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20/09/2020

Jacques Réda, L'adoption du sytème métrique

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               L’insaisissable

 

Le matin et le soir, quand la foule s’active

Entre les carrefours, déserts après midi

Comme au fond d’un miroir où l’heure s’engourdit,

J’ai vu dans les faubourgs la beauté fugitive.

Je reconnais de loin la teinte un peu trop vive

De sa robe trop courte et le geste arrondi

Qu’elle a vers ses cheveux dont la flamme assourdit

L’éclat des bijoux faux des vitrines.

                                                         J’arrive

Parfois à m’approcher d’elle, mais c’est toujours

Quand de nouveau midi submerge ces faubourgs

Dont le silence augmente avec leur étendue.

Elle m’appelle alors, et – joueuse –

M’échappe quand j’allais l’atteindre : dans l’instant,

Plus personne – un couloir sordide l’a happée,

Puis ce miroir au fond duquel, en écoutant

Mon pas elle se tient droite comme une épée.

 

Jacques Réda, L’adoption du système métrique,

Gallimard, 2011, p. 26.

18/09/2020

Jacques Réda, Du rythme — revue Catastrophes

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Lettre parue dans la revue en ligne Catastrophes le 15 septembre 2020

                                                         

                                                                 Du rythme


Hyères, le 13 juillet 2020

.

Cher Laurent Albarracin,

Chers Catastrophés,

merci de me convier une fois encore dans votre cénacle dont aucun de ceux qui l’ont précédé dans l’histoire de la littérature ne s’est réuni sous un nom aussi approprié aux circonstances.

Mais répondre point par point à un questionnaire, m’a toujours laissé l’impression un peu désagréable de subir un interrogatoire. Aussi répondrai-je globalement au vôtre qui, d’ailleurs, concerne divers aspects du rapport qu’entretiennent, non moins globalement, prose et poésie.

Ici j’observe déjà un temps d’arrêt, car on sait à peu près ce que signifie le mot prose (si l’on fait abstraction du sens particulier qu’il a en latin de la liturgie romaine), mais je ne connais aucune définition communément acceptable du terme poésie. Je lui préférerai donc le mot vers, puisque même après l’abandon de ses formes régulières, et de ce qui justifiait pleinement l’emploi de ce nom, les poètes ont continué, pour la plupart, à présenter leur prose découpée d’abord en suivant plus ou moins les règles de la syntaxe, puis, fatalement, après l’avoir bousculée, selon des modèles arbitraires individuels qui relèvent de l’artifice typographique.

Prose et vers, donc, si vous le voulez bien, étant entendu qu’il existe des proses poétiques et des vers d’un prosaïsme parfait.

Mais il me semble que nous devons remonter à une époque où le langage ne connaissait pas la partition entre écrit et parlé. Certainement alors, en raison de ses avantages en matière de mémorisation, mais aussi des ressources de mystère et de puissance qu’il paraissait détenir pour le prêtre ou le sorcier, le vers a permis de distinguer le sacré du profane, et d’introduire ensuite dans le profane un élément particulier que nous appelons vaguement poésie.

Toutefois je vois les choses autrement, et je les ai vues ainsi de bonne heure, non en raison d’un « génie » particulier, mais bien parce que je suis, au contraire, longtemps resté au niveau commun brut où nous abordons le langage. C’est-à-dire, et peut-être même avant d’être nés, que nous découvrons d’instinct qu’il existe deux états principaux du langage : l’un qui n’est qu’une modulation, dans le mouvement incessant du temps, du sens qu’il véhicule dans le domaine de la vie courante ; l’autre qui, comme à contretemps, et sans pouvoir échapper à l’écoulement de la durée, y introduit un élément fixe qui est le vers. C’est en lisant La Naissance de la tragédie de Nietzsche (je ne suis pas nietzschéen pour autant), que j’ai compris en quoi mon intuition, universellement partagée, était juste : avant tout, il y a le rythme. Et les gestuelles comme les danses et arrangements de son qui ont dû précéder le langage (voyez les autres animaux), traduisent cette relation du vivant (de l’inerte aussi) avec le rythme.

L’invention progressive de l’écrit a tout changé. Longtemps encore, danse, musique et vers ont été réunis et, pour ce qui regarde notre propre histoire, le divorce ne s’est définitivement accompli qu’au moment de ce qu’on appelle curieusement la Renaissance. 

