31/07/2018
Anna Akhmatova, L'églantier fleurit
Une rumeur d'épouvante rôde en ville,
Se glisse dans les maisons comme un voleur.
Pourquoi ne pas relire, avant de s'endormir,
Le conte de Barbe Bleue ?
Comment la septième monta l'escalier,
Comment elle appela sa sœur cadette,
Et guetta, retenant son souffle,
Ses frères bien-aimés, ou la terrible messagère.
Une poussière s'élève comme un nuage de neige,
Les frères vont entrer au galop dans la cour du château,
Et sur la nuque innocente et gracile,
Le tranchant de la hache ne se lèvera pas.
Consolée à présent par cette cavalcade,
Je devrais m'endormir tranquille
Mais qu'a-t-il, ce cœur, à battre comme un enragé,
Et le sommeil, pourquoi ne vient-il pas ?
Hiver 1922
Anna Akhmatova, L'églantier fleurit et autres poèmes, édition
bilingue, traduction par Marion Graf et José-Flore Tappy,
La Dogana, 2010, p. 85.
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30/07/2018
René de Obaldia, Exobiographie
Photo RFI
Pensées aléatoires
La nuit, l'aveugle descendait dans le jardin et caressait les vers luisants.
Patience ! Patience ! Il arrive un moment où même nos ennemis sont devenus vieux.
Je suis plus riche de ce que j'ignore que de ce que je sais.
Faire un film où il n'y aurait ni voiture, ni téléphone, ni coups de feu : un film oulipo.
Je ne me donne pas mon âge.
Même le plus grand comédien n'est qu'un comédien.
Vivants, paumes des morts.
Du désagrément de vieillir : ou bien mes amis meurent, ou bien ils se font décorer.
Si, passant devant une glace, il vous arrive de voir un étranger à votre place, évitez de faire des grimaces ; baissez simplement les épaules et continuez votre chemin.
Horreur des nouveaux-nés, des nourrissons : ils ne songent qu'à eux-mêmes.
La « bêtise galopante », comme, lorsque j'étais jeune, la phtisie.
Il faut voler du temps au temps.
René de Obaldia, Exobiographie, Mémoires [1991], édition augmentée, "Les Cahiers rouges", Grasset, 2011, p. 321, 321, 322, 322, 322, 322, 323, 323, 324, 324, 324, 325, 325.
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29/07/2018
Andrea Zanzotto, Idiome
Écoutant depuis le pré
Sur la touche, le doigt anéanti insiste
sur une note toujours ratée
et pourtant inhumainement juste
au-delà de tout exemple réussie
Une note, jusqu’à ce que sang soit le doigt,
puis, il s’estropie, en un mouvement
de trille raté
au-delà de tout exemple
néanmoins reréussi
Rayonnant depuis toute chose, une offre infinie
parvient sur cette note, sur ce doigt
énervé, et d’ailleurs depuis longtemps anéanti,
qui veut la prendre en charge, donner crédit
à une partition universelle possible,
déverser d’une bande enregistrée
dans une autre
non moins mythique instrument
une adresse ou une déclaration d'expéditeur
insistante comme bec de pic-vert,
c’est sur ce doigt que tape l’offre,
sienne-unique, de rien-du-tout, qui n’allèche rien,
et, toujours creusant sur cette touche,
et toujours la ratant, dans la déserte
réalité, qui par ailleurs s’affine comme matin,
son obstination contre tout pourquoi,
son inépuisable ni existible pour qui, pour quoi,
ajuste, devine
Andrea Zanzotto, Idiome, traduction de l’italien, du dialecte haut-trévisan (Vénétie) et préface par Philippe Di Meo, José Corti, 2006, p. 37.
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28/07/2018
Tristan Tzara, L'Antitête
Sable
Bon, bon, dit le bonbon, de la bouche d’enfant qui était pour lui le bonbon. Le silence de la petite chambre était un cri pour le grand silence. Le silence me dit son manque de confiance. Bon, bon, dit mon silence et s’échappe pour toujours. Tout cela revint sur le bout de ma langue. Avec un peu de charbon. L’accordéon se mit sur la table. Bon, bon, dis-je.
Fable.
Tristan Tzara, L’Antitête, dans Œuvres complètes, 2, Flammarion, 1977, p. 275.
