18/09/2015
Étienne Faure, Souvenirs souvenirs, dans Rehauts
Comment fonctionne le théâtre, c’est la question dès qu’on entre dans le paysage d’une station, l’été balnéaire, au bord du débordement, puis vide l’hiver de toute âme, vacance qui accentue le décor de plage : vieux ressac, débris de fioles, de jouets, de sandales monoparentales, de raquettes, de râteaux, de sacs en plastique, tout un fourbi détaché des corps hier étalés sur le sable — sur le dos sur le ventre — criant ne t’éloigne pas trop.
Nous sommes dans la mémoire crois-tu entendre quand c’est la baignoire du théâtre qui t’accueille. On y écoute d’une seule oreille d’anciens acteurs de sable, les morts dans un coquillage. Tu parles.
Étienne Faure, Souvenirs souvenirs, dans Rehauts, n° 35, printemps 2015, p. 21.
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17/08/2015
Cummings, No Thanks
10
petit homme
(à tout allure
pris d’une énorme
inquiétude)
halte arrête oublie du calme
attends
(petit enfant
qui as tenté
qui as échoué
qui a pleuré)
couche-toi bravement
et dors
grande pluie
grande neige
grande lune
grand soleil
(pénètrent
en nous)
Cummings, No Thanks, NOUS,
traduit et présenté par Jacques
Demarcq, 2011, np.
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03/05/2015
Anna Akhmatova, L'églantier fleuri
Ah, tu croyais que j’étais de celles
Qu’on peut oublier,
Que j’irais me jeter, pleurant, priant,
Sous les sabots de ton cheval blanc.
Que j’irais demander aux sorcières
Une racine trempée d’eau magique,
Et t’offrirai en cadeau maléfique
Mon précieux mouchoir parfumé.
Sois maudit. Pas un regard, pas une plainte.
Je ne toucherai pas à ton âme exécrée,
Mais je te jure par le jardin des anges,
Sur l’icône des miracles je le jure,
Et sur l’ardente ivresse de nos nuits –
Jamais vers toi je ne reviendrai.
Juillet 1921, Saint-Pétersbourg.
Anna Akhmatova, L’églantier fleuri et autres poèmes,
traduits par Mario Graf et José-Flore Tappy, La
Dogana, 2010, p. 95.
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28/10/2014
Luis Mizon, Corps du délit où se cache le temps
tout est écrit par le corps
sans que la main droite sache
ce que fait la main gauche
le linge immaculé raconte
des histoires cryptées
près de la flamme
les taches deviennent visibles
on voit la trace de la machinerie
les effets spéciaux
la scène sombre du balcon
les aveux des amoureux
les hésitations des comédiens
les soupirs des jeunes poètes
les traces de l'amour et de la haine
l'oubli n'a rien effacé
Luis Mizon, Corps du délit où se cache le temps,
dessins de Philippe Hélénon, Æncrages
& Co, 2014, np.
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02/10/2014
Charles Dobzynski, La question décisive
1929-29 septembre 2014
Extrait de son premier recueil :
Le chant du chômeur
Je suis le chômeur
Je viens par les plaies
Je porte les rumeurs à la gorge des baies
Je suis le chômeur et je forge ce temps
Comme une clé pour ouvrir les poitrines
D'où surgiront de grands drapeaux battants !
Je suis le chômeur
Le donneur de présence aux margelles du jour
Je suis celui qu'on veut conduire au vide
Qu'on veut réduire au spectre de ses cris
Qu'on veut clouer à tous les carrefours
Ainsi qu'une pancarte indiquant où commence
Le no man's land et la blessure des midis
Je suis celui qu'on jette aux vitres
Qu'on plie et qu'on oublie aux angles des distances
Et ma faim s'arrondit en un bolide dur
Pour étrangler le silence
Mais mon amour au fil de source
Passera par l'aiguille infinie du futur !
[...]
Charles Dobzynski, La question décisive, Pierre Seghers,
1950, p. 17.