Sans jamais rompre franchement mes liens avec ce qui me parait la prosodie naturelle, puisqu’elle fait droit au rythme qui informe tout, j’ai comme tout le monde écrit diverses espèces de vers réputés libres, avant de revenir aussi strictement que possible au vers régulier. Ce qui s’est passé depuis Rimbaud – et avec lui – prouve que notre langue s’est révélée, pour cause d’usure, incapable de trouver une autre structure susceptible de replacer le vers dans le continu rythmique à l’œuvre partout. Elle n’y peut parvenir qu’en changeant profondément elle-même, comme les divers latins en usage dans les Gaules entre le IIIe et le Xe siècle sont insensiblement devenus, au XVIIe, un intangible français.

Il ne sert à rien de le défendre. Mais il serait aussi vain de croire qu’avec le processus de métamorphose où son âge et toutes sortes de circonstances l’ont engagé depuis cent-cinquante ans, notre langue puisse se fixer de façon durable, utile à la communauté, autrement qu’à la faveur d’initiatives ponctuelles, individuelles, stériles et éphémères dans le parlé comme dans l’écrit.

Le français écrit se présente actuellement sous deux formes : une forme relativement stable de prose qui est en somme notre latin (et, en gros, celui de la langue littéraire), et celui du vers qui ayant perdu le contact avec le rythme, peine indéfiniment à le rechercher jusque dans les diverses et innombrables contorsions qu’on veut lui imposer.

C’est sans doute ce qui explique le mieux la désaffection dont la poésie est l’objet : on ne comprend plus la langue qu’elle emploie, chacun ayant son propre dialecte en vers, l’ensemble offrant la seule cohésion paradoxale d’un chaos typographique.

Écrire comme on parle ? Mais l’on ne parle déjà plus aujourd’hui le français que l’on parlait hier, et qui aura changé demain encore. Durant environ trois bons siècles (disons de 1620 à 1920), la langue écrite est restée proche comme jamais de la langue parlée par ceux qui savaient écrire. Et c’était certes un privilège, désormais à peu près aboli, mais sans effet, puisqu’en même temps la langue parlée a commencé à perdre l’énergie nécessaire à son renouvellement et à son simple maintien.

Voilà pourquoi j’écris en ce moment même en latin, et pourquoi, dans ce latin, je réutilise les formes de vers qu’il a patiemment et anonymement élaborées, car j’ai renoncé à croire que je pouvais me montrer plus savant que lui. Sa pratique n’exige qu’un peu de travail et un peu de modestie. À la portée de tous, il est le plus éminemment démocratique. Des dizaines de milliers de poètes l’ont employé (davantage peut-être), et permis de voir apparaître ceux que l’on peut attribuer sans erreur à Du Bellay, La Fontaine, Delille, Hugo, Baudelaire, Mallarmé, Toulet, Audiberti. (J’en passe.)

La vieillerie que lui a reprochée Rimbaud, est devenue celle du vers parfois gâteux qui universellement radote, au besoin avec une très constante intention de contribuer à la ruine qui le menaçait de toute manière.

Personne n’est coupable. Comme un jour me l’a dit prosaïquement Guillevic, en son temps célèbre, « on fait ce qu’on peut, on n’est pas des bœufs. » Voilà de quoi en rabattre sur le lyrisme. Et malheureusement pas que sur lui... 

Pardon de m’être montré si loquace : le sujet me tient à cœur. Je comprendrais très bien que vous ne puissiez pas publier la totalité de ma réponse. mais je ne souhaite pas que l’on n’en donne que des extraits. Comme je suppose que vous, vous l’aurez lue, j’estimerai avoir eu ainsi suffisamment de vrais lecteurs.

.

Avec ma sympathie la plus sincère,

JRéda

 

06/06/2020

Jacques Réda, Retour au calme

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                             Juin

 

Entre les haies qui se rejoignent en ogives

Et brillent ce matin comme un mur de vitraux

De vent, de ciel et d’or mêlés de neige vive,

Le chemin cesse d’avancer, pris d’engourdissement,

On le dirait hanté d’une invisible foule

Prête à chanter et dont les pas suspendus foulent

À peine une herbe droite et qui déjà l’entend.

À travers la chaleur qui s’élève en nuages

Et des épaisseurs de parfums acides ou sucrés,

On voit trembler au bout le plateau sans rivage,

Net et luisant comme un fragment d’éternité.

 

Jacques Réda, Retour au calme, Gallimard, 1989, p. 76.