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27/07/2018
William Blake, Esquisses poétiques
Chanson de folie
Les vents sauvages pleurent,
La nuit est glacée ;
Viens, ici, Sommeil,
Et dévoile mes chagrins.
Mais voici le point du jour
Dans les hauteurs de l'Orient
Et les oiseaux frémissants de l'aube
S'envolent loin de la terre
Voyez, jusqu'au zénith
De la voûte céleste,
Chargés de douleurs,
Mes accents sont portés ;
Ils frappent l'oreille de le anuit,
Et font couler les larmes du jour ;
Ils font rugir les vents en folie
Et se jouent avec la tempête.
Comme un démon dans la nue
Hurlant de douleur
Suivant la nuit je me hâte
Et avec la nuit je m'en irai
Me détournant de l'Orient
D'où nous est venue consolation,
Car la lumière frappe mon âme
D'un indicible mal.
Mad song
The wild winds weep,
And the night is a-cold ;
Come hither, Sleep,
And my griefs unfold :
But Io ! the morning peeps
Over the eastern steeps,
And the rustling birds of dawn
The earth do scorn.
Lo ! to the vault
Of paved heaven,
With sorrow fraught
My notes are driven :
They strike the ear of Night,
Make weep ths eyes of day ;
They make mad te roaring winds,
And with tempests palay.
Like a fiend in a cloud
With owling woe,
After night I do croud,
And with night will go ;
I turn my back to the east
From whence comforts have increas'd ;
For light doth seize my brain
With frantic pain.
William Blake, Esquisses poétiques, dans Poèmes,
traduction et préface L Cazamian, Aubier-Flammarion,
1968, p. 99 et 98.
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Armand Robin, Le temps qu'il fait
Le silence
Le temps pour l’aube d’être aubépine et solitaire.
Le temps d’une aile d’hirondelle. Le temps pour l’air de se ployer. L’espace écarte ses deux rives, range son lit de souffles lisses, se maintient droit : le temps pour l’herbe de faire place sans s’agiter.
Le temps pour l’aubépine d ‘étendre ses dix bras. Vite fait. Le ciel aide.
Le temps du pavillon de toutes les couleurs. Le temps d’un rayon plus frais qui perle goutte à goutte.
Le temps pour l’hirondelle de couler. Le temps d’être libre. Le temps d’être l’aube. Le temps d’être l’âme. Le temps pour l’âme d’étendre ses dix bras.
Le temps d’être sauvage, d’être fait de rosée, de se croiser les bras vaillants, humides.
Le temps d’être au monde pour aimer, le temps d’aimer pour être au monde.
Le temps pour l’hirondelle de revenir. Le temps d’une herbe qui reprend calme.
Le temps qui va du souvenir à l’avenir.
Le temps sans rien que lui-même.
Armand Robin, Le temps qu’il fait, L’imaginaire/ Gallimard, 1986, p. 108-109.
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26/07/2018
Valérie Rouzeau, Quand je me deux
Trente-six chandelles
De quoi donc les rêves sont-ils faits
Quelqu’un m’a-t-il toujours aimée
Ai-je jamais aimé bien quelqu’un
Une fois deux fois trois moins quatre rien
J’ai le vin gai et l’âme assez
Mais tanguer ça n’est pas facile
Élégamment trente-six chandelles
Pourtant elle tourne ce fut dit clair
La tête en valse qui rit envourne
Combien de tours encore combien
Encore une danse drôle de musette
Avec du soleil à ma fête
Aux ailes du nez qui vend la mèche
Quoi souffle nos flammes notre ivresse
Ne sens-tu passer quelque chose
Qu’on délabre amour candélabre
Ton œil de poisson mort éteint
Valérie Rouzeau, Quand je me deux, Le temps qu’il fait,
2009, p. 80.
