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17/05/2015

Tristan Corbière, Las Amours jaunes

                                                                     

Tristan-Corbiere.jpg

 

                          À un Juvénal de lait

 

                           Incipit, parve puer, risu cognoscere

 

À grands coups d’aviron de douze pieds, tu rames

En vers... et contre tous — Hommes, auvergnats, femmes. —

Tu n‘as pas vu l’endroit et tu cherches l’envers.

Jeune renard en chasse... Ils sont trop verts — tes vers.

 

C’est le vers solitaire. — On le purge. — Ces Dames

Sont le remède. Après tu feras de tes nerfs

Des cordes-à-boyaux ; quand, guitares sans âmes,

Les vers te reviendraient, déchantés et soufferts.

 

Hystérique à rebours, ta Muse est trop superbe,

Petit cochon de lait, qui n’as goûté qu’en herbe,

L’âcre saveur du fruit encore défendu.

 

Plus tard, tu colleras sur papier tes pensées,

Fleurs d’herboriste, mais, autrefois ramassées,

Quand il faisait beau temps au paradis perdu.

 

Tristan Corbière, Les Amours jaunes, dans Charles Cros,

T. C., Œuvres complètes, édition établie par Louis Forestier

et Pierre-Olivier Walser, Pléiade / Gallimard, 1970,

p. 764-765.

 

31/03/2014

Shakespeare, Sonnet 1 (2)

                                                               imgres.jpg

Deux traductions du premier des Sonnets de Shakespeare. 

 

 From fairest creatures we desire increase,

That thereby beauty's rose might never die,

But as the riper should by time decease,

His tender heir might bear his memory ;

But thou contracted to thine own bright eyes,

Feed'st thy light's flame with self-substantial fuel,

Making a famine where abundance lies,

Thyself thy foe, to thy sweet self too cruel,

Thou that art now the world's fresh ornament.

And only herald to the gaudy spring,

Within thine own bud buriest thy content,

And, tender churl, mak'st waste in niggarding,

   Pity the world, or else theis glutton be,

   To eat the world's due, by the grave and thee.

 

The Oxford Shakespeare, The Complete Works, Clarendon Press, Oxford, 1988, p. 751.

 

Des plus beaux êtres, nous voulons croissance

et que par eux la rose point ne meure,

qu'ils laissent dans leur tendre descendance

la richesse qu'ils eurent à leur heure ;

mais toi fasciné par tes propres yeux,

tu te nourris toi-même de ta flamme,

empêchant que le lit de tes aïeux

se perpétue en fécondant la femme.

Ô toi, du monde si bel ornement

mais seul héraut de tes années superbes,

hélas ! ton bourgeon meurt en enterrant

ce que tu devrais nous offrir en gerbes

car tu ne peux permettre qu'au tombeau

tu donnes tout entier ton corps si beau.

 

Shakespeare, Sonnets, édition bilingue, traduits par William Cliff, Les éditions du Hasard, 2010, p. 9.

 

 

Les êtres les plus beaux on voudrait qu'ils s'accroissent

et que jamais leur splendeur n'en vienne à mourir

mais puisque avec le temps ce qui mûtit périt

qu'en soit mémoire au moins quelque tendre héritier.

 

Mais toi tu ne te voues qu'à l'éclat de tes yeux,

tu en nourris le feu par ta propre substance,

tu crées de la famine en un lieu d'abondance,

ennemi de toi-même et cruel à ton charme.

 

Toi qui es aujourd'hui le chatoiement du monde

et le seul messager du triomphal printemps,

dans ton propre bourgeon tu enterres ta sève

et par économie, cher faraud, tu gaspilles.

 

Ô prends pitié du monde ou sinon dévores

toi et la tombe, ce qu'au monde vous deviez.

 

Shakespeare, dans Jean Grosjean, Une voix, un regard, textes retrouvés, 1947-2004, édition de Jacques Réda, préface de J.M.G. Le Clézio, 2012, p. 232.