05/06/2020

Jacques Réda, L'incorrigible

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                           Ha’ Penny Bridge

 

Tandis que le soleil descend, gros comme un gazomètre,

Rose comme un charbon qui s’embrase, mais sans chaleur,

Je me tiens sur la passerelle et je dois bien admettre

Que je le contemple à travers des larmes. La douleur

 

Aussi passera. Mais comment oublier la pâleur

De la fille un peu trop frisée et son regard, peut-être

(Elle renonce même à vendre une dernière fleur)

Le plus démuni de tous ceux où j’ai cru reconnaître

 

Un reflet sans espoir de ma propre misère. Et nous

Tous dans ces yeux incapables de larmes ; tous

Avec cette rose à la main, déjà presque flétrie,

 

Sidérés devant l’astre indifférent qui s’étouffe et

Sombre avec volupté dans le brouillard — ah, vacherie,

J’ai jeté la mienne dans l’eau morte de la Liffey.

 

Jacques Réda, L’incorrigible, Gallimard, 1995, p. 74.

 

04/06/2020

Jacques Réda, L'adoption du système métrique

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              L’homme et le caillou

 

J’aime le bas d’ici : je ramasse un caillou

Quelconque. Il a déjà cinq cent millions d’années

Et survivra longtemps aux races condamnées —

À la nôtre. Partir ? Vous voulez qu’on aille où ?

 

Je tiens ce bout de rien dans ma main peu-de-chose.

Je le palpe, le flaire, en très lointain neveu

Des durs qui l’ont cogné pour en tirer du feu.

Mais il reste confit dans sa lourde ankylose.

 

Je le médite. Il se réchauffe. Je dirai,

Quand j’entendrai tonner : « Qu’as-tu fait pour ton proche ? »

— Seigneur, j’ai réchauffé cet orphelin de roche,

Quelque part dans un terrain vague. Mais juré :

C’est lui qui m’a jeté quand il a vu ma poche. 

 

Jacques Réda, L’adoption du système métrique,

Gallimard, 2004, p. 97.

16/09/2019

Jacques Réda, Derniers prénoms du vers

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                     Arthur
                     (sursonnet)

Un dimanche, les mains dans les poches, ainsi
Que Cingria l’a vu d’un œil extra-lucide,
Rimbaud rôde à travers Charleville et décide
D’en finir avec tout : il a donné, merci.
Merde au vieux vers latin qui radote et s’oxyde.
Alexandrin n’est plus qu’un pesant proboscide :
Il va vous l’amputer de son pauvre souci
De comptable, et le faire danser, tant de ci
Que de là ; le pousser enfin au suicide.
Puis s’en ira, l’ouvrage fait, toujours ailleurs,
L’abandonnant aux soins d’horribles travailleurs
Désormais sans outil. C’était dans le programme
De la langue : trouver l’acteur assez puissant
Pour incarner le roi tragique d’un tel drame.
Arthur, c’était parfait. Il paya de son sang
Le Graal inaccessible au poète qui brame.

Jacques Réda, Derniers prénoms du vers, dans Catastrophes (revue en ligne), 11 septembre 2019.

13/08/2019

Jacques Réda, Les ruines de Paris

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Car finalement nous ne sommes, me confie ce livreur, que de passage et pour très peu de temps sur terre, mais trop de gens ont tendance à l’oublier Si bien que tout se déroule à l’envers de ce qui devrait être : partout la haine au lieu de l’amour. Tels sont les propos qu’il me tient dans une langue aussi difficile à reproduire que son accent : le parigot où sous la gouaille pointe une espèce de morgue. Nous en sommes arrivés là, d’ailleurs, je ne sais comment : parce que les feux de l’avenue de Suffren restent bloqués au rouge, et que cet embouteillage invite à la méditation. Lui je suppose qu’il livre, qu’il en infère de même pour moi : la grosse boîte qu’un sandau arrime derrière ma selle (et où je transporte en fait des lettres, des brouillons, des élastiques, des disques rares et coûteux de Sonny Clarke ou d’Eddie Costa), la casquette rabattue sur une face plutôt brutale, le k-way avec trois rayures blanches le long des bras. Et c’est vrai que d’une certaine manière on se ressemble, pas rien que par le vêtement. Mais je me borne à opiner sobrement de la tête, je ne risque pas un mot. Si je n’avais énoncé, moi, que le tiers de ce début d’évangile, aussitôt j’en suis sût il m’aurait traité de cureton. Cependant c’est à cela qu’il songe tandis qu’il patiente ou qu’il fonce, j’y pense aussi parfois. Ainsi donc un moment anonymes au coude à coude, dans le brassage hostile des moteurs, peut-être qu’on s’aime, qu’on se comprend. Mais enfin tout le carrefour se remet à clignoter orange : il rentre à fond dans le paquet, se faufile, me sème, puis, tout à coup, se retourne, et (appelons les choses par leur nom), se fend la tirelire, carrément.

