31/05/2011
Raymond Queneau, Le Chien à la Mandoline
De l’information nulle à une certaine poésie
C’est bien vrai qu’il faut dire il neige quand il neige
c’est comme ça que l’on se fait comprendre
c’est en disant qu’il neige quand il neige que
c’est agréable de faire la conversation avec des gens qui disent que
c’est le temps qui veut ça qu’il neige quand il neige
c’est comme ça qu’on vit en société sans difficultés aucunes et
c’est comme ça qu’on se fait des amis et
c’est si facile de dire qu’il neige quand il neige
plutôt que de dire il pleut
c’est prétentieux de dire qu’il pleut s’il neige
mais où la poésie va-t-elle se nicher dans tout ça ?
dans un flocon
dans un flocon de neige
arrosé de marsala
un jour d’été sur la grève
d’une plage au Sahara
où si l’on dit : « tiens… mais il neige… »
c’est un peu au hasard…
comme ça…
Dodo, l’enfant ut
Enfants qui déchiffrez dans l’ambre des agathes
Des entrailles le miel du lapins étendues
Sur l’étal du marchand avec leurs quatre pattes
Pour qu’ils ne courent pas deux ensemble cousues
Enfants qui préférez le goût des aromates
Au vol des papillons sur les pousses touffues
Y semant le pollen de leurs corps antennates
Exemples confondants des ères disparues
Enfants qui déchiffrez dans le cercle de lune
Un bûcheron bossu qui porte sa fortune
Quelques fagots de bois valant bien quatre sous
Enfants qui dans la nuit apercevez la hune
De bateaux sinistrés recouverts par la dune
Enfants vous qui rêvez enfants endormez-vous
Raymond Queneau, Le Chien à la Mandoline, Le Point du jour, Gallimard, 1965, p. 108-109 et 223-224.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA, Queneau Raymond | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : raymond queneau, le chien à la mandoline, poésie | Facebook |
30/05/2011
Lewis Carroll, Poeta fit, non nascitur
POETA FIT, NON NASCITUR
"How shall I be a poet?
How shall I write in rhyme?
You told me once 'the very wish
Partook of the sublime.'
Then tell me how! Don't put me off
With your 'another time'!"
The old man smiled to see him,
To hear his sudden sally;
He liked the lad to speak his mind
Enthusiastically;
And thought "There's no hum-drum in him,
Nor any shilly-shally."
"And would you be a poet
Before you've been to school?
Ah, well! I hardly thought you
So absolute a fool.
First learn to be spasmodic —
A very simple rule.
"For first you write a sentence,
And then you chop it small;
Then mix the bits, and sort them out
Just as they chance to fall:
The order of the phrases makes
No difference at all.
'Then, if you'd be impressive,
Remember what I say,
That abstract qualities begin
With capitals alway:
The True, the Good, the Beautiful —
Those are the things that pay!
"Next, when you are describing
A shape, or sound, or tint;
Don't state the matter plainly,
But put it in a hint;
And learn to look at all things
With a sort of mental squint."
"For instance, if I wished, Sir,
Of mutton-pies to tell,
Should I say 'dreams of fleecy flocks
Pent in a wheaten cell'?"
"Why, yes," the old man said: "that phrase
Would answer very well.
"Then fourthly, there are epithets
That suit with any word —
As well as Harvey's Reading Sauce
With fish, or flesh, or bird —
Of these, 'wild,' 'lonely,' 'weary,' 'strange,'
Are much to be preferred."
"And will it do, O will it do
To take them in a lump —
As 'the wild man went his weary way
To a strange and lonely pump'?"
"Nay, nay! You must not hastily
To such conclusions jump.
"Such epithets, like pepper,
Give zest to what you write;
And, if you strew them sparely,
They whet the appetite:
But if you lay them on too thick,
You spoil the matter quite!
"Last, as to the arrangement:
Your reader, you should show him,
Must take what information he
Can get, and look for no im-
mature disclosure of the drift
And purpose of your poem.
"Therefore, to test his patience —
How much he can endure —
Mention no places, names, or dates,
And evermore be sure
Throughout the poem to be found
Consistently obscure.
"First fix upon the limit
To which it shall extend:
Then fill it up with 'Padding'
(Beg some of any friend):
Your great SENSATION-STANZA
You place towards the end."
"And what is a Sensation,
Grandfather, tell me, pray?
I think I never heard the word
So used before to-day:
Be kind enough to mention one
'Exempli gratia.'"
And the old man, looking sadly
Across the garden-lawn,
Where here and there a dew-drop
Yet glittered in the dawn,
Said "Go to the Adelphi,
And see the 'Colleen Bawn.'
'The word is due to Boucicault —
The theory is his,
Where Life becomes a Spasm,
And History a Whiz:
If that is not Sensation,
I don't know what it is.
"Now try your hand, ere Fancy
Have lost its present glow—"
"And then," his grandson added,
"We'll publish it, you know:
Green cloth—gold-lettered at the back —
In duodecimo!"
Then proudly smiled that old man
To see the eager lad
Rush madly for his pen and ink
And for his blotting-pad —
But, when he thought of publishing,
His face grew stern and sad.
Lewis Carroll, "Poeta fit, non nascitur", dans The Complete Works, with an introduction by Alexander Woolcott, ant the Illustrations by John Tenniel, London, The Nonesuch Press, 1973 [1939], p.790-793
«Comment pourrais-je devenir poète ?
