18/12/2024
Hommage à Jacque Roubaud (1932-2024) : ϵ
combien de poignées de neige jetions-nous sur les fleurs grises
les pivoines de fumer alors en jouant combien sur les remparts
dans les sentiers couverts de neige combien de neiges terriennes
jetions-nous sur les buissons osselets la prunelle la ronce la
réglisse le houx
savions-nous combien peu durerait le manteau de neige dans
les vignes les manches sous les ronces noires ou crevées dans
l’aire aux barbes des épis. combien peu de neiges nouvelles
fondraient à des anneaux de fer ou sur la brique du foyer sur
l’artère assombrie des braises
la neige était précieuse amande sur et tendre peu de jours de
peu même pas toutes les années ah garde vif le goût de neige
quand il faisait tomber le vent sur le parchemin des sous-bois le
golfe inerse des corneilles
quand nous éprouvions qu’il n’est que quelques neiges capables
d’un creux dans la mémoire capables d’éblouissantes fougères
fraîches sur une vitre qu’une bouche à l’aube couvre de buée
Jacques Roubaud, ϵ, Gallimard, 1988, p. 22-23.
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02/09/2024
Jacques Roubaud, In memoriam Edoardo Sanguinati
In memoriam Edoardo Sanguineti
Quelques jours avant la mort nous évoquions
Par lettre écrite, à l’ancienne, ces moments
Antiques (quarante ans !) dans la fosse aux lions
De l’Hôtel Saint-Simon, quadri-dialoguant
Sourds, ce renga occidental : lui, moi, pions
Agités plus qu’erratiques insolents
Dans le jeu par Octavio conçu : sonetto,
Sonnet, la chose italienne où Shakespeare
A passé ; Gongora, Marino, les pires
Poètes, et meilleurs ; Mallarmé, Giacomo
‘Caro padre’ notre, « peu profond ruisseau
Calomnié la mort ». La forme où l’écrire
Fut notre lien en toutes ces années. Dire
Cela soit ma poussière sur ce tombeau.
Jacques Roubaud, Dix hommages, ink, 2011, np.
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18/05/2024
Étienne Jodelle, Sonnet
Le flamboyant, l’argentin, le vermeil,
Œil de Phebus, de Phebé, de l’Aurore,
Qui en son rond brule, pallit, decore,
Midi, minuit, l’entrée du Soleil :
Ses feux, son teint, l’honneur de son réveil,
Voudrait cacher, brunir, et tenir ore (=maintenant)
Voyant le feu qui ard, blanchit, honnore,
Ton jour, ta nuict, et la fin du sommeil.
Phebus alors que plus le ciel alume,
N’est poinct si beau qu’on le voit par ta plume,
Phebé n’est poinct, ny l’Aube belle ainsi,
Ô peintre heureux ! mais plus qu’Ange ! qui ores
As bien tant peu (=pu), que mesme tu colores
Le Soleil mieux, la Lune, et l’Aube aussi.
Étienne Jodelle, Sonnet, dans La Pléiade, poésie, poétique,
édition de Mireile Huchon, Pléiade,/Gallimard, 2024,
p. 484.
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08/07/2023
Shakespeare, Soonets et autres poèmes
77
Ton miroir te dira combien tes beautés s’usent,
Tu verras au cadran fuir tes chères minutes,
Les pages blanches seront empreintes de ton esprit,
Et de ce livre tu pourras tirer cette leçon :
Les rides exhibées par ce miroir fidèle
Te feront souvenir de la tombe béante ;
À l’ombre furtive du cadran, tu sauras
Que le temps, ce voleur, va vers l’éternité.
Vois ce que ton souvenir ne peut préserver,
Confie-le à ces pages en friche, et tu verras
Ces enfants bien gardés, issus de ton cerveau,
Prendre de ton esprit connaissance nouvelle.
Ces devoirs, chaque fois que tu t’y emploieras
Te seront profitables, enrichiront ton livre.
Shakespeare, Sonnets et autres poèmes (Œuvres complètes, VIII), Pléiade/Gallimard, 2021, p.401.
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10/03/2022
Pierre Vinclair, L'Éducation géographique
Je vois deux stratégies d’écriture : tenter,
vénérant la littérature, une Aufhebung
dans un livre total dont quelque qualité
littéraire (arrêtée par un secret
décret de qui ?) traduira quoi ? l’admiration
plutôt que le salut dont nous aurions besoin,
en dédommagement des quinze années perdues
à donner une forme à ce machin ;
ou plus modestement, passer quelques minutes
à écrire un sonnet sans plus de raison d’être
qu’un pensum affranchi par sa musique,
amusé, amusant avant de regagner
le cimetière des ratés prétentieux
qu’on vénère au rayon littérature.