 

Jacques Réda, Les Ruines de Paris, Gallimard, 1977, p. 60-61.

24/03/2019

Jacques Réda, La Course

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                      Juin 44

 

Maintenant que le fil se détend et s’embrouille

(Et la mémoire écrit avec un crayon blanc),

Je reviens en arrière à tâtons, rassemblant

Les divers rescapés de ma longue patrouille.

 

Je retrouve la porte aux craquements de rouille

Qui donnait sur le fleuve où je palpe le flanc

De ma barque ; j’entends ronfler un monoplan

Piper Club, et je vois éclater la citrouille

 

De la lune sur les jardins criblés d’obus.

Quelle étrange saison, favorable aux abus

Des vivants quand la mort rôdait sous les cerises.

 

Je ramais, je cueillais pour Janine en piqué

Blanc — tous ses mouvements étaient pleins de surprises

Dans l’ombre qu’à midi mitraillait en piqué

Le soleil.

 

Jacques Réda, La course, Nouvelles poésies itinérantes et familières,

Gallimard, 1999, p. 78.

23/12/2018

Jacques Réda, L'herbe des talus

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                                                             © Photo Héloïse Jouanard

                         Tombeau de mon livre

 

Livre après livre on a refermé le même tombeau.

Chaque œuvre a l’air ainsi d’une plus ou moins longue allée

Où la dalle discrète alterne avec le mausolée.

Et l’on dit, c’était moi, peut-être, ou bien : ce fut mon beau

Double infidèle et désormais absorbé dans le site,

Afin que de nouveau j’avance et, comme on ressuscite —

Lazare mal défait des bandelettes et dont l’œil

Encore épouvanté d’ombre cligne sous le soleil —

Je tâtonne parmi l’espace vrai vers la future

Ardeur d’être, pour me donner une autre sépulture.

Jusqu’à ce qu’enfin, mon dernier fantôme enseveli

Sous sa dernière page à la fois navrante et superbe,

Il ne reste rien dans l’allée où j’ai passé que l’herbe

Et sa phrase ininterrompue au vent qui la relit.

 

Jacques Réda, L’herbe des talus, Gallimard, 1984, p. 208.

09/12/2017

Jacques Réda, Les ruines de Paris

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(Le marché aux puces, Paris)

 

(…) Quand le courant, le gaz ni l’eau n’arriveront plus dans les étages, et qu’avec la vie rétablie sous des bâches, au ras du sol, le troc redeviendra la base naturelle du commerce ; quand les vents auront semé des arbres sur les terrasses des tours, et qu’on cédera le nickel soustrait aux épaves du Périphérique en échange des légumes provenant des emprises du Chemin de Fer. Même les quartiers aujourd’hui neufs ne seront plus qu’une foire, tous rendu à des foules peut-être dangereuses de Belleville à Passy. Je vois cela dans la convoitise encore sans vrai but des visages, dans ma propre obsession dominicale à roder par ici. Comme si j’apprenais à gagner ma future subsistance, par exemple au long de ce chemin, jonché de boîtes et de bouteilles et de clous sûrement récupérables, et qui m’aspire entre deux murs, commençant à m’intimider, ainsi de plus en plus étroit sous le ciel, lui, de plus en plus vaste, plein de mouvements échappés de ces fringues à plat sur le pavé.

 

Jacques Réda, Les Ruines de Paris, Gallimard, 1977, p. 110-111.

15/01/2017

Jacques Réda, La Tourne

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Pauvreté. L'homme assiste sa solitude.

Elle le lui rend bien. Ils partagent les œufs du soir,

Le litre jamais suffisant, un peu de fromage,

Et la femme paraît avec ses beaux yeux de divorce.

Alors l'autre que cherche-t-elle encore dans les placards,

N'ayant pas même une valise ni contre un mur

La jeune amitié des larmes ? — Te voilà vieille,

Inutile avec tes mains qui ne troublent pas la poussière.

Laisse. Renonce à la surface. Espère

En la profondeur toujours indécise, dans le malheur

Coupable contre un mur et qui te parle, un soir,

Croyant parler à soi comme quand vous étiez ensemble.

 

Jacques Réda, La Tourne, "Le Chemin", Gallimard, 1975, p. 59.

 

23/06/2016

Jacques Réda, La course

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                         Gitans à Montreuil

 

Dans les vergers à l’abandon qui dominent Montreuil

   Les filles des Gitans fument près des roulottes

   Sous des cordes à linge où sèchent leurs culottes,

   Elles rôdent avec la grâce du chevreuil.

