notes claires, tandis que le lourd rideau rouge descendait lentement.
Michel de M’Uzan, Les chiens des Rois, collection Métamorphoses XLVI, Gallimard, 1954, p. 135-137.
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Tiphaine Samoyault, La main négative, Louise bourgeois
Faire tapisserie
Restaurer, reprendre, repriser, raccommoder, ravauder, rapetasser : l’activité, selon les mots qui la disent, peut être noble ou modeste. Louise Bourgeois raconte qu’on lui confiait la réfection des bordures, mais parfois aussi les feuilles de vigne destinées à dissimuler les sexes visibles des hommes nus. Celles-ci n’existaient pas sur le dessin ancien. Mais les acheteurs de son père, des collectionneurs américains pour la plupart, qu’on recevait dans la boutique du boulevard Saint-Germain, avaient de la réserve devant la nudité. Tendue sur un mur de la salle à manger, la tapisserie devait permettre qu’on perde son regard dedans sans être arrêté par aucune pensée lui appartenant. Il s’agissait donc de redonner de la pudeur et de l’éclat, de dissimuler quelques formes et d’en raviver d’autres sans laisser l’impression que plusieurs couches de temps dévaluaient la tenture.
tapisserie du XVème siècle
Une tapisserie ancienne est terne. Les couleurs se confondent les unes dans les autres, elles ont perdu toutes leurs nuances. Tout devient gris-vert comme un uniforme de soldat. L’ensemble envahi par une poussière de rats. Rien n’est mieux le signe d’un passé sans histoire qu’une tapisserie non restaurée accrochée avec les lustres sur les murs d’un château. Elle ne suggère rien, ne porte la trace d’aucune splendeur, que d’une usure bien plus sensible que celle de la pierre et moins évocatrice que les ruines. On y voit quelque chose du grignotement du temps, des mouvements d’insecte du temps qui font traîner la décomposition en longueur mais l’exhibent néanmoins. La ruine a ceci de satisfaisant pour l’esprit et pour l’œil qui l’ébranle qu’elle montre un passage du temps non marqué par la décomposition. L’analogie avec le corps qui regarde n’est pas immédiate ou n’est que partielle. L’effondrement, l’éboulement, l’effritement de la pierre n’ont ni l’odeur ni la couleur de la décomposition des corps. Une tapisserie qui s’use, si. Le problème posé au corps avec cette tapisserie, n’est pas celui de la représentation du sexe nu, mais cette visibilité qui est donnée de la disparition de toute couleur dans le verdâtre, la fusion du corps propre dans un grand corps terreux.
Tout le sens de la conservation, de la restauration, vient de priver certains objets et certains lieux de leur propension à la décomposition. Il faut dire aux choses : vous avez vécu et ce que vous avez vécu vivra encore. C’est une lutte pour contrecarrer les mouvements évidents du temps, ses signes apparents.
En 2002, Louise Bourgeois a quatre-vingt-dix ans. Elle fait œuvre d’une première tête usée jusqu’à la corde, qui laisse voir les reprises successives, le ravaudage, les coutures des cicatrices, comme on fait aux ours en peluche. Le rose des lèvres est pâle, les yeux sont perdus dans le vague ou dans le blanc, l’un rentré à l’intérieur de la tête, le bleu qui reste étant le signe d’une réparation qui n’a pas résisté elle non plus. La tapisserie est devenue le visage, son usure exactement celle du corps, la vérité sortant de sa bouche entrouverte. De ces vérités que l’on cherche longtemps et qui viennent de ceux qui retournent des morts. Je la relie à deux choses : la fontaine qu’à Rome on appelle la Bocca della verità. Mettez une pièce dans sa bouche béante et elle sera l’oracle. Et puis ce témoignage d’un survivant des camps : « J’ai toujours pensé, même s’il y a un survivant, ce sera moi. C’est idiot ! Je n’ai jamais pensé que je pouvais mourir, jamais. J’imaginais pas, mourir j’imaginais pas. Moi, mourir ? Parce que j’étais heureux comme tout. Pas au camp, bien sûr, mais avant la guerre. J’étais tapissier, j’étais heureux. »
Tiphaine Samoyault, La main négative, Louise Bourgeois, Argol, 2008, p. 39-43.