Comment pourrais-je écrire en rimes ?
Un jour vous m'avez dit : « Ce souhait-là lui-même
Participe du sublime ».
Alors dites-moi comment ! Ne me congédiez pas
Avec votre « plus tard » ! »
Le vieil homme sourit de le voir,
D'entendre sa sortie soudaine ;
Il aimait que l'enfant laissât parler son cœur
Avec enthousiasme ;
Et songea : « Il n'y a rien en lui
De tiède ni d'irrésolu.
« Et prétendriez-vous devenir poète
Avant d'être allé à l'école ?
Et bien ! Je n'aurais jamais cru
Que vous fussiez un sot aussi parfait.
Tout d'abord apprenez à être spasmodique —
Règle très simple.
Vous commencez par écrire une phrase ;
Ensuite vous la hachez menu ;
Puis mêlez les morceaux et les tirez au sort
Strictement au petit bonheur :
L'ordre des mots
Est tout à fait indifférent.
Si vous voulez faire impression,
Rappelez-vous ce que je dis :
Ces qualités abstraites commencent
Toujours par des capitales :
Le Vrai, le Bien, le Beau —
Voilà les choses qui paient !
Ensuite, lorsque vous décrivez
Une forme, une couleur ou un son,
N'exposez pas l'affaire clairement,
Mais glissez-la dans une allusion ;
Et apprenez à regarder toute chose
Avec une sorte de strabisme mental.
« Par exemple, si je veux, Monsieur,
Parler de pâtés de mouton,
Devrai-je dire : « des rêves de laineux flocons
Emprisonnés dans un cachot de froment » ? »
« Certes », dit le vieil homme : « Cette phrase
Conviendra parfaitement.
Quatrièmement, il y a des épithètes
Qui vont avec n'importe quel mot —
Tout comme la Sauce Harvey Reading
Avec poisson, viande ou volaille —
Parmi celles-ci, « sauvage », « solitaire », « las », « étrange »,
Sont spécialement recommandables. »
« Et cela ira-t-il, oh ! cela ira-t-il
Si je les utilise en masse —
Comme : « L'homme sauvage alla de son pas las
Vers une étrange et solitaire pompe » ? »
« Erreur, erreur ! Il ne faut pas, à la légère,
Sauter sur de pareilles conclusions.
De telles épithètes, comme le poivre,
Donnent de la saveur à ce que vous écrivez,
Et, si vous en usez avec ménagement,
Elles aiguisent l'appétit :
Par contre, si vous en mettez trop,
Vous gâtez l'affaire complètement.
Enfin, pour ce qui est de la composition :
Votre lecteur, il faut le lui montrer,
Doit prendre les renseignements qu'on lui donne
Et ne compter sur aucune
Divulgation prématurée des tendances
Et desseins de votre poème.
Donc, pour éprouver sa patience —
Savoir ce qu'il peut supporter —
Ne mentionnez ni noms, ni lieux, ni dates,
Et assurez-vous, en tout cas,
Que le poème est bien, d'un bout à l'autre,
D'une obscurité compacte.
Fixez d'abord les limites
Jusqu'auxquelles il devra s'étendre :
Puis complétez, avec du "remplissage"
(Demandez à quelque ami) :
Votre grande STROPHE-À-SENSATION,
Vous la placez vers la fin. »
« Et qu'est-ce donc qu'une Sensation,
Dites-moi, Grand-père, s'il vous plaît ?
Je n'avais jamais, jusqu'à maintenant,
Entendu ce mot employé de la sorte :
Ayez la bonté d'en citer une seule,
« Exempli gratia ». »
Et le vieil homme, regardant tristement
À travers la pelouse du jardin,
Où çà et là une goutte de rosée
Étincelait encore dans l'aube
Lui dit : « Allez à l' "Adelphi",
Et voyez le "Colleen Bawn".
Le mot est dû à Boucicault —
La théorie est sienne ;
Au point où la vie devient un spasme,
Et l'Histoire un Sifflement :
Si cela n'est pas de la Sensation
Je ne sais pas ce que c'est.
Maintenant, exercez-vous ; bientôt la Fantaisie
Aura perdu son présent éclat — »
« Et alors », ajouta son petit-fils,
« Nous publierons ça, n'est-ce pas :
Couverture verte — lettres dorées au dos —
En in-douze ! »
Et le vieil homme sourit fièrement
De voir l'ardent garçon
Se ruer follement sur son encre et sa plume
Et son papier buvard —
Mais, lorsqu'il réfléchit à la publication
Son visage devient grave et triste.
Lewis Carroll, Poeta fit, non nascitur, traduit par Henri Parisot, Deuxième Cahier de Vulturne, 1941, non paginé.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lewis carroll, henri parisot, devenir poète, écrire la poésie | Facebook |
29/05/2011
Paul Klee, Théorie de l'art moderne
L’art n’est pas une science que fait avancer pas à pas l’effort impersonnel des chercheurs. Au contraire, l’art relève du monde impersonnel de la différence : chaque personnalité, une fois ses moyens d’expression en mains, a voix au chapitre, et seuls doivent s’effacer les faibles cherchant leur bien dans des accomplissements révolus au lieu de le tirer d’eux-mêmes.