 

On n’ose jeter en passant qu’un rapide coup d’œil

   Des vieilles à l’affut suspendent leurs parlotes

   (Les hommes sont allés vendre des camelotes

   Dans le grand déballage, en bas). Pourquoi ce deuil

 

   Au fond de la lumière, alors qu’elle irradie,

   Et dans l’air vif ce goût fade de maladie ?

   Les filles des Gitans ont beau se déhancher,

 

   L’espace fourbu gît sous ses propres décombres :

   Cabanes à lapins, potagers à concombres

   Sous la fumée inerte et sans feu d’un pêcher

   Rose.

 

Jacques Réda, La Course, Gallimard, 1999, p. 46.

26/12/2015

Jacques Réda, Recommandations aux promeneurs

 

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                                        Éloge de la pluie

                                            Généralités

 

   Ayant eu l’intention de traiter des divers types d’intempéries, il m’a semblé que la pluie les résumait suffisamment. Pour le plaisir que j’en escompte, il est préférable en effet de ne pas circuler sous d’abondantes chutes de neige ou par grands froids. Je ne suis pas anachronique au point d’ignorer ce qu’on appelle le ski de fond, par exemple, mais je crois comprendre qu’il s’agit d’une distraction athlétique peu dans mes goûts. Et je ne saurais puiser que dans le trésor de mon expérience. Enhardi par la précocité fallacieuse de certains printemps, il m’est bien arrivé de me lancer à l’étourdie sur des routes ronflantes comme des meules à aiguiser la bise et d’y perdre l’équilibre dans des combes laquées par le verglas. C’est une situation désagréable quand la fierté s’en mêle et qu’on refuse d’abandonner. Mais je ne veux pas aller spontanément au devant d’une défaite rendue fatale par le climat. La seule perturbation atmosphérique qui légitime la fuite (et rien ne prouve, souvent au contraire, qu’elle soir une garantie de salut), c’est l’orage, à propos de quoi il faut se retenir de donner le moindre conseil, il n’en est pas d’indiscutables. Sous une apparence de logique qui le fait monter, éclater, passer, s’éloigner dans le meilleur des cas (parce qu’il n’est pas rare qu’il tourne en rond ou qu’il s’installe), l’orage réalise une somme de caprices trop imprévisibles pour qu’on se flatte de le conjurer. [...]

 

Jacques Réda, Recommandations aux promeneurs, Gallimard, 1988, p 43-44.

18/11/2014

Jacques Réda, La nébuleuse du songe, suivi de Voies de contournement

Jacques Réda, La nébuleuse du songe, suivi de Voies de  contournement, création du monde

J'étais là. Je voyais se former les chimères

Du futur, comme si je les avais déjà

Vues s'accomplir avant que ne se dégageât

L'intention blottie au cœur glacé du vide.

Enfin elle s'échauffe, et l'excès du torride

Sur sa flamme la tord, la pousse à s'arracher

Aussi loin que possible enfin de ce bûcher

Fondu dans un bouillon de lave — et qu'en bondissent

Des grumeaux de charbon ardent qui refroidissent

Peu à peu sous le vent presque aussi violent

De leur course dont rien ne cassera l'élan.

Sinon (comme un troupeau dans des friches fleuries

Propices au repos, s'attarde en flâneries

Et succombe au besoin grégaire des moutons)

Le tournis planétaire, où d'abord à tâtons,

Sous un soleil encore embarbouillé d'éclipses,

La vie a démêlé ses premières éclipses

Dans la confusion du cosmique rugby.

 

Jacques Réda, La nébuleuse du songe, suivi de Voies de

contournement (La Physique amusante III), Gallimard,

2014, p. 61.

17/09/2014

Jacques Réda, La Course

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Fallait-il qu'on s'embête à crever le dimanche

Pour aller à l'Escale à sept heures du soir

Boire un, deux martinis au gin et sans pouvoir

Jamais s'en payer un troisième. Je me penche

 

De nouveau sur ce tabouret du bar étanche

Où le pluie et le vent, l'air de plus en plus noir

Venaient pourtant rôder jusque vers le comptoir

Anticipant déjà leur facile revanche.

 

On rentrait en effet par la route, au plus droit,

Sous les arbres saisis de fureur ou d'effroi

Entre les pavillons aux louches lueurs d'huile

 

Et les potagers fous écorchés par l'hiver.

Sans rien dire, en songeant que vivre est une tuile

Qu'il eût fallu casser d'un coup de revolver.

 

Jacques Réda, La Course, Gallimard, 1999, p. 85.