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04/06/2011
Etienne Faure, Horizon du sol - entretien (suite et fin)
Poème extrait de Horizon du sol et suite de l'entretien des 2 et 3 juin
Le ciel menaçant ruine, nul giron
n’étant désormais disponible,
il fallut atterrir — salut ciel
qui tout à l’heure me portait :
il pleut à verse, que peut-on attendre
d’un ciel pareil, pluies partiales, temps injuste ? —
et pressentant la parole hors d’usage
se remettre à grimper l’escalier,
dans la cage espérant l’escapade,
en réchapper degré par degré, puis par étage
hissé entre ciel et sol en très haut lieu,
lentement scruter les veines du palier
— les cernes dans le bois, y compter
ce que fut l’âge de l’arbre,
le temps passé, nœuds ou rameaux de l’année —
et puis soudain frayé entre les murs surprendre
d’un trait de lumière ou d’un Titien issu
sous les ors, les plâtras, lambris, reliques,
quelque chose en souffrance dans le faux plafond.
ciels trompeurs
Horizon du sol, Champ Vallon, 2011, p. 19.
Titien, L'enlèvement d'Europe
Tu brises à l’occasion la syntaxe pour, en quelque sorte, obliger le lecteur à relire pour construire le sens, comme dans cette entrée de poème :
Accoudée périclite au comptoir
allemande dans sa chair, la blonde
pendant la guerre décolorée
Oui, il y a parfois une manière d’acrobatie syntaxique, surtout dans les textes les plus anciens, mais tout en voulant rester lisible et que le tempo n’en souffre pas, que la lecture demeure possible. C’est une grande joie d’y arriver, souvent après de longues méditations, de longues hésitations sur ces voltiges, qui ne doivent pas pour autant virer à l’exercice complaisant, isolé du reste du texte.
Dans ce poème, après cette entrée, le lecteur se retrouve avec les images du vieillissement, de la douleur, etc.
Une entrée en matière qui ensuite se démultiplie en plusieurs collages... Cela résulte d’un parti pris et de la façon dont le texte se fabrique. Ça me faisait penser autrefois à Follain dont les textes bifurquent et qui prennent fin un peu à côté, avec un léger décalage qui pourtant résonne avec le début... Sortir du linéaire, c’est un peu cela que je cherche, même si mes textes ont tendance à être un peu enfermés formellement ; c’est-à-dire que souvent le début se retrouve en écho à la fin, ce qui peut agacer parce qu’on a l’impression de choses qui se referment sur elles-mêmes. C’est un problème. Beaucoup d’auteurs prennent le parti pris d’arrêter abruptement, d’être dans l’inachèvement − ce qui est éminemment moderne …
Mais cela continue de me tarauder, d’essayer de faire un texte qui parte d’une entrée un peu alerte et qui bifurque progressivement par le sujet et par la forme, tout en veillant à ne pas être dans le relâchement que les longs poèmes peuvent amener. Il y a en effet toujours ce risque, ce côté "ventre mou" du cœur des textes ; on sait commencer et finir, mais le cœur du texte est le lieu le plus difficile, c’est là qu’il peut y avoir des ralentissements, une certaine mollesse, une perte de tension…
Pour revenir au blanc que tu évoques, il est aussi dans tes poèmes. Certains sont partagés en deux blocs, comme si l’on passait à autre chose.
Pierre Chappuis m’avait signalé cet aspect-là, en me disant qu’il n’y avait pas plus de blanc en mettant du blanc que si la phrase s’était poursuivie. On est dans le libre arbitre de celui qui, à un moment donné, pense qu’il y a une rupture dans le texte, et se demande comment la signaler de façon plus tangible. Il y a dans ces poèmes fractionnés des ruptures, temporelles ou de ton, un peu parfois comme un changement de vitesse : un changement de tempo − il y a des textes qui sont au pas, d’autres au trot ou au galop, et à l’intérieur d’un texte il peut y avoir aussi cela, que le blanc peut favoriser.
Parmi tes contemporains, Antoine Emaz par exemple utilise le blanc d’une manière très différente de celle des années 70.