La modernité est un allègement de l’individualité. Sur ce terrain nouveau, même les répétitions peuvent exprimer une sorte nouvelle d’originalité, devenir des formes inédites du moi, et il n’y a pas lieu de parler de faiblesse lorsqu’un certain nombre d’individus se rassemblent en un même lieu : chacun attend l’épanouissement de son moi profond.
Paul Klee, Théorie de l’art moderne, édition et traduction de Paul-Henri Gonthier, Genève, éditions Gonthier, 1964, p. 14.
Publié dans ÉCRITS SUR L'ART | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paul klee, art moderne, art et science, individualité | Facebook |
28/05/2011
Eugène Pottier, La Commune n'est pas morte...
En souvenir de la Semaine sanglante (21-28 mai 1871) au cours de laquelle l'armée du gouvernement Thiers établi à Versailles a massacré des milliers de Communards à Paris, la répression s'achevant par des exécutions au cimetière du Père Lachaise, avant l'envoi au bagne des Communards survivants.
Eugène Pottier (1816-1887) a participé à la Révolution de 1848, puis de manière très active à la Commune de Paris. Après la Semaine sanglante, il se cache dans Paris et écrit L’Internationale. Il se réfugie en Angleterre, puis aux Etats-Unis où il organise une structure d’aide aux déportés de la Commune. Condamné à mort par contumace en 1873, il revient en France en 1880 après l’amnistie. On peut lire ses poèmes et chansons sur Wikisource et des extraits sur le site de la Bibliothèque de Lisieux. Ses Œuvres complètes, rassemblées, présentées et annotées par Pierre Brochon (éditions François Maspero, 1966), sont épuisées.
À tous (sauf les bandits & Cie) : tous en chœur !
On l'a tuée à coups de Chassepot
À coups de mitrailleuse
Et roulée avec son drapeau
Dans la terre argileuse
Et la tourbe des bourreaux gras
Se croyait la plus forte
(Refrain, bis)
Tout ça n'empêche pas, Nicolas,
Qu' la Commune n'est pas morte !
Comme faucheurs rasant un pré
Comme on abat des pommes
Les Versaillais ont massacré
Pour le moins cent mille hommes
Et les cent mille assassinats
Voyez ce que ça rapporte
(Refrain, bis)
On a bien fusillé Varlin,
Flourens, Duval, Millière,
Ferré, Rigault, Tony Moilin,
Gavé le cimetière.
On croyait lui couper les bras
Et lui vider l'aorte
(Refrain, bis)
Ils ont fait acte de bandits
Comptant sur le silence
Achevé les blessés dans leur lit
Dans leur lit d'ambulance
Et le sang inondant les draps
Ruisselait sous la porte
(Refrain, bis)
Les journalistes policiers
Marchands de calomnies
Ont répandu sur nos charniers
Leurs flots d'ignominie
Les Maxime Ducamp, les Dumas
Ont vomi leur eau-forte
(Refrain, bis)
C'est la hache de Damoclès
Qui plane sur leurs têtes
A l'enterrement de Vallès
Ils en étaient tout bêtes
Fait est qu'on était un fier tas
A lui servir d'escorte
(Refrain, bis)
C'qui prouve en tous cas, Nicolas,
Qu' la Commune n'est pas morte !
Bref, tout ça prouve au combattant
Qu' Marianne a la peau brune
Du chien dans l'ventre et qu'il est temps
D'crier "Vive la Commune !"
Et ça prouve à tous les Judas
Qu' si ça marche de la sorte
(Refrain, bis)
Ils sentiront dans peu, nom de Dieu,
Qu'la Commune n'est pas morte !
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : eugène pottier, la commune de paris, semaine sanglante | Facebook |
27/05/2011
Jacques Ancet, Chronique d'un égarement
[…]
Ce qu’on appelle la beauté. Pour dire ce qui s’échappe. Quelque chose qui n’est ni les feuilles, ni la lumière ni les couleurs mais l’instant de leur rencontre. Comme l’oiseau et son cri ou la main et son ombre. Un suspens de celui qui parle au milieu de ses mots. Je ne dis plus rien. Mais sur la joue, je mets en joue :
— Tu joues
— Je mets du jeu.
— Du je ?
— Du jeu. Le je n’y est pour rien.
[…]
Parce que je suis perdu, le jour recommence.
Sinon, il serait son nom, simplement. Je ne le verrais pas. Je ne dirais que ce
que j’en sais. C’est-à-dire pas grand-chose. Mais là : ce qui tombe, monte, traverse le regard ; ce qui brille, s’éteint ; ce qui tremble ou s’obstine. Se taire pour parler mieux ? Deux heures dix. Quelle somme de souffrance, dis-tu. Ça, c’est aussi le jour. Tous ces cris. On n’y voit plus. Comment tout faire tenir ensemble ? L’odeur et les pommes, le rouge et le sang. Oui, je suis perdu mais je vois quelque chose.
[…]
Je suis perdu entre l’entre rien et tout. Je me cherche sans jamais me trouver. Je compte, mais j’ai perdu les nombres. Je parle, mais je n’ai plus de bouche. Je suis là, mais je suis perdu. Je dis c’est moi, mais je n’ai plus de nom. Moins je vois, plus je regarde. Les choses s’épèlent une à une : chaise, lampe, frigo, jardin. Moins j’entends, plus j’écoute : grésillement, silence et, quelque part, ce bruit que je ne reconnais pas. Moins je sais, plus j’avance. L’espace est un peu d’air, une rue où je marche toujours, un bougé de feuilles, un jour que j’ai fini par oublier.