Pierre Vinclair, L’édiucation géographique, Flammarion, 2022, p. 253.
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17/02/2022
Pierre Vinclair, L'Éducation géographique
je vois deux stratégies d’écriture : tenter
vénérant la littérature, une Aufhebung
dans un livre total dont quelque qualité
littéraire (arrêtée par un secret
décret de qui ?) produira quoi ? l’admiration
plutôt que le salut dont nous aurions besoin,
un dédommagement des quinze années perdues
à donner une forme à ce machin ;
ou plus modestement, passer quelques minutes
à écrire un sonnet sans plus de raison d’être
qu’un pensum affranchi par sa musique,
amusé, amusant avant de regagner
le cimetière des ratés prétentieux
qu’on vénère au rayon littérature.
Pierre Vinclair, L’Éducation géographique, Flammarion, 2022, p. 253.
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14/04/2020
Louise Labé, Œuvres, Sonnets
Sonnet VII
On voit mourir toute chose animée,
Lors que du corps l'âme futile part :
Je suis le corps, toi la meilleure part ;
Ou es tu donc, dame vie aimée ?
Ne délaissez pas si longtemps pamée
Pour me sauver après viendrais trop tard,
Las, ne mets point ton corps en ce hazard ;
Rens lui sa part & moitié estimée.
Mais fais, Ami, que ne sois dangereuse
Cette rencontre & revue amoureuse,
L'accompagnant, non de severite,
Non de rigueur : mais de grâce amiable,
Qui doucement me rende sa beauté,
Jadis cruelle, a present favorable.
Louise Labé, Œuvres, Slatkine, 1981, p. 114.
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13/09/2019
Laurent Fourcaut, Or le réel est là...
La mer semée de bouées jusques à l’horizon
c’est Grandcamp port romain comme son nom l’indique
on le trouve pas dieu merci sur Amazon
c’est au bout de la terre un demi-dieu sadique
fit breveter la lame à couper le gazon
marin depuis ici jusqu’à l’orient indique
l’eau se confond au ciel entrons en oraison
priant que vienne enfin le moment fatidique
où le haut et l’envers se conjoignent en bas
le ciel est somptueux châle bleu sur la chose
dont les trous flous donnent sur le rien caramba
de la même façon les mots du sonnet causent
vire le bleu au noir d’un monde indifférent
comment sur ce décor ne pas finir errant
Laurent Fourcaut, Or le réel est là..., Le Merle
moqueur, 2017, p. 62.
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11/07/2019
Fernando Pessoa, Le violon enchanté
35 sonnets, I
Jamais nous n’avons d’apparence, que nous parlions
Ou que nous écrivions ; sauf quand nous regardons. Ce
que nous sommes
Ne peut passer dans un livre ou un mot.
Infiniment notre âme est loin de nous.
Et quelque forte soit la volonté que nos pensées
Soient notre âme, en imitent le geste,
Nous ne pouvons jamais communiquer nos cœurs.
Nous sommes méconnus dans ce que nous montrons.
Aucune habileté de la pensée, aucune ruse des semblants
Ne peut franchir l’abîme entre deux âmes.
Nous sommes de nous-mêmes un abrégé, quand
nous voudrions
Clamer notre être à notre pensée.
Nous sommes les rêves des lueurs de nos âmes,
Et l’un l’autre des rêves les rêves des autres.
Fernando Pessoa, Le violon enchanté, traduction des sonnets
Olivier Amiel, Christian Bourgois, 1992, p. 295.
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21/06/2019
Francisco de Quevedo, Les Furies et les Peines
Plus solitaire oiseau, qui donc le vit ?
Sur quel toit ? ou bête par monts et prés ?
Vide je suis de moi, car m’a laissé
mon âme même en larmes anéanti.
Je pleurerai toujours si grand profit,
peine et fiel me sera chaque bouchée ;
fièvre la nuit et le calme anxiété,
et champ de bataille sera mon lit.
Le sommeil, cette image de la mort,
surpasse en moi la mort, tant il est dur,
lui qui de ta vue m’ôte le trésor.
Car telle est ta grâce et ta beauté pure
que, si Nature a pu te donner corps,
c’est que miracle a pu faire Nature.
Francisco de Quevedo, Les Furies et les Peines,
traduction Jacques Ancet, Poésie / Gallimard,
2010, p. 157.
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15/06/2019
Tristan Corbière, Les Amours jaunes
1 sonnet
avec la manière de s'en servir
Réglons notre papier et formons bien nos lettres :
Vers filés à la main et d'un pied uniforme,
Emboîtant bien le pas, par quatre en peloton ;
Qu'en marquant la césure, un des quatre s'endorme...