 

 

 

30/03/2014

William Shakespeare, Sonnet 1 (1)

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Trois traductions du premier des Sonnets de Shakespeare. 

 

 From fairest creatures we desire increase,

That thereby beauty's rose might never die,

But as the riper should by time decease,

His tender heir might bear his memory ;

But thou contracted to thine own bright eyes,

Feed'st thy light's flame with self-substantial fuel,

Making a famine where abundance lies,

Thyself thy foe, to thy sweet self too cruel,

Thou that art now the world's fresh ornament.

And only herald to the gaudy spring,

Within thine own bud buriest thy content,

And, tender churl, mak'st waste in niggarding,

   Pity the world, or else theis glutton be,

   To eat the world's due, by the grave and thee.

 

The Oxford Shakespeare, The Complete Works, Clarendon Press, Oxford, 1988, p. 751.

 

                          Sonnet I

 

Les êtres les plus beaux, on voudrait qu'ils          engendrent

Pour que jamais la Rose de la beauté ne meure ;

Que, lorsque le plus mûr avec le temps succombe,

En son tendre héritier son souvenir survive ;

Mais, n'étant fiancé qu'à tes seuls yeux brillants,

Tu nourris cette flamme, ta vie, de ta substance,

Créant une famine où l'abondance règne,

Trop cruel ennemi envers ton cher toi-même.

Toi, le frais ornement de ce monde aujourd'hui,

Seul héraut du printemps chatoyant, tu enterres

Dans ton propre bourgeon ta sève et ton bonheur,

Et, tendre avare, en lésinant, tu dilapides.

   Aie donc pitié du monde, ou bien la tombe et toi,

   Glouton ! dévorerez ce qui au monde est dû.

 

William Shakespeare, Sonnets, texte établi, traduit de l'anglais et présenté par Robert Ellrodt, édition bilingue, Actes Sud, 2007, p. 57.

 

 

Des êtres les plus beaux nous voulons qu'ils procréent

Pour que la rose de beauté jamais ne meure

Et, quand tout défleurit, qu'eux restent vifs

Dans l'amour qu'ils auront de leur descendance.

 

Mais toi, tu t'es fiancé à tes yeux seuls,

Tu nourris de ta seule substance leur lumière,

Et la famine règne en terre d'abondance,

Tu es ton ennemi, injustement cruel.

 

Toi qui es la fraîcheur du monde, le héraut

Des fastes du printemps, tu scelles ton essence

Dans le germe sans joie d'une fleur absente,

Cher avare, par ladrerie tu te gaspilles.

 

Ah, aie pitié du monde, au lieu de dévorer

Cette vie qu'en mourant tu devras lui rendre.

 

William Shakespeare, Les Sonnets, présentés et traduits par Yves Bonnefoy, Poésie / Gallimard, 2007 [1993], p. 159.

 

 

   Des créatures les plus belles nous désirons des naissances, que les beautés de la rose ne puissent mourir, mais que si la très mûre doit périr à son temps, son frêle héritier puisse en donner mémoire ;

   Mais toi, voué à tes seuls yeux resplendissants, tu nourris l'éclat de ta flamme par le brûlement de la substance de toi-même, créant une famine où c'était l'abondance, toi-même ton ennemi et trop cruel envers ton cher toi-même.

   Toi qui es aujourd'hui frais ornement du monde, et seul héraut du merveilleux printemps, tu enterres ton bien dans l'unique bourgeon, cher avare, tu fais par lésine la ruine.

   Aie pitié pour le monde — ou bien sois ce glouton : mange le dû au monde, par toi, et par la tombe.

 

Shakespeare, Les Sonnets, dans Pierre Jean Jouve, Œuvre, II, édition établie par Jean Starobinski, Mercure de France, 2007, p. 2073.

 

 

 

21/02/2014

Étienne de la Boétie, Œuvres complètes, Sonnets

 

Étienne de la boétie,Œuvres complètes,sonnet,poème d'amour,cupidon,serment

                          Sonnets            

                               X

 

Ores je te veux faire un solennel serment,

Non serment qui m'oblige à t'aimer davantage,

Car meshuy je ne puis ; mais un vrai tesmoignage

À ceux qui me liront, que j'aime loyaument.