[…]
La beauté recommence. À chaque fois, c’est comme si elle m’ôtait les mots de la bouche. Le ciel fume sur la montagne, l’eau scintille hors de son nom. Dans la bouteille de celle qui boit brille un infime soleil. Petite nature, dit la voix. Tais-toi, répond l’autre. Le vent ressemble à un visage.
— Qu’est-ce que tu cherches ?
— Ce que je trouve.
Les corps multiplient l’instant. Jeux d’ombre et de lumière. Puis le soir vient dans les couleurs. Je suis perdu. Serait-ce la beauté ?
Jacques Ancet, Chronique d’un égarement, Lettres vives, 2011, p. 32, 33, 97 et 103.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques ancet, chronique d'un égarement, beauté | Facebook |
26/05/2011
André Frénaud, Nul ne s'égare, Hæres
HÆRES
Il y a, au cœur du poème, derrière le poème, révélé par lui, un magma de multiples formes contraires, qui tournent, s’entrecroisent, se heurtent, veulent s’échapper… Et qui s’échappent, effectivement, en propos obscurs — ce sera le poème — sans ordre apparent, possiblement.
C’est de la réalité cachée de soi qu’il s’agit, et une discontinuité, une incohérence même, qui ne sont pas voulues, peuvent se comprendre comme étant exigées par l’objet qui se forme pour qu’il se forme précisément, celui-ci ne pouvant le faire autrement qu’à sans cesse tourner court et reprendre ailleurs, laissant percer quelque chose parfois d’un foyer incandescent, non maîtrisable, multiples traces reprises d’élan de l’Éros toujours insatisfait, irréductible.
André Frénaud, Nul ne s’égare, précédé de Hæres, préface d’Yves Bonnefoy, Poésie/Gallimard, 2006, p. 58.
La vie comme elle tourne et par exemple
Ça va, ça tourne, c’est débrayé,
depuis toujours ça tourne mal.
Les parties nobles, les parties douces,
la matière grise,
les nouveaux-nés, les chevronnés, les charlatans,
les désolés, les acharnés, les ortolans,
les magiciens, les mécaniciens et les fortiches,
tout est égal et fait du vent.
Tout se dépose et sous la langue fait amertume.
Corps rechignés, amour rendu,
À roue qui tourne, éclats, fumées,
Cela donne soif, faut en convenir.
Ça vous complique et vous recuit.
Ça vous alarme, ça vous suffoque.
Tout se morfond et se déglingue et se raidit.
Se prend, s’enfonce. Vas-y. Va-t-en. La joie, la frime.
La folie calme et les grands cris. Ça prend confiance.
Ça va venir. Parties honteuses, le cœur ballant.
Rêverie pleine et la dent creuse.
Le corps brûlant. Ça reprend vie.
Ça va venir… T’émerveilla…
Ça va venir.
Tout est pour rien.
Tout vaut pour rire.
André Frénaud, Nul ne s’égare, précédé de Hæres, préface d’Yves Bonnefoy, Poésie/Gallimard, 2006, p. 265-266.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : andré frénaud, hæres, poème, la vie | Facebook |
25/05/2011
Antoine Emaz, Cambouis
Un poème, c’est de la langue sur une émotion qui rend muet. Il va contre ce mutisme. Il est donc bien un exercice de lucidité, d’élucidation. Par les mots, je retrouve un peu prise sur ce qui oppresse. Par les mots, je me décale, je prends un peu de distance, je ne suis plus complètement dedans. On écrit sans doute moins pour ne plus avoir mal que pour comprendre de quoi on souffre exactement.
De l’urgence d’une poésie qui ne triche pas, c’est-à-dire qui ne réduise pas. Voilà le défi. Inventer des formes capables de résister au poids de la réalité. Mais ces formes, très vite, si on les casse pas, s’autonomisent, ne s’intéressent plus qu’à elles-mêmes. Accepter le côté dynamique de la réalité autant que son côté répétitif : oser ressasser, oser du neuf, le risque est égal.
« Un pur travail de langue », « une défaite de la pensée », « le développement d’une exclamation », une vision du monde, une tour d’ivoire, un cœur frappé, un jeu de contraintes… La poésie peut être tout cela, tour à tour, avec plus ou moins de ceci ou de cela selon chaque poète. La poésie est ce qui résiste à l’enfermement, ou plus précisément ce qui toujours passe à travers les barres, les grilles. Elle est l’air qui passe dans cette carcasse de mots morts, et chante encore, ou chantonne, ou sifflote, ou bruit. Rien de plus que l’air qui passe dans les tuyaux de mots, pour une musique qui touche.
Partant de là, on peut légitimement considérer comme aussi poétiques des démarches qui visent à faire chanter, ou déchanter, ou enchanter… La question est moins celle de l’objectif, du but visé, que celle des moyens pour créer un rapport neuf au réel et à la langue, et celle de l’implication de toute la personne dans ses choix d’écriture. Quand je dis « choix », je m’entends, on ne peut demander à un poète que d’écrire aussi loin qu’il le peut dans l’espace qu’il s’est taillé dans la langue commune. Ce faisant, il est tout à fait possible qu’il dépasse notre capacité d’écoute, ou même d’entente ; cela n’invalide en rien sa tentative. « Il faut aller jusqu’au bout, même pour ne pas vaincre » (Reverdy).