Ça peut dormir debout comme soldats de plomb.
Sur le railwaydu Pinde est la ligne, la forme ;
Aux fils du télégraphe : — on en suit quatre, en long ;
À chaque pieu, la rime — exemple : chloroforme,
— Chaque vers est un fil, et la rime un jalon.
— Télégramme sacré — 20 mots — Vite à mon aide...
(Sonnet — c'est un sonnet —) ô muse d'Archimède !
— La preuve d'un sonnet est par l'addition :
— Je pose 4 et 4 — 8 ! Alors je procède,
En posant 3 et 3 ! — Tenons Pégase raide :
« Ô lyre ! Ô délire ! Ô...» — Sonnet — Attention !
Tristan Corbière, Les Amours jaunes, dans Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres complètes, Pléiade / Gallimard, 1970, p. 718.
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07/02/2019
Fernando Pessoa, le violon enchanté
Sonnets
I.
Jamais nous n’avons d’apparence, que nous parlions
Ou que nous écrivions ; sauf quand nous regardons. Ce
que nous sommes
Ne peut passer dans un livre ou un mot.
Infiniment notre âme est loin de nous.
Et quelque forte soit la volonté que nos pensées
Soient notre âme, en imitent le geste,
Nous ne pouvons jamais communiquer nos cœurs ;
Nous sommes méconus dans ce que nous montrons.
Aucune habileté de la pensée, aucune ruse des semblants
Ne peut franchir l’abîme entre deux âmes.
Nous sommes de nous-mêmes un abrégé, quand nous voudrons
Clamer notre être à notre pensée.
Nous sommes les rêves des lueurs de nos âmes,
Et l’un l’autre des rêves les rêves des autres.
Fernando Pessoa, le violon enchanté, traduction Olivier Amiel pour
les sonnets, Christian Bourgois, 1992, p. 295.
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07/01/2018
Tristan Corbière, Les Amours jaunes
Toit
Tiens, non ! j’attendrai tranquille,
Planté sous le toit,
Qu’il me tombe quelque tuile,
Souvenir de Toi !
J’ai tondu l’herbe, je lèche
La pierre, — altéré
Comme la Colique sèche
De Miserere
Je crèverai — Dieu me damne ! —
Ton tympan ou la peau d’âne
De mon bon tambour !
Dans ton boitier, ô Fenêtre !
Calme et pure, gît peut-être
……………………………..
Un vieux monsieur sourd !
Tristan Corbière, Les Amours jaunes, dans
Charles Cros, T. C., Œuvres complètes,
Pléiade / Gallimard, 1970, p. 748.
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30/03/2017
Étienne de la Boétie, Vers français
Ores je te veux faire un solennel serment,
Non serment qui m’oblige à t’aimer davantage,
Car meshuy je ne puis, mais un vray tesmoignage
A ceulx qui me liront, que j’aime loyaument.
C’est pour vray, je vivray, je mourray en t’aimant.
Je jure le hault ciel, du grand Dieu l’heritage,
Je jure encor l’enfer, de Pluton le partage,
Où les parieurs auront quelque jour leur tourment ;
Je jure Cupidon, le Dieu pour qui j’endure ;
Son arc, ses traicts, ses yeux & sa trousse je jure :
Je n’aurois jamais fait : je veux bien jurer mieux.
J’en jure par la force & pouvoir de tes yeux,
Je jure ta grandeur, ta douceur & ta grâce,
Et ton esprit, l’honneur de ceste terre basse.
Étienne de la Boétie, Vers français, dans Œuvres complètes,
II, édition par Louis Desgraves, Conseil général de la
Dordogne/William Blake & Co, 1991, p. 121.
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25/03/2017
Louise Labé, Sonnet III
Sonnet IIII
Depuis qu’amour cruel empoisonna
Premierement de son feu ma poitrine,
Tousjours brulay de sa fureur divine,
Qui un seul iour mon cœur n’abandonna.
Quelque travail, dont assez me donna,
Quelque menasse & procheine ruïne :
Quelque penser de mort qui tout termine,
De rien mon cœur ardent ne s’estonna.
Tant plus qu’amour nous vient fort assaillir,
Plus il nous fait nos forces recueillir,
Et toujours frais en ses combats fait estre :
Mais ce n’est pas qu’en rien nous favorise,
Cil qui les Dieus & les hommes mesprise :
Mais pour plus fort contre les fors paroitre.
Louis Labé, Sonnets, dans Œuvres, Slatkine,
1981, p. 95.
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