 

C'est pour vrai, je vivrai, je mourrai en t'aimant.

Je jure le hault ciel, du grand Dieu l'héritage,

Je jure encor l'enfer, de Pluton le partage,

Où les parjurs auront quelque jour leur tourment ;

 

Je jure Cupidon, le Dieu pour qui j'endure ;

Son arc, ses traicts, ses yeux & sa trousse je jure :

Je n'aurois jamais fait : je veux bien jurer mieux,

 

J'en jure par la force & pouvoir de tes yeux,

Je jure ta grandeur, ta douceur & ta grace,

Et ton esprit, l'honneur de cette terre basse.

 

Étienne de la Boétie, Œuvres complètes, II, introduction, bibliographie et notes de Louis Desgraves, Conseil général de la Dordogne / William Blake ans Co, 1991, p. 120.

03/01/2014

Théophile de Viau, Après m’avoir fait tant mourir

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             Ode

 

Un Corbeau devant moi croasse,

Une ombre offusque mes regards,

Deux belettes et deux renards

Traversent l’endroit où je passe :

Les pieds faillent à mon cheval,

Mon laquais tombe du haut mal,

J’entends craqueter le tonnerre,

Un esprit se présente à moi,

J’ois Charon qui m’appelle à soi,

Je vois le centre de la terre.

 

Ce ruisseau remonte en sa source,

Un bœuf gravit sur un clocher,

Le sang coule de ce rocher,

Un aspic s’accouple d’une ourse,

Sur le haut d’une vieille tour

Un serpent déchire un vautour,

Le feu brûle dedans la glace,

Le Soleil est devenu noir,

Je vois la Lune qui va choir,

Cet arbre est sorti de sa place.

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                                                           Le monde renversé 

 

                        Sonnet

  

L’autre jour inspiré d’une divine flamme,

J’entrai dedans un temple, où tout religieux

Examinant de près mes actes vicieux,

Un repentir profond fit soupirer mon âme.

 

Tandis qu’à mon secours tous les Dieux je réclame,

Je vois venir Phyllis : quand j’aperçus ses yeux

Je m’écriai tout haut :  ce sont ici mes Dieux,

Ce temple, et cet Autel appartient à ma Dame.

 

Le Dieux injuriés de ce crime d’amour

Conspirent par vengeance à me ravir le jour ;

Mais que sans plus tarder leur flamme me confonde.

 

Ô mort, quand tu voudras je suis prêt à partir ;

Car je suis assuré que je mourrai martyr,

Pour avoir adoré le plus bel œil du monde.

 

Théophile de Viau, Après m’avoir fait tant mourir, Œuvres choisies, édition présentée et établie par Jean-Pierre Chauveau, Poésie / Gallimard, 2002, p. 88 et 90.


29/12/2013

Tristan Corbière, Les Amours jaunes

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I  Sonnet avec la manière de s’en servir

 

Vers filés à la main et d’un pied uniforme,

Emboîtant bien le pas, par quatre en peloton,

Qu’en marquant la césure, un des quatre s’endorme…

Ça peut dormir debout comme soldats de plomb.

 

Sur le railway du Pinde est la ligne, la forme ;

Aux fils du télégraphe : — on en suit quatre, en long ;

À chaque pieu, la rime — exemple : chloroforme,

— Chaque vers est un fil, et la rime un jalon.

 

— Télégramme sacré — 20 mots. — Vite à mon aide…

(Sonnet — c’est un sonnet —) ô Muse d’Archimède !

— La preuve d’un sonnet est par l’addition :

 

— Je pose 4 et 4 = 8 ! Alors je procède

En posant 3 et 3 ! — Tenons Pégase raide :

« Ô lyre ! Ô délire ! Ô… » — Sonnet — Attention !

 

Pic de la Maladetta — Août.