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11/03/2014
Jacques Roubaud, Octogone (3)
La rue
Je descendais cette rue qui était droite, inclinée de soleil, entre des automobiles d'une lenteur imprécise. Descendant cette rue j'avais la sensation du passé, d'un loin passé, d'une autre rue. Je ne parvenais pas à m'y revenir. Pas en personne, pas en image de soi, défenestrées : en certitude revenir, seulement en certitude. Dans le passé d'une autre rue quand je serais, je saurais. Mais comment ?
Cette rue-là qui n'était pas cette rue-ci, comment redeviendrait-elle présente, comment m'allait-elle se présenter, cependant que je marchais, poursuivi par le soleil, par le scintillement des arbres, les courbés de poussière ? Il y avait trois chiens jaunes, une bicyclette, une boulangerie. Rue sans rue, aux maisons sans maisons, aux toits sans toits, comment la rue du passé se rapprochant, si je parvenais à lui faire faire ce mouvement vers moi, me pourrait-elle paraitre, là, maintenant, passée ? Cependant je m'efforçais de susciter en moi un tel étonnement.
Une rue d'autrefois annonçait, future, sa présence étrange. Elle viendrait. Elle serait du passé venant à moi. C'est elle qui effectuerait ce mouvement. Et ce qu'elle me donnerait à voir, aussi proche fût-il, se déclarerait comme d'ailleurs. Pae quel signe ? une étiquette ? une voix ?
La rue du passé était au bout d'un chemin, coupé de stations : à chaque station sur le chemin de la recollection, une image. À chaque image son nombre, le nombre du passé. Dix, vingt, trente stations sur le chemin. Mais aucune certitude d'aboutit. Aucune. Sinon qu'elle serait la station ultime. Et qu'elle ne le serait qu'au moment où, par l'effort de remémoration, je me serais placé, d'un seul coup, devant la pénultième image. Alors, le passé serait, immédiat.
La pénultième image était, aussi, celle d'une rue. Ce n'était ni celle de la rue que je descendais maintenant, ni celle que j'avais descendue autrefois, qui ressemblait à la première ou ne lui ressemblait pas, mais tendait vers moi son appel. Je connus que c'était elle, celle d'avant. Rue liquide, sombre ; les mêmes arbres ; d'autres. Mais au moment même où je le sus, je cessai de le savoir.
Jacques Roubaud, Octogone, livre de poésie quelquefois prose, Gallimard, 2014, p. 287-288.
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31/08/2013
Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien
Où irais-je, si je pouvais aller, que serais-je, si je pouvais être, que dirais-je, si j'avais une voix, qui parle ainsi, se disant moi ? Répondez simplement, que quelqu'un réponde simplement. C'est le même inconnu que toujours, le seul pour qui j'existe, au creux de mon inexistence, de la sienne, de la nôtre, voilà une simple réponse. Ce n'est pas en pensant qu'il me trouvera, mais que peut-il faire, vivant et perplexe, oui, vivant, quoi qu'il dise. M'oublier, m'ignorer, oui, ce serait le plus sage, il s'y connaît. Pourquoi cette soudaine amabilité après tant d'abandon, c'est facile à comprendre, c'est ce qu'il se dit, mais il ne comprend pas. Je ne suis pas dans sa tête, nulle part dans son vieux corps, d'où tant de confusion. Cela devrait lui suffire, m'avoir retrouvé absent, mais non, il me veut là, avec une forme et un monde, comme lui, malgré lui, moi qui suis tout, comme lui qui n'est rien. Et quand il me sent sans existence, c'est de la sienne qu'il me veut privé, et inversement, fou, fou, il est fou. En vérité il me cherche pour me tuer, pour que je sois mort comme lui, mort comme les vivants. Tout cela il le sait, mais cela ne sert à rien, de le savoir, moi je ne le sais pas, moi je ne sais rien.
Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien, avec 6 illustrations d'Avigdor Arikha, éditions de Minuit, 1958, p. 153.
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13/08/2013
Jacques Réda, L'incorrigible
Oiseaux automatiques
La tourterelle, on dirait qu'elle est mécanique.