Oui, cela me fait penser un peu à Guillevic, ce qui le ferait peut-être sursauter, mais ce n’est pas grave, l’essentiel est de se lire et d’échanger. Il y a chez lui une montée en charge parfois en un mot, ce qui se lit dans ses titres, comme Os, Peau, qui sont des paris que je trouve osés mais réussis, parce que toute la charge repose sur un mot souvent d’une syllabe. Cela m’intéresse beaucoup, c’est autre chose que d’introduire de l’espace entre les mots, il y a un halo du mot qui apparaît.
La question du titre du poème, et sa place puisqu’il est à la fin.
C’est simplement une façon de s’effacer, de laisser la place au texte et de ne faire une proposition qu’après, un peu dans la chronologie de la fabrication puisque je n’écris pas avec le titre en tête. C’est une façon de suggérer discrètement ce qui vient d’être lu plutôt que d’annoncer ce que l’on va découvrir. Cela ressemble aussi à ce que fait un peintre, une tentative de surligner, ou aussi de cristalliser en un ou quelques mots quelque chose, et pas forcément le sens, comme le punctum en photographie. Une tentative de faire résonner et peut-être d’inviter à une deuxième lecture… Certains disent que l’on bute sur ce titre. Peut-être que je pourrais supprimer le titre…
À propos de photographie, la couverture de Vues prenables reproduit un de tes clichés où tu as fixé, dans un paysage, un photographe en train d’opérer –et le cliché ressemble à un tableau.
Il y a quelque chose de statique dans cette photographie. Ce qui est partiellement caché, c’est la partie vivante, il s’agit d’une cérémonie, avec une présence collective, des hommes et des femmes sur des gradins. On pourrait lire la photographie comme un raccourci de ce que l’on peut trouver dans mes textes : il y a un aller-retour entre les motifs qui sont fréquents, ceux des tableaux, des œuvres d’art ou plus simplement des vues que la vie nous offre, et cette présence humaine qui fait bouger, qui met en mouvement, et qui nous offre des instants. Là, c’est un instant d’éternité, les gens se font littéralement immortaliser. Il y a cette question de l’instant, du fragment de vie contre la mort… La photographie est certainement une activité très proche de la problématique de l’écriture des poèmes, nourrie elle aussi de la vie d’autrui, de sa propre vie. C’est la question de l’observation ; Follain disait que le poète est un expert de l’observation, pas du tout dans les nuages.
Observation, mais pas représentation.
Sans doute. On pourrait peut-être parler d’un passage de la vue à la vision. C’est ce que le texte essaie d’offrir, mais il y a aussi la problématique de l’envers : on n’est pas tout à fait au bon endroit et l’on regarde ce qui va être représenté à terme, c’est-à-dire la photographie d’une photographie, mais du point de vue du revers. C’est une vieille tentation d’aller voir derrière, d’aller voir l’envers des apparences ; c’est aussi ce qui apparaît dans cette couverture.
De la même façon, la peinture est aussi présente dans mes textes, c’est également un grand déclencheur. Il s’agit souvent de pratiquer l’arrêt sur tableau, de le scruter et de se taire, de laisser parler la peinture…Pas seulement pour la représentation. Elle peut le cas échéant être émouvante lorsqu’elle témoigne en mille détails d’une époque, d’une pratique, de mœurs et de lois permanentes ou révolues : la présence d’un chien dans une scène, ou bien des outils, des fruits de saison, un geste un peu tendre sur une épaule, des mains un peu épaisses… ou fines, etc. Au-delà de la représentation, c’est évidemment le mouvement qui est intéressant, l’émotion qui initia le geste, la vision derrière la vue. Scruter l’apparente inertie du matériau, et déjà apercevoir ou imaginer l’intention. Soit dit en passant, c’est aussi ce qu’on fait avec un poème quand on le scrute, le relit, quand on pratique un arrêt sur poème ; c’est un clair-obscur : il donne peu à peu à voir, au moins pour un moment, jusqu’à en percer un peu plus l’émotion…
Pour provisoirement finir cet entretien, et l’ouvrir : on est souvent à l’extérieur dans Vues prenables, avec le souci de la vie quotidienne et de l’Histoire, ce qui est en décalage avec une partie de la poésie contemporaine. Je lis :
Au bord de sa fenêtre est sans doute assise
la femme au rez-de-chaussée donnant sur la rue,
à discuter, raconter son histoire en face,
et disant du mourant qui n’a pas traîné,
qu’il est parti bien vite avec les autres, tiens,
disparus à pied, à vélo, en carriole,
ceux qui vendaient en ambulance
des fleurs, de l’amadou, des statues en plâtre
ah mais oui –, des fruits et des légumes,
et puis les chiffonniers au crochet, les rémouleurs,
tous ces morts occupés à colporter leur vie
de leurs cris, de leurs appels
auxquels accouraient en premier les enfants
Pommes de tèèèrre, pommes de tèèèrre... –
aujourd’hui sur des chaises.