 

 

Le crapaud

 

Un chant dans une nuit sans air…

La lune plaque en métal clair

Les découpures du vert sombre.

 

… Un chant ; comme un écho, tout vif

Enterré, là, sous le massif…

— Ça se tait : Viens, c’est là, dans l’ombre…

 

— Un crapaud ! Pourquoi cette peur,

Près de moi, ton soldat fidèle !

Vois-le, poète tondu, sans aile,

Rossignol de la boue… — Horreur !

 

… Il chante. — Horreur !! — Horreur pourquoi ?

Vois-tu pas son œil de lumière…

Non : il s’en va, froid, sous sa pierre…

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  . . . . . . . . . . . .

 

Bonsoir — ce crapaud-là c’est moi.

 

Ce soir, 20 juillet.

 

 

Tristan Corbière, Les Amours jaunes, dans Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres complètes, édition établie (pour Tristan Corbière) par Pierre-Olivier Walzer, avec la collaboration de Francis F. Burch pour la correspondance, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1970, p. 718 et 735.

 

14/06/2013

Jacques Roubaud, La forme d'une ville change plus vite, hélas,...

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                Discours aux rues de Paris

 

                   « Rues

                   Madame

                   Mademoiselle

                   Monsieur »,

 

                    etc.

 

             *

 

                 À la tour Eiffel

 

Tour Eiffel cesse de me dévisager comme ça

Si je t'offre un sonnet en vers de quatorze syllabes

(Un mètre assidûment cultivé par Jacques Réda)

Ce n'est pas pour que tu me toises de cet œil de crabe

 

Des toises, certes, tu en as et cette couleur « drab »

(Terne, comme disent les Anglais) du crabe tu l'as

Malgré le mercurochrome du mini-um dont la

Ville soigne tes griffures causées par vents et sables

 

Entre tes jambes écartées passe la foule épaisse

Qui te lorgne les dessous, que ne voiles-tu tes fesses

(D'ailleurs théoriques) il y a des enfants ici

 

Qui s'en retourneront bientôt rêver dans nos campagnes

Par trouble amour d'une géante à jamais pervertis

Comme hameaux intranquilles au pied d'une montagne.

 

Jacques Roubaud, La forme d'une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains, Poésie/Gallimard, 2006 [1999], p. 233 et 105.

 

 

11/05/2013

Tristan Corbière, Les Amours jaunes

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                                   1 sonnet

                       avec la manière de s'en servir

 

                  Réglons notre papier et formons bien nos lettres :

 

Vers filés à la main et d'un pied uniforme,

Emboîtant bien le pas, par quatre en peloton ;

Qu'en marquant la césure, un des quatre s'endorme...

Ça peut dormir debout comme soldats de plomb.

 

Sur le railway du Pinde est la ligne, la forme ;

Aux fils du télégraphe : — on en suit quatre, en long ;

À chaque pieu, la rime — exemple : chloroforme,

— Chaque vers est un fil, et la rime un jalon.

 

— Télégramme sacré — 20 mots — Vite à mon aide...

(Sonnet — c'est un sonnet —) ô muse d'Archimède !

— La preuve d'un sonnet est par l'addition :

 

— Je pose 4 et 4 — 8 ! Alors je procède,

En posant 3 et 3 ! — Tenons Pégase raide :

« Ô lyre ! Ô délire ! Ô...» — Sonnet — Attention !

 

Tristan Corbière,  Les Amours jaunes, dans Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres complètes, édition établie par Pierre-Olivier Walzer pour T. C., Bibliothèque de la Pléiade, 1970, p. 718.

29/12/2012

Jacques Roubaud, Les animaux de tout le monde

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La vache : description

 

La

Vache

Est

Un

 

Animal

Qui

A

Environ

 

Quatre

Pattes

Qui

 

Descendent

Jusqu'

À terre.

 

L'escargot

 

Il passe comme un paquebot

dans l'herbe tremblante de pluie

quand les araignées essuient

leurs toiles car il fait beau

 

J'ai toujours aimé l'escargot

son pas frais luisant et sans bruit

sa navigation dans la nuit

le long des murs, vivant cargo

 

on en retrouve le sillage

le matin, brillant au soleil

Où va l'escargot, qui voyage

 

dans le noir cornes en éveil ?