Antoine Emaz, Cambouis, Déplacement / Seuil, 2009 , p. 8, 15, 20-21.
© Photo Tristan Hordé, 20 mai 2011.
Publié dans Emaz Antoine, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : antoine emaz, cambouis, poème, forme | Facebook |
24/05/2011
Jean-Louis Giovannoni, Ne bouge pas !
Première vue
Flou. Flou qui bave. Autour.
Air troué — disent nos gestes.
Et du trou. Tous reviennent.
Intacts.
Bords enfoncés. Avant même.
Sortie. Et ricochets à pieds jetés.
Bouger. Taper. Taper retour compris.
Saisie. Rapatriement immédiat.
Passerelle. Oui passerelle. Avec jeune fille.
Ponton ou jetée.
Devant. S’en va.
Bois. Pas. Bois.
Bois bouge aussi. Sous son pas.
Élasticité. Reprise à l’identique.
Selon veinures. Densité.
A tenu.
Eau creuse. Répétition. Eau creuse.
Sel. Dans l’air. Bois n’en veut pas.
Eau insiste.
Gonfle. Gonfle. Jusqu’à soleil. Cassé.
Jambes/Pantalon. Pieds/Chaussures. Enfournés.
Fragiles sont.
Sont de passage.
Grain tient.
Au plus petit.
Et suivants. Suivants.
Font masse. Appuyée.
Feuilles coulent. Portent liquide.
Circuits fermés.
Passent jambes. Jambes odorées.
Vêtements.
Gestes dedans.
Pubère. Ou pas.
Prépare. Noyaux.
Fissures. Et germe.
Avant…
[…]
Jean-Louis Giovannoni, Ne bouge pas !, éditions La Pierre d’alun, 2011, p. 11-14.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-louis giovannoni, ne bouge pas ! | Facebook |
23/05/2011
Louis Zukofsky, Un objectif & deux autres essais
Un poème. Cet objet en formation — Le poème comme travail — Un classique.
Les vagues mouillées d’Homère, non pas nos vagues mouillées, mais, dans ces deux mots, assez d’associations pour rendre un contexte capable de s’étendre depuis son lieu jusqu’au présent. Parce qu’il y a, même si les significations changent, une étiquette linguistique, une archive qui peut rester claire pour nous comme image d’un contexte passé — le contexte tel qu’à l’origine il signifia — ou bien, si l’on ne peut y croire, un équilibre atteint — ou du moins le passé que nous ne pouvons même deviner, mais qui atteint un équilibre de sens déterminé par les significations nouvelles surgissant dans le mot à mot.
Un poème : un contexte associé à une forme « musicale », musicale entre guillemets puisqu’il ne s’agit pas de notes, mais de mots plus variables que les variables et employés à l’extérieur comme à l’intérieur du contexte pour une référence communicative.
Impossible de communiquer autre chose que des singularités — historiques et contemporaines — des choses, des êtres humains comme choses, leur appareillage de capillaires et de veines entrelaçant les événements, les circonstances, et s’entrelaçant avec eux. Le mot révolutionnaire, s’il doit accomplir sa révolution, ne peut se libérer d’une référence. Il n’est pas infini. Mais infini est un terme.
L’ordre, pour toute poésie, consiste à s’approcher d’un état de musique où les idées s’offrent aux sens et à l’intelligence, dénuées de toute intention prédatrice. Un dur travail, comme le savent les poètes, qui s’évertuent à réconcilier les principes contrastés des faits. Dans la poésie, le poète ne cesse de rencontrer les faits, qui semblent faire obstacle à la musique en cours de route, bien que ni musique ni mouvement ne puissent exister sans eux, sans les faits qui leur sont propres. Matière première, pour parler vite, qui attend le sceau de la forme. Les poèmes ne sont que des actes exercés sur les singularités. Et par cette seule activité ils deviennent eux-mêmes des singularités — c’est-à-dire des poèmes.
Louis Zukofsky, Un Objectif & deux autres essais, traduit de l’américain par Pierre Alferi, Un Bureau sur l’Atlantique / Éditions Royaumont, 1989, p. 18-19 et p. 23.
Publié dans MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : louis zukofsky, pierre alferi, poésie, poème | Facebook |
22/05/2011
Fernando Pessoa, Bureau de tabac
Tabacaria
Não sou nada.
Nunca serei nada.
Não posso querer ser nada.
A parte isso, tenho em mim todos os sonhos do mundo.
Janelas do meu quarto,
Do meu quarto de um dos milhões do mundo que ninguém sabe quem é
(E se soubessem quem é, o que saberiam ?)
Dais para o mistério de uma rua cruzada constantemente por gente,
Para uma rua inacessível a todos os pensamentos,
Real, impossívelmente real, certa, deconhecidamente certa,
Com o mistério das coisas por baixo das pedras e dos seres,
Com a morte a pôr humidade nas paredes e cabelos brancos nos homens,
Com o Destino a conduzir a carroça de tudo pela estrada de nada.
Estou hoje vencido, como se soubesse a verdade.
Estou hoje lúcido, come se estívesse para morrer,
E não tivesse mais irmandade com as coisas
Senão uma despedida, tornando-se esta casa e este lado da rua
A fileira de carruagens de um comboio, e uma partida apitada
De dentro da minha cabeça,
E uma sacudidela dos meus nervos e um ranger de ossos na ida.