histoire d’en face
L’Histoire, avec un grand H, c’est un parti pris dans les deux livres, avec des textes à caractère « historique » – je mets des guillemets. C’est une façon de marteler qu’il y a un élément, l’élément collectif, indissociable de la vie humaine. Je fais partie de cette génération qui a connu l’homme qui a connu l’ours : mes parents ont connu la guerre, mes grands parents la première guerre mondiale. La grande histoire, c’est impératif de la faire apparaître, qu’elle soit présente, car elle renvoie à la petite histoire, à toutes ces vies passées. Il y a ainsi dans mes textes des hommages affectueux à des gens qui ont disparu, des gens que l’on trouvait vieux quand on était petit – qui ne l’étaient sûrement pas –, qui nous ont laissé leurs souvenirs et ceux de la génération précédente. J’aime bien faire ressurgir cette mémoire au carré, la mémoire de leur mémoire. Peut-être que l’attachement aux petites choses, aux petits gestes quotidiens, est une façon de souligner le grand désarroi individuel au sein de la grande histoire.
Le fait de moucheter les textes de rappels, de gestuelles, de renvois à la vie quotidienne, est une manière de saluer des vies, et aussi de conserver un lien entre un discours singulier et autrui. J’essaie de faire en sorte que le poème ne tombe pas dans la simple anecdote, que les gestes se chargent en valeur universelle. Par exemple, dans Vues prenables, la partie titrée "Le temps travaille trop" est consacrée principalement à des personnes qui ont disparu, et leur souvenir est évoqué à travers les gestes que l’on conserve d’eux, gestes que l’on se surprend parfois à refaire ; récupérer un sac, défroisser le papier, c’est un geste d’avant-guerre, qui nous ramène à une histoire...
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03/06/2011
Etienne Faure, entretien (suite)
(suite de l'entretien commencé le 2 juin)
La mort est présente, cela est sûr, mais il s’agit plus souvent dans tes poèmes d’une disparition continue ?
Le pendant de cela, dans Vues prenables, c’est la citation d’Henri Thomas, donnée avant un poème, « rien vécu » : J’ai compris que l’écriture remplace la vie, enfin quelle essaie, que nous essayons de vivre deux fois.
C’est cette écriture en boucle que l’on a dans "Venise en creux", ou que constituent les répétitions dans le théâtre avec « Bonté des planches », ou la répétition des nuits. On est en effet dans un système en boucle qui se nourrit avec ses morts, ses disparitions, ses oublis, et on les revit en permanence. Sur la disparition, je dirais que l’on écrit dans la nostalgie de ce qui est, bien sûr, passé, et aussi dans la nostalgie de ce qui bientôt va disparaître, – nostalgie au futur antérieur, les dés sont déjà jetés. On a donc une espèce de répétition inlassable, jusqu’à la vraie.
De là l’importance de toute la littérature.