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25/07/2018
Jean Genet, L'enfant criminel
L’enfant criminel
Que l’on veuille bien comprendre, et l’excuser, mon émotion, quand je dois exposer une aventure qui fut aussi la mienne. Au mystère que vous êtes il me faut opposer, et le dévoiler, le mystère des bagnes d’enfants. Épars dans la campagne française, souvent dans la plus élégante, il est quelques lieux qui n’ont pas fini de me fasciner. Ce sont les maisons de correction dont le titre officiel et trop poli est maintenant : « Patronage de relèvement moral, Centre de rééducation, Maison de redressement de l’enfance délinquante, etc. » Le changement de titre est déjà un signe. L’expression « Maison de correction » et quelquefois « Pénitencier », devenue une sorte de nom propre, ou, plus exactement encore désignant un endroit idéal et cruel situé très profondément dans le cœur de l’enfant avait une violence que les éducateurs ont essayé d’affaiblir. Toutefois, je l’espère, secrètement les enfants, malgré les termes révélateurs d’une hygiène assez niaise, reconnaissent l’appel du Pénitencier ou du Bagne. Sauf qu’ils les situent maintenant plus dans une région morale qu’en un point précis de l’espace. Il était sot de s’attaquer au nom en croyant que changerait l’idée de la chose nommée (…).
Jean Genet, L’enfant criminel, avec Le condamné à mortet Le funambule, L’Arbalète, 1966, p. 111-112.
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24/07/2018
Claude Dourguin, Laponia
(en Laponie)
Ici à traverser les centaines de kilomètres sans âme qui vive que le blanc unifie, j’éprouve l’espace nu, bien des fois il m’a semblé le pousser devant moi, à l’infini toujours reconstitué, inépuisable, et peut-être est-ce folie dont me tient l’exaltation, avancer projetée ers là-bas, allégée, délivrée des attaches et du regard pas dessus l’épaule, toute entière dessein, tendu vers l’avenir inconnu, illusoire peut-être, qui se confond avec le franchissement des distances. Alors cet élan sans rupture que rien n’arrête — un jour, la mer, seule — tient lieu de destin.
Claude Dourguin, Laponia, 2014, p. 42.
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23/07/2018
Pierre Reverdy, Le gant de crin
Je n’ai pas eu à préserver ma plume, c’est elle qui m’a préservé.
Le décoratif, c’est le contraire du réel.
L’art qui tend à s rapprocher de la nature fait fausse route, car, s’il allait au but : identifier l’art à la vie, il se perdrait.
La carrière des lettres et des arts est plus que décevante ; le moment où on arriveest souvent celui où on ferait bien mieux de s’en aller.
Les artistes sont des aveugles qui s’immolent à l’art, mais surtout à eux-mêmes.
Pierre Reverdy, Le gant de crin, Plon, 1927, p. 13, 37, 51, 60, 68,
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22/07/2018
Jacques Prévert, La pluie et le beau temps
Étranges étrangers
Étranges étrangers
Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel
hommes des pays loin
cobayes des colonies
doux petits musiciens
soleils adolescents de la porte d'Italie
Boumians de la porte Saint-Ouen
Apatrides d'Aubervilliers
brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris
ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied
au beau milieu des rues
embauchés débauchés
manœuvres désœuvrés
Polacks du Marais, du Temple des Rosiers
Cordonniers de Cordoue, soutiers de Barcelone
pêcheurs des Baléares ou du cap Finisterre
rescapés de Franco
et déportés de France et de Navarre
pour avoir défendu en souvenir d ela vôtre
la liberté des autres
Esclaves noirs de Fréjus
tiraillés et parqués
au bord d'une petite mer
où peu vous vous baignez
Esclaves noirs de Fréjus
qui évoquez chaque soir
dans les locaux disciplinaires
avec une vieille boîte à cigares
et quelques bouts de fil de fer
tous les échos de vos villages
tous les oiseaux de vos forêts
et ne venez dans la capitale
que pour fêter au pas cadencé
la prise de la Bastille le quatorze juillet
Enfants du Sénégal
dépatriés expatriés et naturalisés
Enfants indochinois
jongleurs aux innocents couteaux
qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés
de jolis dragons d'or faits de papier plié
Enfants trop tôt grandis et si vite en allés
qui dormez aujourd'hui de retour au pays
le visage dans la terre
et des bombes incendiaires labourant vos rizières
On vous a renvoyé
la monnaie de vos papiers dorés
on vous a retourné
vos petits couteaux dans le dos
Étranges étrangers
Vous êtes de la ville
vous êtes de sa vie
même si mal en vivez
même si vous en mourez
Jacques Prévert, La pluie et le beau temps, Gallimard,
1955, p. 29-31.