[…]
Bureau de tabac
Je ne suis rien.
Je ne serai jamais rien.
Je ne peux vouloir être rien.
À part ça, je porte en moi tous les rêves du monde.
Fenêtres de ma chambre,
Ma chambre où vit l’un des millions d’êtres au monde, dont personne ne sait
qui il est
(Et si on le savait, que saurait-on ?),
Vous donnez sur le mystère d’une rue au va-et-vient continuel,
Une rue inaccessible à toutes pensées,
Réelle au-delà du possible, certaine au-delà du secret,
Avec le mystère des choses par-dessous les pierres et les êtres,
Avec la mort qui moisit les murs et blanchit les cheveux des hommes,
Avec le destin qui mène la carriole de tout par la route de rien.
Aujourd’hui je suis vaincu comme si je savais la vérité.
Aujourd’hui je suis lucide comme si j’allais mourir
Et n’avais d’autre intimité avec les choses
Que celle d’un adieu, cette maison et ce côté de la rue devenant
Un convoi de chemin de fer, un coup de sifflet
À l’intérieur de ma tête,
Une secousse de mes nerfs, un grincement de mes os à l’instant du départ.
[…]
Fernando Pessoa, Bureau de tabac, [édition bilingue] traduit par Rémy Hourcade, préface de A. Casais Monteiro, postface de Pierre Hourcade, illustré par Fernando de Azevedo, Le Muy, éditions Unes, 1993, p. 37-38 et 15-16.
Bureau de tabac
Je ne suis rien.
Je ne serai jamais rien.
Je ne peux vouloir être rien.
À part ça j’ai en moi tous les rêves du monde.
Fenêtres de ma chambre,
De ma chambre abritant un de ces millions au monde dont nul ne sait qui il est
(Et si on le savait, que saurait-on ?)
Vous donnez sur le mystère d’une rue constamment remplie de gens qui se croisent,
Sur une rue inaccessible à la moindre pensée,
Réelle, impossiblement réelle, exacte, inconnaissablement exacte,
Avec le mystère des choses par-dessous les pierres et les êtres,
Avec la mort qui met du moisi sur les murs et des cheveux blancs sur les hommes,
Avec le Destin conduisant la charrette de tout sur la route de rien.
Aujourd’hui je suis vaincu comme si je savais la vérité.
Aujourd’hui je suis lucide, comme si j’allais mourir,
Et sans avoir d’autre fraternité avec les choses
Qu’un adieu, cette maison et ce côté de la rue devenant
Un convoi de chemin de fer et un sifflet de départ
Retentissant dans ma tête,
Et une secousse de mes nerfs et un crissement d’os au moment de partir.
Fernando Pessoa, Œuvres poétiques, traduction par Patrick Quillier en collaboration avec Maria Antónia Cãmara Manuel, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2001, p. 362-363 [traduction parue d’abord chez Christian Bourgois, 2001].
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : fernando paeesoa, bureau de tabac, rien, nada | Facebook |
21/05/2011
Jacques Réda, Les Ruines de Paris
Car finalement nous ne sommes, me confie ce livreur, que de passage et pour très peu de temps sur terre, mais trop de gens ont tendance à l’oublier Si bien que tout se déroule à l’envers de ce qui devrait être : partout la haine au lieu de l’amour. Tels sont les propos qu’il me tient dans une langue aussi difficile à reproduire que son accent : le parigot où sous la gouaille pointe une espèce de morgue. Nous en sommes arrivés là, d’ailleurs, je ne sais comment : parce que les feux de l’avenue de Suffren restent bloqués au rouge, et que cet embouteillage invite à la méditation. Lui je suppose qu’il livre, qu’il en infère de même pour moi : la grosse boîte qu’un sandau arrime derrière ma selle (et où je transporte en fait des lettres, des brouillons, des élastiques, des disques rares et coûteux de Sonny Clarke ou d’Eddie Costa), la casquette rabattue sur une face plutôt brutale, le k-way avec trois rayures blanches le long des bras. Et c’est vrai que d’une certaine manière on se ressemble, pas rien que par le vêtement. Mais je me borne à opiner sobrement de la tête, je ne risque pas un mot. Si je n’avais énoncé, moi, que le tiers de ce début d’évangile, aussitôt j’en suis sût il m’aurait traité de cureton. Cependant c’est à cela qu’il songe tandis qu’il patiente ou qu’il fonce, j’y pense aussi parfois. Ainsi donc un moment anonymes au coude à coude, dans le brassage hostile des moteurs, peut-être qu’on s’aime, qu’on se comprend. Mais enfin tout le carrefour se remet à clignoter orange : il rentre à fond dans le paquet, se faufile, me sème, puis, tout à coup, se retourne, et (appelons les choses par leur nom), se fend la tirelire, carrément.