Les citations, les présences, les noms sont importants. Sans doute y a-t-il le sentiment d’appartenance à une chaine, c’est-à-dire d’écrire de concert, en quelque sorte, dans l’esprit d’une recherche de synthèse avec ceux qui nous ont précédés, et ceux qui nous entourent. Cette idée de synthèse est par exemple dans le poème "toutes les nuits" et c’est ce qu’aborde littéralement "les poètes" :
Puis le tréma chutant les poëtes
jadis présumés la tête dans les nues
sans ailes, en bas laissés pour compte à la rue
sans couvre-chef et sans rien qui parât
à leur propre folie,
endossaient des peaux d’hommes, allaient à pied
mandatés par les morts pour vivre
avec le même corps ou peu s’en faut, même peau
bâtie d’après d’anciens patrons, usant
leur poids de ciel endossés, vieux paletots,
tissus d’hier que la pluie alourdit
à ne savoir jusqu’où la porter, cette peau, pelisse
de fils élimés aux manches
pour déambuler à leur tour par la plaine
et finir dans la peau d’un ours, d’un singe
pareillement conspués, applaudis, aux prises
avec la chaîne.
les poètes
Par ailleurs, tous les poètes sont autodidactes, j’ai mis du temps à le comprendre, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’école de la poésie, il faut être un peu ignorant pour écrire en poésie – pas complètement, un peu... L’école est double, c’est celle de la vie, avec l’apprentissage de la mort, de l’ivresse, de la beauté, de l’amour, etc., donc être homme avant d’être homme-poète comme disait Max Jacob ; mais c’est aussi l’école de la lecture des anciens, des contemporains, lecture que l’on intègre comme des incrustations, des collages dans le texte parce qu’on écrit avec, et parfois contre, ceux qui nous ont précédé et ceux avec qui nous vivons. Cette présence de la littérature, c’est cette aspiration à revendiquer une espèce de synthèse, une aspiration symphonique.
Tu n’as publié jusqu’ici que des recueils de poèmes : tu te qualifierais donc de « poète » ?
Il y a souvent une coquetterie à ne pas s’annoncer comme tel, mais aussi des scrupules, tant le mot peut recouvrir des réalités différentes et se teinte même parfois de ridicule dans cette manie quasi professionnelle d’affubler toute personne qui écrit d’un « statut » : nouvelliste, romancier, poète…
Quand j’étais étudiant et que j’allais écouter les poètes lire dans des lieux de cérémonie ad hoc (des cryptes qui garantissaient le souterrain de cette activité….) l’entrée était payante avec tarif réduit pour les étudiants et les « poètes ». Un jour, n’ayant pas ma carte d’étudiant, je payais le prix fort (prix fort pour un chiche étudiant) renonçant à revendiquer lestatut de « poète » et son tarif réduit. Car à partir de quand est-on « poète » : un livre, une plaquette, une revue, un texte, une intime conviction ?
Pour revenir à la langue, le goût, l’emploi de mots « rares » ou archaïques est-il lié à cette nécessité pour toi de sauver quelque chose du passé, de refuser la perte ?
Très certainement. Non pas pour je ne sais quel goût passéiste, non… mais le fait est qu’il ne reste, après certaines disparitions, que la possibilité d’en parler, de nommer.
Le mot « musette », par exemple, qui apparaît dans un texte de Vues prenables que tu cites dans ta note de lecture (la mémoire déménage) est presque aussi désuet que l’objet. Or cette disparition, de l’un et de l’autre, ne date pas de si longtemps à échelle d’homme. Elle est encore dans les mémoires :
ainsi disant musette, un sac en vert-de-gris
toujours ressurgira en bandoulière,
porté par un aïeul en allé au combat
Pour la « rareté » peut-être y a-t-il un risque de préciosité. Par exemple, Guy Goffette me demandait pourquoi je parlais de « cutine » des feuilles dans Légèrement frôlée quand j’aurais pu dire « vernis » pour ces mêmes feuilles rendues brillantes par cette substance. Évidemment. Mais le fait est qu’il y a toujours cette tentation de maintenir ces mots un peu inusités et qui cependant existent et restent employés dans de nombreux domaines techniques. On serait tenté de dire que tous les mots sont possibles (techniques, anciens, rares, etc.) dès lors qu’ils sont « habités », « endossés », « portés » depuis un temps par leur utilisateur. Différent serait sans doute le cas où les mots seraient simplement importés, fraîchement sortis du dictionnaire pour un emploi immédiat…
Avoir plusieurs formations peut être de ce point de vue bénéfique. La fréquentation de plusieurs répertoires ou lexiques selon les filières dans lesquelles on se trouve projeté (par les études, la profession..) favorise l’ouverture effective de l’éventail des mots. On les côtoie pour de bon, c’est-à-dire qu’on les emploie assez pour en être familier et songer à les insérer un beau matin dans un poème, avec ce qui paraît alors être à leur place. C’est également une grande préoccupation des traducteurs, j’imagine, qui doivent connaître assez le sens, mais aussi la portée d’un mot, son halo.