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21/07/2018
Paul Éluard, Lingères légères
Le baiser
Toute tiède encore du linge annulé
Tu fermes les yeux et tu bouges
Comme bouge un chant qui naît
Vaguement mais de partout
Odorante et savoureuse
Tu dépasses sans te perdre
Les frontières de ton corps
Tu as enjambé le temps
Te voici femme nouvelle
Révélée à l’infini
Paul Éluard, Lingères légères, Seghers,
1945, np.
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20/07/2018
Emmanuel Godo, Je n'ai jamais voyagé
Les fables de nourrice racontaient votre amour
Quand il n’existait déjà plus
Tu ne sais pas si tu peux marcher encore
Mais tu veux vivre
Les écluses de la nuit sont rouvertes
Ton ventre se soulève doucement
La tristesse est là qui bat la mesure du temps
Le cœur déraciné de son feu
Lève sa dernière lumière à la face de la mort
Tu n’es pas comme l’animal au bord de la vie
Tu es l’animal au bord de la vie
Un souffle te fait regarder de tous tes yeux
Des yeux à la surface des mots
Est-ce le même souffle qui te fera disparaître
Qui t’emportera dans la calme immobilité des choses ?
Le nombre de fois où un paysage
Sans te prévenir t’a pris par la main
Mais quel visage a ta joie ?
Emmanuel Godo, Je n’ai jamais voyagé, Gallimard,
2018, p. 70.
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19/07/2018
Umberto Saba, Il Canzionere
En train
Je regarde les arbres dépouillés, la campagne
déserte aux couleurs de l’hiver. C’est à toi que je pense
toi qui t’éloignes, que je viens de laisser.
Le soir pose comme un feu rose
sur les maisons, sur les troupeaux ; le train
qui fuit fait se retourner par sa course folle
quelque jeune animal, des poules
bigarrées.
Mon cœur est déchiré tandis qu’il sent
qu’il ne vit plus dans ta poitrine. Toute angoisse
se tait auprès de celle-là. Et c’est à peine
si la dure vie résiste à tant de maux.
Mais toi, tu changes selon ta loi,
et mon regret est vain.
Umberto Saba, Il Canzionere, L’Âge d’Homme, 1988, p. 491.
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18/07/2018
Marie de Quatrebarbes, John Wayne est sous mon lit : recension
Tout roman, ou presque, propose de suivre au moins un personnage — ici, John Wayne (mais il n’est pas seul) — et contient, plus ou moins visibles, plus ou moins nombreux, des éléments de la vie réelle. Marie de Quatrebarbes ne les dissimule pas, ils sont au contraire lisibles sinon exhibés quand on connaît un peu l’histoire du cinéma et des compagnies qui le développèrent au début du xxesiècle. Elle ajoute en hors textes trois images tirées du film de Raoul Walsh, The Big Trail (1930), en français La Piste des Géants, malheureusement trop sombres, et une photographie de Marion Robert Morrisson, en bébé nu sur un tabouret — j’y vois un trait d’humour autant qu’une allusion au temps passé.
De quoi s’agit-il ici ?
Helen Holmes (1892-1950), dans le roman, attend pendant des semaines aux studios Kalem avec un scénario de western, jusqu’à ce qu’un producteur la remarque et que son projet devienne une série, The Hazards of Helen. Dans la réalité, elle n’en a pas écrit le scénario (119 épisodes de 12 minutes), mais elle en fut l’actrice pour les épisodes 1 à 48. Helen était cascadeuse, alors que les femmes, dans les westerns, sont seulement soit dans l’attente soit dans la séduction, rôles partagés souvent entre la brune et la blonde ; en effet, hier comme aujourd’hui, « ceux qui guident le monde et s’arrangent pour que tout roule (…) sont des hommes. »
Un jour qu'elle voyage, elle croise le regard d'un enfant et du chien qu'il tient dans ses bras : c'est la rencontre, en 1917, avec Marion Robert Morrisson ; la scène est inventée. Enfant, il a un petit poste d’ouvreur au cinéma de son village et y voit quantité de films, dont ceux avec Helen. Étudiant, puis acteur figurant dans une dizaine de films, il est remarqué par Raoul Walsh et tourne dansThe Big Trail ; on lui donne une nouvelle identité et il devient John Wayne. Rien ensuite ne sera dit dans le roman de la carrière de l'acteur américain et de ses presque 150 films. On comprend bien que le roman n'est pas une histoire des débuts du western — mais les notations à ce sujet sont exactes — ni une biographie des débuts de John Wayne ; s'il reste présent, jusque dans le titre, c'est qu'il représente ce que le lecteur peut encore imaginer être un personnage des débuts du western.