Jacques Réda, Les Ruines de Paris, Gallimard, 1977, p. 60-61.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques réda, les ruines de paris, parigot | Facebook |
20/05/2011
Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète
Vous demandez si vos vers sont bons. C’est à moi que vous posez la question. Vous en avez interrogé d’autres auparavant. Vous les envoyez à des revues. Vous les comparez à d’autres poésies et vous vous inquiétez quand certaines rédactions refusent vos essais. Or (puisque vous m’avez autorisé à vous conseiller), je vous invite à laisser tout cela. Vous portez vos regards au-dehors ; or, c’est précisément ce qu’en ce moment vous devriez ne pas faire. Personne ne peut vous conseiller ni vous aider, personne. Il n’existe qu’un seul moyen, qui est de rentrer en vous-même. Cherchez le sol d’où procède ce besoin d’écrire ; vérifiez s’il étend ses racines jusqu’au plus profond de votre cœur ; faites-vous l’aveu de savoir si vous devriez mourir au cas où il vous serait interdit d’écrire. C’est cela surtout qui compte : demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit si vraiment il vous faut écrire. Creusez en vous-même jusqu’à trouver la réponse la plus profonde. Et si cette réponse est affirmative, si vous ne pouviez accueillir cette grave question qu’en disant simplement, fortement : « Oui, il le faut », alors construisez votre vie en fonction de cette nécessité ; votre vie doit être, jusqu’en ses instants les plus insignifiants et les plus minimes, la marque et le témoignage de ce besoin.
Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, traduction de Claude David, dans Œuvres en prose, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1993, p. 928.
Publié dans MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : rainer maria rilke, lettre, poète | Facebook |
19/05/2011
Juan Rodolfo Wilcox, Les Jours heureux
La luna desciende de los plátanos inmóviles. Quererte
no es más que un gran silencio en las corrientes
de la noche indecisa.
Si alguien, tal vez, pasara con tu rostro,
si me preguntaran algo con tu voz,
oh indiferente ! todo
caería de pronto en el espacio,
me verían extendido alrededor de los árboles,
encerrando sus troncos como la neblina del crepúculo,
perdido en el fondo de las barrancas ;
alejado
por donde pasa la noche.
La lune descend des platanes immobiles. T’aimer
n’est qu’un grand silence dans les courants
de la nuit indécise.
Si quelqu’un, qui sait, passait avec ton visage,
si on me posait une question avec ta voix,
ô indifférent ! tout
tomberait subitement dans l’espace ;
on me verrait couché autour des arbres,
serrant leur tronc comme le brouillard du crépuscule,
perdu dans les escarpements enfoncés,
éloigné
par où passe la nuit.
Llevo un numéro sobre el corazón, un sello
de quererte, como si el silencio se inscribiera
profundamente en la carne ; y he discurrido
por galerías de hojas apasionadas, per caminos
que iban a dar al sol, gritando, arrancándote,
raspándote del alma. Oh si me fuera dado
no verte aparecer, inmutable,
allí donde nace el amor, como una imagen
en el fondo del agua !
Je porte un chiffre sur le cœur, un sceau
de t’aimer comme si le silence s’téait inscrit
dans la chair profondément ; et j’ai parcouru
des galeries de feuilles passionnées, des chemins
qui s’ouvraient au soleil, hurlant, s’arrachant,
te râpant jusqu’à l’âme. Ô s’il m’était donné
de ne pas te voir apparaître, immuable,
là où l’amour naît, comme une image
au fond de l’eau !
Juan Rodolfo Wilcox, Les Jours heureux [Los Hermosos días], traduction de l’espagnol (Argentine) et présentation par Silvia Baron Supervielle, Collection Orphée, La Différence / Unesco, 1994 [1946], p. 56-57 et 66-67.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : juan rodolfo wilcox, aimer | Facebook |
18/05/2011
Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud
Ce livre de poèmes de Jean Ristat est un livre singulier : il est construit en partant des deux premiers vers du sonnet des voyelles de Rimbaud, cités en exergue (A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, / Je dirai quelque jour vos naissances latentes), alternant pour chaque voyelle des transformations autour de sa forme (Entrées) et des variations qui incluent la couleur (Scènes, parties divisées en tableaux). Un intermède rompt cet ordonnancement, consacré à une récriture en vers du Voyage au centre de la terre de Jules Verne. Dans cet ensemble s’entrelacent des motifs que reconnaîtront les lecteurs de Ristat.
L’intermède, qui désigne une représentation entre les actes d’une pièce de théâtre, met ici en scène Otto Lidenbrock et son neveu le jeune Axel, tous deux sortis du livre de Jules Verne, et un récitant. Les personnages sont accompagnés dans leur étrange parcours, qui les conduit à traverser « le miroir / De l’espace et du temps par quoi toute chose se / Multiplie à l’infini en se répétant » ; cet endroit du poème (il en est d'autres) donne une image du livre entier : il est écrit en partie en intégrant divers matériaux, non pas repris tels quels mais "bougés". Le livre est ainsi comme « la machinerie du ciel » où se font, se défont et se recomposent sans cesse des figures nouvelles. C’est bien là un théâtre : « Dans les fossés du ciel [...] toutes les couleurs / s’échangent ».