Toute la matinée, elle a volé d'un toit
À l'autre avec un grincement mélancolique
De vieux jouet en fer qu'on remonte d'un doigt
Prudent pour ménager le ressort en spirale
Qui sans doute a rouillé depuis vingt ou trente ans.
Mais non, ça marche encore, et l'on entend ce râle
S'efforcer entre des rouages grelottants.
Puis un pinson réglé comme une horloge vrille
Et vrille de nouveau, tout au fond du jardin.
L'air presque froid sous un ciel gris où rien ne brille :
Quelle cloison veut-il crever ? Ce qu'il atteint.
En fin de compte, c'est l'écœurante purée
Qu'on voudrait garder sous la paroi
La plus dure. Mais quand ce fer de la durée
La perfore, une paix se mêle au désarroi.
Car ce chant qui revient sans arrêt, identique,
Dit que le temps existe et qu'il ne compte pas.
Que l'heure sonne en vain puisqu'elle communique
Avec un vide où les attentes, les combats,
Les abandons, l'espoir et l'oubli s'équilibrent
Comme le ciel et son reflet dans les canaux.
Tout est joué d'avance. Il ne reste de libre
Que la querelle vaine et sans fin des oiseaux.
Jacques Réda, L'incorrigible, Gallimard, 1995, p. 30-31.
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25/05/2013
Pierre Bergounioux, Univers préférables
La classification habituelle des récits ne couvre pas, loin s'en faut, l'extension du genre. À côté des formes élaborées, pourvues d'un titre, imprimées, des simples histoires qu'on échange et qu'on oublie, prolifèrent des textes muets, sans destinataire, ignorés du narrateur lui-même Eux aussi, pourtant, postulent des mondes. On peut ne s'être jamais su l'auteur de cette prose sourde. il arrive qu'un mot qu'on dit ou qu'on entend, un lieu où l'on revient, plus tard, agissent comme des catalyseurs, révèlent après couple grouillement de textes embryonnaires qui visaient à résoudre les énigmes, à conjurer les périls dont on se sentait environné.
On ne les avait pas à proprement parler oubliés. On n'en jamais eu conscience. On était trop occupé à recenser des emplacements viables, des moments préservés, une activité acceptable, pour songer qu'on échafaudait, à cet effet, des récits. Certains reçurent un caractère d'avancement poussé. D'autres n'ont guère dépassé le stade larvaire, mots épars sur le silence, bouts de phrase sans suite, comme brisées de s'être heurtées à la muraille sans prise ni faille de la réalité. Certains étaient tournés vers d'autres récits, implicites ou sonores, dressés contre des idées hypothétiques ou avérées mais capables, toutes, d'adultérer profondément notre être, de nous l'aliéner.
Pierre Bergounioux, Univers préférables, dessins de Philippe Ségéral,
Fata Morgana, 2003, p. 7-8.