Des fragments à propos du genre lui-même orientent vers d'autres pistes de lecture. Le lieu classique qu'est le village de western est décrit, avec le saloon et son comptoir « derrière lequel monte un escalier », qui conduit à la chambre du héros, « théâtre des illusions et des pièges silencieux ». L'illusion est un des thèmes récurrents du roman, à commencer par ce que le spectateur d'un film regarde : les images le trompent, il croit voir un train en mouvement, tout comme il « croit pouvoir saisir une émotion » sur le visage des personnages (joie, douleur, peur, etc.) alors que le film n'est que « supercherie » — comme le roman ? Autre forme d'illusion du cinéma, ce qu'est le hors champ, qui s'apparente au récit dans un roman puisqu'un personnage « raconte ce qu'on ne peut voir, ce qui s'est passé la minute précédente, en-deçà de l'écran ». Rien ne s'est passé, mais des mots construisent une continuité aussi fictive que le mouvement du train. Les images et les mots ne renverraient-ils qu'à des leurres ? D’ailleurs, les films eux-mêmes ne sont-ils pas voués à disparaître ?
Un bref développement technique à propos du support des films conduit le lecteur dès le début du roman vers le thème de la disparition. Marie de Quatrebarbes rappelle qu'après l'emploi de plusieurs procédés, l'usage du polyester pour conserver les images a été un progrès puisqu'en effet ce matériau « ne change pas avec le temps » et, ajoute-t-elle aussitôt, « comme tout ce qui est mort ». La perte du passé, irrémédiable, est également affirmée sans détour dans l'anecdote relative à un chien vedette ; après sa mort, il est enterré dans un champ de maïs, où furent construits et détruits successivement un lotissement, un complexe industriel et, enfin, une station service et un fast-food.
Revenons à Helen Holmes qui, dans le roman, « contemple le temps qui passe, sa parfaite nudité » et est elle-même remplacée dansThe Hazards of Helenpar une autre actrice, Rose "Helen" Gibson. De John Wayne lui-même ne demeurent plus rien du nom d’état civil et du surnom (Big Duke), il n’est seulement qu’une succession d’images et « le noir gagne peu à peu la pellicule ». Ce noir de la disparition est analogue au temps définitivement disparu de l’enfance, enfance dont, comme dans d’autres écrits de Marie de Quatrebarbes, des moments reviennent à la mémoire, « Des images familières surgissent des couloirs qu’en enfance on a visités sans le savoir » ; rien qui puisse être net, parce qu’on sait bien que, toujours, « l’enfance rapiécée se raccroche à son rêve ». Temps du rêve éveillé, tout se passe comme si, évoquant le saloon, le couloir qui dessert les chambres, le "je" traversait un court instant le temps et se retrouvait en présence de John Wayne
Le temps de The Big Trail, donc, n’est plus, sinon rêvé. S’y mêle dans le roman le temps présent par l’intermédiaire notamment de citations de paroles de chansons, données en anglais, celles de "people = shit" (« How we go again motherfucker » pour son commencement), du groupe américain Slipknot, ou de "She" du rappeur Tyler the Creator, attribuée ici au chien de John Wayne. Toutes ces paroles sont extrêmement violentes, aussi bien à l’égard de la société que des rapports sexuels. Comme est violente la vie, comme il est difficile de vivre, « la vie d’un corps ne demande rien, n’exige rien. Il se contente de tenir debout lorsque tout autour de lui voudrait qu’il s’effondre. »
On lira de bien d’autres manières ce roman et on construira autrement son unité, on appréciera les phrases-maximes de construction très classique, comme « à vouloir tout comprendre, on accélère la chute » ou « Lorsqu’on regarde à travers soi, on trouve des petits cailloux ». On y trouvera la même énergie que dans son récent recueil de poèmes (Gommage de tête) et que dans le récit en cours, Empirique fossile, publié dans la revue en ligne Catastrophes.
Marie de Quatrebarbes, John Wayne est sous mon lit, cipM, 2018, 48 p.,15 €.Cette note a été publiée sur Sitaudisle 28 juin 2018.
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