05/06/2011
Tiphaine Samoyault, La main négative, Louise bourgeois
Faire tapisserie
Restaurer, reprendre, repriser, raccommoder, ravauder, rapetasser : l’activité, selon les mots qui la disent, peut être noble ou modeste. Louise Bourgeois raconte qu’on lui confiait la réfection des bordures, mais parfois aussi les feuilles de vigne destinées à dissimuler les sexes visibles des hommes nus. Celles-ci n’existaient pas sur le dessin ancien. Mais les acheteurs de son père, des collectionneurs américains pour la plupart, qu’on recevait dans la boutique du boulevard Saint-Germain, avaient de la réserve devant la nudité. Tendue sur un mur de la salle à manger, la tapisserie devait permettre qu’on perde son regard dedans sans être arrêté par aucune pensée lui appartenant. Il s’agissait donc de redonner de la pudeur et de l’éclat, de dissimuler quelques formes et d’en raviver d’autres sans laisser l’impression que plusieurs couches de temps dévaluaient la tenture.
tapisserie du XVème siècle
Une tapisserie ancienne est terne. Les couleurs se confondent les unes dans les autres, elles ont perdu toutes leurs nuances. Tout devient gris-vert comme un uniforme de soldat. L’ensemble envahi par une poussière de rats. Rien n’est mieux le signe d’un passé sans histoire qu’une tapisserie non restaurée accrochée avec les lustres sur les murs d’un château. Elle ne suggère rien, ne porte la trace d’aucune splendeur, que d’une usure bien plus sensible que celle de la pierre et moins évocatrice que les ruines. On y voit quelque chose du grignotement du temps, des mouvements d’insecte du temps qui font traîner la décomposition en longueur mais l’exhibent néanmoins. La ruine a ceci de satisfaisant pour l’esprit et pour l’œil qui l’ébranle qu’elle montre un passage du temps non marqué par la décomposition. L’analogie avec le corps qui regarde n’est pas immédiate ou n’est que partielle. L’effondrement, l’éboulement, l’effritement de la pierre n’ont ni l’odeur ni la couleur de la décomposition des corps. Une tapisserie qui s’use, si. Le problème posé au corps avec cette tapisserie, n’est pas celui de la représentation du sexe nu, mais cette visibilité qui est donnée de la disparition de toute couleur dans le verdâtre, la fusion du corps propre dans un grand corps terreux.
Tout le sens de la conservation, de la restauration, vient de priver certains objets et certains lieux de leur propension à la décomposition. Il faut dire aux choses : vous avez vécu et ce que vous avez vécu vivra encore. C’est une lutte pour contrecarrer les mouvements évidents du temps, ses signes apparents.
En 2002, Louise Bourgeois a quatre-vingt-dix ans. Elle fait œuvre d’une première tête usée jusqu’à la corde, qui laisse voir les reprises successives, le ravaudage, les coutures des cicatrices, comme on fait aux ours en peluche. Le rose des lèvres est pâle, les yeux sont perdus dans le vague ou dans le blanc, l’un rentré à l’intérieur de la tête, le bleu qui reste étant le signe d’une réparation qui n’a pas résisté elle non plus. La tapisserie est devenue le visage, son usure exactement celle du corps, la vérité sortant de sa bouche entrouverte. De ces vérités que l’on cherche longtemps et qui viennent de ceux qui retournent des morts. Je la relie à deux choses : la fontaine qu’à Rome on appelle la Bocca della verità. Mettez une pièce dans sa bouche béante et elle sera l’oracle. Et puis ce témoignage d’un survivant des camps : « J’ai toujours pensé, même s’il y a un survivant, ce sera moi. C’est idiot ! Je n’ai jamais pensé que je pouvais mourir, jamais. J’imaginais pas, mourir j’imaginais pas. Moi, mourir ? Parce que j’étais heureux comme tout. Pas au camp, bien sûr, mais avant la guerre. J’étais tapissier, j’étais heureux. »
Tiphaine Samoyault, La main négative, Louise Bourgeois, Argol, 2008, p. 39-43.
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