Tu vis si fort avec la littérature que parfois l’on retrouve des mots de tel ou tel dans tes poèmes. Dans l’un, dédié à Réda, on découvre même ses mots et le vers de 14 syllabes, avec le e, dit « muet », qu’il nomme « pneumatique » et qu’il affectionne.
Il y a sans doute toujours un effet de mimétisme avec ceux que l’on aime…Pour le poème dédié à Réda, le vers de 14 syllabes était mon cadeau, ma façon de lui faire signe. L’élément de mimétisme est certainement très accentué quand on commence à écrire ; on commence par imiter pour d’autant mieux savoir ce que l’on écarte − et trouver sa voie. Ensuite il peut rester ce plaisir de faire appel à nos amis, à ceux qui nous ont accompagnés dans les lectures.
J’ai cité Max Jacob, qui n’est pas dans mes deux livres. Le calendrier des repères évolue, certains reviennent, c’est le vécu qui gouverne la nécessité de certains retours. Des citations, des écrits, des auteurs nous parlent à nouveau après certaines expériences. Les chemins que l’on suit pour arriver à des rencontres sont parfois curieux. Par exemple, Jude Stéfan est un des auteurs que j’ai découverts assez tardivement un peu après des auteurs anciens comme Catulle et Properce. La leçon principale que je retire de cette lecture, très assidue, c’est l’énergie.
L’énergie te caractérise aussi. Et la jubilation à être dans la langue ; un poème, par exemple, s’étend sur une seule phrase de 25 vers...
La phrase est sans doute une tentation lointaine de la prose, mais avec aussi la recherche du blanc. Guillevic, dans son introduction de vingt poèmes de Georg Trakl, parle de la phrase de Proust, qu’il aime, et qui a selon lui volontairement « défait la phrase en l’éternisant ». « Au lieu d’employer le système de rupture par le blanc, cher aux poètes, il allonge la phrase d’une façon telle que le silence se met alors à l’intérieur même de la phrase. » Dans mes textes, c’est une espèce de mi-chemin puisque, à la fois, il y a des phrases entières qui constituent un poème, mais avec le souci de faire silence, de couper le souffle à un moment donné à la prose, de la casser avec des vers qui sont déhanchés ou de guingois, avec des vers parfois très longs, d’autres très petits. D’arrêter la fuite en avant de la prose, sa linéarité. Et cependant il faut que la phrase arrive à se dérouler jusqu’au bout, tout en pariant sur une minuscule autonomie de chacun des vers. C’est donc la volonté de concilier une phrase et un vers qui veut s’affirmer comme tel ; j’essaie de conserver le poids du vers mais à l’intérieur — souvent — d’une seule phrase.
D’où un certain souci de la métrique ? On relève sans peine des régularités, et il y a même chez toi des rimes intérieures dans un alexandrin (déchets artisanaux, cadavres d’animaux) et des alexandrins cachés, avec rimes :
dans l’encoignure d’un bouquin, jusqu’au soir quand
la chaleur retombant soudain,
Oui, la rime est cachée dans l’encoignure d’un bouquin... C’est là une sorte de troisième degré, comme un taillis à l’intérieur du bois, une petite surprise mais pas trop appuyée — pour rester léger.
Je pense aux crispations qu’il y a eu à propos de l’alexandrin ; l’oreille est peut-être un peu fatiguée du vieil alexandrin, mais l’interdire complètement est ridicule, rien n’empêche de l’intégrer de temps en temps. Nous sommes peut-être à un moment de synthèse, et l’on trouvera du 14 syllabes, du 11, etc., chacun a sa boutique sur le sujet. J’essaie que l’alexandrin ne soit pas trop dominant, parce que c’est une musique que l’on connaît.