Ce ciel sans cesse changeant (« Le ciel en bâillant laisse passer la lune entre / Ses babines blêmes ») est présent dans tout le livre, fil à suivre comme le sont les divers fragments issus de la mémoire, du « loup bleu de la mémoire ». Ainsi le souvenir de la grand-mère, celui de l’adolescent « lisant dans la cabane / Au fond du jardin ». Aux bribes du passé se mêlent, extraits aussi des « Forêts de la mémoire » : des lambeaux des œuvres lues, modifiés (« Il n’aurait fallu qu’un moment de plus » — Aragon, Le Roman inachevé — devient « Il n’aurait fallu qu’un mot peut-être »), ou des motifs de la grande tradition lyrique, du XVIe siècle (« Un jour viendra où mes vers seront ta couronne ») au romantisme, ici représenté par Chateaubriand (« Levez-vous, orages désirés » changé en « levez-vous vents désirés »). S’ajoutent certaines figures de la mythologie, si vivantes chez Ristat (1) : interviennent le plus souvent les personnages nés « au milieu de l’archipel de mythologique mémoire », Icare, Dionysos, Adonis, Médée, etc., à côté de « la mère isis au sexe de mygale » et de saint Sébastien.
Dans le complexe, et presque toujours très allusif, entrelacement des références, dominent les éléments liés à Rimbaud : sa vie (« À marseille sur ton lit d’hôpital », des mots de ses poèmes (« bave », qui rappelle « Mon triste cœur bave à la poupe »), avec des transformations (« l’enfer n’a pas de saison ») sans oublier une évocation rapide de l’énigmatique Hortense. Le personnage de Verlaine-Lélian est aussi convoqué et, de là, est installé le motif de l’homosexualité dès les premières pages :
Le poète porte un chapeau gris perle et boit
Goulûment du rhum dans la cale avec un jeune
Malfrat qui le consolera de vivre encore
C’est bien à partir de Rimbaud, lu et relu, qu’est organisé ce théâtre, labyrinthe et, aussi, ensemble de scènes emboîtées les unes dans les autres. Les Entrées forment une broderie évoquant les images des anciens abécédaires : l’A girafe, l’ « E trident de Neptune », « L’U fer à cheval », l’ « O ogre / Bouche ouverte », etc. La lettre, donc, dessine une figure et, parallèlement, les sons font le sens comme, par exemple, dans « O la camarde ma camarade » ou dans ces quatre vers anagrammatiques :
Ici le rital en ristat s’attriste à
La moquerie et ferraille comme un rasta
Tatoué tâte enfin rassis après la rixe
Un alexandrin circonflexe aux pieds tors
Pieds, ou plutôt syllabes torses, des alexandrins : ici et là on compte 11 ou 13 syllabes.
Chacune des Entrées tisse un récit qui se poursuit dans les Scènes : il se déroule alors en intégrant les couleurs des voyelles. Ainsi, le rouge du I est appelé dans la suite des scènes par : s’empourprent, couleur de sang, lèvres fardées, pieds rouges, boues rouges, pourpres tentures, rubis, incendie, peau cramoisie, bonnet rouge, Titien, feu. On arrête là cette description d’un théâtre où la scène laisse découvrir les coulisses — elles s'ouvrent alors sur une nouvelle scène —, où l’on traverse le miroir pour réapprendre, comme l’écrivait Rimbaud cité par Ristat, « la vie d’aventures qui existent dans les livres d’enfants ».
Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud, Gallimard, 2009.
Publié dans Aragon Louis, Aragon Louis, RECENSIONS, RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean ristat, le théâtre du ciel, rimbaud, rouge, jean ristat, le théâtre du ciel, rimbaud, rouge | Facebook |
17/05/2011
Michel Leiris, Quelques nuits sans nuit (récits de rêves)
16-17 mai 1944
Comme résistant, comme otage ou à tout autre titre je dois être exécuté, et cela donne lieu à une espèce de fiesta amicale. Je fais mes
adieux à Z…(1), très déchirants. Je dis adieu aussi à l’une de nos amies que j’aime beaucoup — Simone de Beauvoir — ou je la cherche pour lui dire adieu. Aucune garde autour de moi ; en apparence, je suis tout à fait libre. Devant mes amis massés en une double haie comme les spectateurs d’une arrivée de Tour de France, je passe accompagné de Z…, qui m’escorte comme si j’étais un enfant qu’il importe de rassurer. Arrivé à la paroi rocheuse très irrégulière et couverte d’aspérités qui est le mur des fusillades, je m’y adosse, avec Z… demeurée près de moi (à ma droite, je crois, et me pressant la main). Je m’y adosse de toutes mes forces, comme si j’essayais de m’y incruster, moins pour y disparaître que pour y puiser une rigidité non physique mais morale, c’est-à-dire du courage On entend des pas de chevaux et peut-être un bruit de troupe en marche. Soulevé par une terreur abjecte, je sens fondre mon désir de faire bonne figure. Puis la rage me prend et je dis à Z… que je ne me laisserai pas tuer comme cela. Je me précipite alors en courant et plonge tête baissée dans une allée en contrebas parallèle à la haie de nos amis spectateurs. La chute m’éveille, ou plutôt m’introduit dans un autre rêve où j’explique à quelqu’un ce moyen dont je dispose de mettre fin à mes rêves par une chute volontaire.
Toujours endormi, je repasse ce rêve dans mon esprit et j’en refais certaines parties, avec d’autres détails. Dans cette seconde version intervient, notamment, un rectangle de papier blanc qu’on donne à ceux qui vont être mis à mort. Il leur est permis d’y inscrire leurs dernières paroles et au moment de l’exécution il sera collé, non sur leurs yeux, mais sur leur bouche à la manière d’un bâillon.
Michel Leiris, Nuits sans nuit et quelques jours sans jour, Gallimard, 1961, p. 162-163.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Leiris Michel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : michel leiris, nuit, rêve | Facebook |