En haut du fenouil, en équilibre

il médite sur les étoiles libres.

 

 

Jacques Roubaud, Les animaux de tout le monde,

poèmes illustrés, Seghers, 1990, p. 74, 78.

05/10/2012

Dominique Meens, Vers

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Une lune énorme a surgi du bois

les engoulevents pétaradaient moi

ahuri j'inventais l'œil rond du lièvre

 

et l'heure dont je goutais l'humeur mièvre

dans sa nuit que fait le poète il boit

j'étranglerai la mienne sans émoi

 

quelque chaleur moite la tourterelle

ronronne il est midi le ciel querelle

venteux dessous du vert qu'il voudrait bleu

 

deux geais ont grincé j'arrive avec eux

noué l'appel anxieux d'un crécerelle

à l'orage imprévu qui précisément grêle

 

                              *

 

Novembre aux embruns de mélancolie

m'a cloué le bec je mâche ma nuit

ravale mes pleurs et mon cœur s'enfuit

d'un lieu perdu comme un amour s'oublie

 

non la cause mais l'effet où tout sombre

tout et rien soit la parence des mots

dont s'éprennent les esprits animaux

à la peine  à la peine à la pénombre

 

novembre courtois la chanson est neuve

paroles en l'air musique à l'envers

avec un pendu au diable vauvert

 

imagine autour la ronde des veuves

et la mandragore et ses cris plaintifs

l'orfèvre bientôt et ses pendentifs

 

Dominique Meens, Vers, P. O. L, 2012, p. 78 et 38.

09/07/2012

Louise Labé, Sonnet XIIII

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                  Sonnet XIIII

 

Tant que mes yeux pourront larmes espandre,

   A l'heur passé avec toy regretter,

   Et qu'aux sanglots & soupirs resister

   Pourra ma voix, & un peu faire entendre :

Tant que ma main pourra les cordes tendre

   Du mignart Lut,  pour tes graces chanter :

   Tant que l'esprit se voudra contenter

   De ne vouloir rien fors que toy comprendre :

Ie ne souhaitte encore point mourir.

   Mais quand mes yeux ie sentiray tarir,

   Ma voix cassee, & ma main impuissante,

Et mon esprit en ce mortel seiour

   Ne pouvant plus montrer signe d'amante :

   Prirey la Mort noircir mon plus cler jour.

 

Louise Labé, Œuvres, Lyon, chez Jean de Tournes,

1555, p. 118, dans Gallica, Bibliothèque numérique de la BNF.

22/06/2012

Louise Labé, Sonnet III

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               Sonnet III

 

Ô longs désirs, ô espérances vaines,

   Tristes soupirs & larmes coutumières

   À engendrer de moi maintes rivières

   Dont mes deux yeux sont sources & fontaines :

Ô cruautés, ô dur[e]tés inhumaines,

   Piteux regards des célestes lumières :

   Du cœur transi ô passions premières,

   Estimez-vous croître encore mes peines ?

Qu'encor Amour sur moi son arc essaie,

   Que nouveau feu me guette & nouveaux dards

   Qu'il se dépite, & pis qu'il pourra face :

Car je s[u]is tant navrée en toutes parts,

   Que plus en moi une nouvelle plaie,

   Pour m'empirer ne pourrait trouver place.

 

Louise Labé, Œuvres, Lyon, chez Jean de Tournes, 1555, p. 113.

07/04/2012

Charles Cros, Le Collier de griffes

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                  Hiéroglyphe

 

 

J'ai trois fenêtres à ma chambre

   L'amour, la mer, la mort,

Sang vif, vert calme, violet.

 

Ô femme, doux et lourd trésor !

 

Froids vitraux, cloches, odeurs d'ambre.

   La mer, la mort, l'amour,

Ne sentir que ce qui me plaît...