(à suivre)
© Photo Chantal Tanet, 27 mai 2011.
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02/06/2011
Etienne Faure, entretien - Horizon du sol
Étienne Faure vient de publier aux éditions Champ Vallon Horizon du sol, après Légèrement frôlée (2007) et Vues prenables (2009) chez le même éditeur.
Comme on sort de la ville,
d’un quartier loin du cœur,
l’été longeant les rues ombragées, il arrive
la frôlant — la mort et ses fragrances —
qu’on en garde ombre et parfum mêlés,
de ces jardins, le sombre pressentiment
d’un jour d’été, noir à l’idée de mourir tout à l’heure
bien avant les fleurs grillagées,
en plein contraste ayant senti,
belle ironie du nez, la mort venir
dans le mélange des parfums de fleurs
qui font desséchées à cette heure
une espèce de pot-pourri
—vite évanoui, car le jaune agressif au nez
d’un champ de moutarde inhalée
bientôt l’efface, campagne
où la route est tracée, éperdument ne laissant qu’un lacet dans la tête.
frolée
Horizon du sol, p. 25.
Commençons par une question bien classique : quand as-tu commencé à écrire ?
À l’adolescence. J’ai bien eu le goût de faire quelques petits écrits plus tôt, mais c’était lié à la confection de livres, je fabriquais des livres et il fallait donc les remplir, raconter des histoires... Au début, j’ai commencé par écrire des sonnets, c’était cela qui me semblait la forme la plus pertinente, la plus seyante... Ensuite, il y a eu le contact un peu foudroyant avec le surréalisme. J’ai essayé de pratiquer l’écriture automatique, le cadavre exquis … tout ce que l’on peut explorer pour amplifier la découverte…C’était intéressant pour sortir d’un carcan un peu classique. Les choses sont parties comme cela, mais moderato cantabile. Je suis peu à peu entré dans d’autres problématiques, par exemple l’importance de l’étymologie, de son poids dans le texte, tout ce que recèlent les mots, et bien sûr leur mouvement via la syntaxe. La langue est un grand étonnement…Parallèlement je lisais beaucoup de poètes, français, étrangers, anciens ou contemporains, mais aussi beaucoup de prose (les auteurs russes, allemands, tchèques, polonais….). Au fond je progressais dans la trilogie indivisible de la langue « lue, parlée, écrite » qu’on inscrit dans son curriculum vitae pour aller se vendre sur le marché du travail. « Lue, parlée, écrite » est aussi le titre d’une des parties de Légèrement frôlée.
Le principe du poème est de créer une contrainte. J’ai traversé une période où le blanc était fortement dominant, dans les années fin 1970 et 80, le blanc avait une grande autorité, et j’ai fréquenté cette poésie-là. Il faut tout lire, y compris les auteurs dont on se sent le plus éloigné par la façon ou le regard, cela sert de poil à gratter… Ensuite j’ai eu besoin de retrouver une forme plus compacte avec des contraintes. L’usage du blanc entraînait un démantèlement qui ne m’allait pas, même si je restais très intéressé par les travaux où les mots montent en charge, prennent du poids, résonnent très fortement. Cela me parlait plus qu’un simple désossement sur la page – je parle un peu ardemment ! – qui ne m’allait pas. Je voulais retrouver du corps dans le texte. Cela dit, il y a énormément de poèmes, de diverses époques, où le blanc est grandement présent, et qui me parlent beaucoup.
Avant tes deux premiers livres, Légèrement frôlée et Vues prenables, tu as été abondamment publié dans des revues ?