© Photo Tristan Hordé
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01/01/2013
Samuel Beckett, Molloy
I
Je suis dans la chambre de ma mère. C'est moi qui y vis maintenant. Je ne sais pas comment j'y suis arrivé. Dans une ambulance peut-être, un véhicule quelconque certainement. On m'a aidé. Seul je ne serai pas arrivé. Cet homme qui vient chaque semaine, c'est grâce à lui peut-être que je suis ici. Il dit que non. Il me donne n peu d'argent et enlève les feuilles. Tant de feuilles, tant d'argent. Oui, je travaille maintenant, un peu comme autrefois, seulement je ne sais plus travailler. Cela 'a pas d'importance, paraît-il. Moi je voudrais maintenant parler des choses qui me restent, faire mes adieux, finir de mourir. Ils ne veulent pas. Oui, ils sont plusieurs, paraît-il. Mais c'est toujours le même qui vient. Vous ferez ça plus tard, dit-il. Bon. Je n'ai plus beaucoup de volonté, voyez-vous. Quand il vient chercher les nouvelles feuilles, il rapporte celles de la semaine précédente. Elles sont marquées de signes que je ne comprends pas. D'ailleurs je ne les relis pas. Quand je n'ai rien fait il ne me donne rien, il me gronde. Cependant je ne travaille pas pour l'argent. Pour quoi alors ? Je ne sais pas. Je ne sais pas grand-chose, franchement. La mort de ma mère, par exemple. Était-elle déjà morte à mon arrivée ? Ou n'est-elle morte que plus tard ? Je veux dire morte à enterrer. Je ne sais pas. Peut-être ne l'a-t-on pas enterrée encore. Quoi qu'il en soit, c'est moi qui ai sa chambre. Je couche dans son lit. Je fais dans son vase. J'ai pris s aplace. Je dois lui ressembler de plus en plus. Il ne me manque plus qu'un fils. J'en ai un quelque part peut-être. Mais je ne crois pas. Il serait vieux maintenant, presque autant que moi. C'était une petite boniche. Ce n'était pas le vrai amour. Le vrai amour était dans une autre. Vous allez voir. Voilà que j'ai encore oublié son nom.
Samuel Beckett, Molloy, éditions de Minuit, 1951, p. 7-8.
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28/06/2012
Claudia Rankine, Si toi aussi tu m'abandonnes
Moi aussi j'oublie des choses. Ça me rend triste. Ou bien c'est ce qui me rend le plus triste. La tristesse c'est pas vraiment à cause de George W. ou de notre optimisme américain ; la tristesse c'est le fait d'admettre qu'une vie peut ne pas compter. Ou, comme il y a des milliards de vie, ma tristesse grandit avec la conscience que des milliards de vie n'ont jamais compté. J'écris cela sans que mon cœur se brise, sans sortir de mes gonds. C'est peut-être ça la vraie cause de ma tristesse. Ou peut-être, Emily Dickinson, mon amour, l'espoir n'a-t-il jamais été cette chose avec des ailes. Je ne sais pas, je m'aperçois seulement qu'à l'heure du journal télévisé, je change de chaîne. Cette nouvelle disposition pourrait révéler un effondrement de la personnalité : I. M. E. L'Incapacité à Maintenir l'Espoir, qui se traduit par une absence de foi innée dans les lois suprêmes qui nous gouvernent. Cornel West dit que c'est ce qui ne va pas avec les noirs aujourd'hui : trop nihilistes. Trop effrayés par l'espoir pour espérer, trop usés pour l'aventure, en fait trop près de la mort je pense.
Claudia Rankine, Si toi aussi tu m'abandonnes, Traduction Maïtreyi et Nicolas Pesquès, "Série américaine", José Corti, 2010, p. 31.
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03/11/2011
Bernard Noël, la face du silence, dans Poésie I
au ciel de tête
mon ombre mûre a fait mûrir l'oubli
qui fut moi
cet autre attaché à la roue
ou ce sourire pour mémoire
flottant
laissé
quelqu'un rêve d'une journée durable
vague culminante qui ne retomberait
mais le sang s'arrête à la lisière
et l'idée recule
amer repli
qui préfère la cendre
au diamant immobile
et le seuil aperçu se vitrifie sous l'ongle
tandis que la nuit close se transforme en cri blanc
Bernard Noël, la face du silence [1963-1964], dans Poèmes 1, textes / flammarion, 1983, p. 79.
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Bernard Noël, la face du silence, dans Poésie I
au ciel de tête
mon ombre mûre a fait mûrir l'oubli
qui fut moi
cet autre attaché à la roue
ou ce sourire pour mémoire
flottant
laissé
quelqu'un rêve d'une journée durable
vague culminante qui ne retomberait
mais le sang s'arrête à la lisière
et l'idée recule
amer repli
qui préfère la cendre
au diamant immobile
et le seuil aperçu se vitrifie sous l'ongle
tandis que la nuit close se transforme en cri blanc
Bernard Noël, la face du silence [1963-1964], dans Poèmes 1, textes / flammarion, 1983, p. 79.
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