 

Femme, plus claire que le jour !

 

Par un soir doré de septembre,

   La mort, l'amour, la mer,

Me noyer dans l'oubli complet.

 

Femme ! femme ! cercueil de chair !

 

                     *

 

                           Sonnet

 

J'ai peur de la femme qui dort

Sur le canapé, sous la lampe.

On dirait un serpent qui mord,

Un serpent bien luisant qui rampe.

 

Je ne suis pas un homme fort,

Mais ce soir le sang bat ma tempe.

L'amour va bien avec la mort;

Mon poignard, essayons ta trempe.

 

Arrêtons son rêve menteur.

Nulle langueur, nulle senteur,

Acier, n'empêchera ton œuvre.

 

Ô lâcheté ! le lendemain

J'aspirais l'odeur de jasmin

De ma triomphante couleuvre !

 

Charles Cros, Le Collier de griffes, dans Ch. C., Tristan Corbière, Œuvres complètes, édition établie par Louis Forestier et Pierre-Olivier Walter (pour Charles Cros), Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1970, p. 179 et 204.

07/11/2011

Pierre de Marbeuf, Le Miracle d'amour

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                           Sonnet

 

Et la mer et l'amour ont l'amer pour partage,

Et la mer est amère, et l'amour est amer,

L'on s'abîme en amour aussi bien qu'en la mer,

Car la mer et l'amour ne sont point sans orage.


Celui qui craint les eaux, qu'il demeure au rivage,

Celui qui craint les maux qu'on souffre pour aimer

Qu'il ne se laisse pas à l'amour enflammer,

Et tous deux ils seront sans hasard de naufrage.


La mère de l'amour eut la mer pour berceau,

Le feu sort de l'amour, sa mère sort de l'eau,

Mais l'eau contre ce feu ne peut fournir des armes.


Si l'on pouvait éteindre un brasier amoureux,

Ton amour qui me brûle est si fort douloureux,

Que j'eusse éteint son feu de la mer de mes larmes.

 

Pierre de Marbeuf, Le Miracle d'amour, Obsidiane, 1983, p. 130.

11/06/2011

Théophile de Viau, Après m'avoir fait tant mourir

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               Ode

 

Un Corbeau devant moi croasse,

Une ombre offusque mes regards,

Deux belettes et deux renards

Traversent l’endroit où je passe :

Les pieds faillent à mon cheval,

Mon laquais tombe du haut mal,

J’entends craqueter le tonnerre,

Un esprit se présente à moi,

J’ois Charon qui m’appelle à soi,

Je vois le centre de la terre.

 

Ce ruisseau remonte en sa source,

Un bœuf gravit sur un clocher,

Le sang coule de ce rocher,

Un aspic s’accouple d’une ourse,

Sur le haut d’une vieille tour

Un serpent déchire un vautour,

Le feu brûle dedans la glace,

Le Soleil est devenu noir,

Je vois la Lune qui va choir,

Cet arbre est sorti de sa place.

 

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                                                           Le monde renversé 

 

                        Sonnet

  

L’autre jour inspiré d’une divine flamme,

J’entrai dedans un temple, où tout religieux

Examinant de près mes actes vicieux,

Un repentir profond fit soupirer mon âme.

 

Tandis qu’à mon secours tous les Dieux je réclame,

Je vois venir Phyllis : quand j’aperçus ses yeux

Je m’écriai tout haut :  ce sont ici mes Dieux,

Ce temple, et cet Autel appartient à ma Dame.

 

Le Dieux injuriés de ce crime d’amour

Conspirent par vengeance à me ravir le jour ;

Mais que sans plus tarder leur flamme me confonde.

 

Ô mort, quand tu voudras je suis prêt à partir ;

Car je suis assuré que je mourrai martyr,

Pour avoir adoré le plus bel œil du monde.

 

Théophile de Viau, Après m’avoir fait tant mourir, Œuvres choisies, édition présentée et établie par Jean-Pierre Chauveau, Poésie / Gallimard, 2002, p. 88 et 90.