Oui, c’est une chance de rencontrer un lectorat différent d’une revue à l’autre, en passant de La NRF à Conférence, à Théodore Balmoral, Rehauts, Europe, Le Mâche-Laurier... Ce sont des revues d’un ton et d’un parti pris différents qui incluent pour certaines des appareils critiques, de la prose, des traductions avec une recherche de composition parfois très élaborée. Et puis il y a également le plaisir de se retrouver en présence d’autres auteurs – parfois même déjà morts – dans le grand atelier contemporain où la poésie se fabrique. Les textes peuvent ainsi gagner à attendre, à être un peu remâchés, ne pas mimer la logique marchande qui met en circulation tout et tout de suite… Ne pas craindre les ratures…ou de ne pas être lu immédiatement sitôt qu’on a pondu…
Le revers de l’affaire, c’est qu’au bout d’un moment on a le sentiment d’être un auteur un peu émietté, un peu disséminé. Il fallait donc franchir le seuil et arriver au livre avec la difficulté souvent soulevée par certains auteurs de dépasser le simple assemblage, de constituer un peu plus qu’un recueil pour parvenir à un ensemble, à un livre. La question de l’homogénéité de Légèrement frôlée et de Vues prenables résulte d’un travail de tamis, d’élimination de textes qui me paraissaient un peu courts, dans toutes les acceptions du terme, où souvent prédominaient un esprit un peu grinçant et un humour qui ne collaient pas vraiment avec le reste. Je m’étais aperçu que cela mettait les ensembles un peu de guingois quand on laissait ces petits textes à côté des autres. Il y a donc une forme de sélection qui s’est opérée.
Mais l’humour s’est maintenu dans certains poèmes de tes deux livres.
Tu es le premier à me le dire... On m’avait jusqu’alors parlé d’une ironie ou d’un ton caustique. L’humour est une chose délicate, a fortiori en poésie où il faut faire léger, mais j’espère qu’il est un peu apparent. C’est quelque chose que j’essaie de conserver.
Je pense par exemple à un jeu sur le sens d’une expression — « à ravir » — dans le vers : la robe allait à vous ravir.
Il y a cette tentation de détourner, de décaler un petit peu le sens ; c’est par excellence le travail sur l’écriture, ce n’est pas nouveau, mais j’essaie de réprimer un peu cette tendance parce qu’elle pourrait apparaître comme un amusement anecdotique qui, à certains moments, pourrait sonner un peu faux dans le reste du texte.
On lit aussi dans tes textes un autre travail de l’écriture, qui aboutit à détourner l’attention de ce qui peut être grave par ailleurs, par exemple avec les derniers vers de "les langues de sable", dans Légèrement frôlée :
partout zone de cabotage clapotis charabia
le remuement aux mille langues
vers qui écartent le motif de la mort très présent dans le poème.
C’est un peu ce qui est suggéré dans le titre, Légèrement frôlée, une manière d’alléger la gravité, très souvent présente chez moi, de faire en sorte de ne pas trop s’y attarder pour ne pas s’enliser dans un pathos de mauvais aloi. Donc la forme ici permet d’alléger, par effet de contraste ; c’est une propension fréquente, un peu comme si l’on avait le pas lourd : j’essaie d’y introduire un peu de contrariété pour que le pas soit un peu moins scandé, un peu moins pesant, le tempo plus alerte. Si la forme était trop solennelle, eu égard au propos, cela ferait trop mastoc.
On me renvoie toujours au fait que la mort est extrêmement présente dans mes poèmes, mais il me semble qu’il y a la mort et le rire, que ce sont deux déclencheurs importants. La difficulté est de les faire cohabiter par un écrit pas trop sombrement teinté ; et puis d’essayer de passer autre chose à autrui en évitant d’en rester à une simple singularité.
En dehors de l’humour, il y a un travail tout autre dans la langue. On relèverait quantité de fragments du type :
car ignorant / à tout coup tout de la géographie [...].
C’est sans doute la marque d’une défiance au regard de l’éloquence, c’est clair, et aussi du « bien tourné », de la chose qui tombe trop bien comme un pli de pantalon sur une chaussure, vous savez… Sans doute faut-il conserver une petite fêlure, une rupture, non pas pour à tout prix chercher l’incongru, le saugrenu, mais pour arriver à être audible différemment, peut-être pour surprendre le lecteur quant à ce qu’il pensait découvrir après le virage du vers, qu’il y trouve autre chose.
(à suivre)
Entretien publié en 2009, revu et augmenté.
© Photo Chantal Tanet, 27 mai 2011
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ENTRETIENS, Faure Étienne | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : etienne faure, écrire, humour, syntaxe | Facebook |