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10/07/2011

Jorge Luis Borges, L'auteur et autres textes

                                           Borges et moi

 

     imgres.jpegC’est à l’autre, à Borges, que les choses arrivent. Moi, je marche dans Buenos Aires, je m’attarde peut-être machinalement, pour regarder la voûte d’un vestibule et la grille d’un patio. J’ai des nouvelles de Borges par la poste et je vois son nom proposé pour une chaire ou dans un dictionnaire biographique. J’aime les sabliers, les planisphères, la typographie du XVIIIe siècle, le goût du café et la prose de Stevenson : l’autre partage ces préférences, mais non sans complaisance et d’une manière qui en fait des attributs d’acteur. Il serait exagéré de prétendre que nos relations sont mauvaises. Je vis et me laisse vivre, pour que Borges puisse ourdir sa littérature et cette littérature me justifie. Je confesse volontiers qu’il a réussi quelques pages de valeur, mais ces pages ne peuvent rien pour moi, sans doute parce que ce qui est bon n’appartient à personne, pas même à lui, l’autre, mais au langage et à la tradition. Au demeurant, je suis  condamné à disparaître, définitivement, et seul quelque instant de moi aura chance de survivre dans l’autre. Peu à peu, je lui cède tout, bien que je me rende compte de sa manie perverse de tout falsifier et exagérer. Spinoza comprit que tout chose veut persévérer dans son être ; la pierre éternellement veut être pierre et le tigre un tigre. Mais moi je dois persévérer en Borges, non en moi (pour autant que je sois quelqu’un). Pourtant je me reconnais moins dans ses livres que dans beaucoup d’autres ou que dans le raclement laborieux d’une guitare. Il y a des années, j’ai essayé de me libérer de lui et j’ai passé des mythologies de banlieue aux jeux avec le temps et l’infini, mais maintenant ces jeux appartiennent à Borges et il faudra que j’imagine autre chose. De cette façon, ma vie est une fuite où je perds tout et où tout va à l’oubli ou à l’autre.

     Je ne sais pas lequel des deux écrit cette page.

 

 

                          La pluie

 

Soudain l’après-midi s’est éclairé

Car voici que tombe la pluie minutieuse

Tombe ou tomba. La pluie est chose

Qui certainement a lieu dans le passé.

 

À qui l’entend tomber est rendu

Le temps où l’heureuse fortune

Lui révéla la fleur appelée rose

Et cette étrange et parfaite couleur : (l)

 

Cette pluie, qui aveugle les vitres

Réjouira en des faubourgs perdus

Les grappes noires d’une treille en une

 

Certaine cour qui n’existe plus. Le soir

Mouillé m’apporte la voix, la voix souhaitée

De mon père, qui revient et n’est pas mort.

 

Jorge Luis Borges, L’auteur et autres textes, traduit de l’espagnol par Roger Caillois, Gallimard, 1964, p. 67-68 et 88



(1) Le vers espagnol dit : « Et l’étrange couleur du coloré ». Colorado, coloré, est en espagnol un des noms ordinaires du rouge, lequel est ainsi considéré comme la couleur par excellence, particularité que j’ai tenté de rendre en ajoutant au texte l’épithète « parfaite ». [R. Caillois]

09/07/2011

Ariane Dreyfus, Les Compagnies silencieuses ; Iris, c'est votre bleu

 

Le lendemain du jour

  

LanuitRemue_-_02.jpeg Comme une femme se glisse sous un homme

 

Je lis votre écriture

 

Ou alors c’est moi qui écris couchée

La page blanche fait cette lumière où j’oublie de me voir

Toujours commencée

Il y a un côté où l’encre n’est pas sèche

qui mène jusqu’à vous


Quand vous me lisez vous le dites

Ou jamais

Je prends toutes les étoffes selon la chaleur

Les morceaux de vie selon

Ma  bien future mort


Je n’étais pas penchée sur le vide

Une femme sur un homme


Qui écrit n’est pas longtemps une jeune fille

Plutôt souvent


Il faut des mots pour se glisser entre eux

Y voir

Aucun n’est vrai tout seul

Heureusement le tumulte ne refuse pas la main


Tant de poèmes que je suis cachée dans toute la forêt ?

C’est vous qui choisissez


L’écorce que vous dites que j’ai touchée.

 

Ariane Dreyfus, Les Compagnies silencieuses, Flammarion, 2001, p. 27.

 

 

                           Les équilibres

 

La rose s’ouvre vers la mort

   Bien avant qu’on la coupe

 

     S’immobiliser à cause

     Du fil sur quoi on tire

 

  Je te regarde intensément

Je croyais que seul le poème

     miroitait sans faiblir

 

Pivotant dans la page sans fond

     Venir ? Venir c’est toi

 

Les petites lumières de se caresser

   D’un côté attention le vide

 

Je lèche le bout de ton sexe

     Il n’y en a qu’un

 

Tous les mots viennent voir ce que c’est

          Embrasser

 

Je souffle dans ta bouche avant l’heure

 

Ariane Dreyfus, Iris, c’est votre bleu, Le Castor Astral, 2008, p. 92-93.

07/07/2011

Keith Waldrop, Le vrai sujet

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Trois fois Jacob de Lafon a essayé d’écrire ses mémoires, entreprise philosophique à ses yeux. Il n’est jamais allé au-delà de la première phrase.

 Dans la première version, on pouvait lire :

                Ainsi, je revins

Dans la deuxième :

              Alors je revins

Et dans la troisième :

              Je revins


*

Dans l’obscurité, Jacob de Lafon trouve que tout est simple. L’obscurité n’a pas de surfaces distrayantes, pas d’intérieur ni d’extérieur, pas de strates, rien de profond, rien d’apparent.

À la lumière du jour, dans l’espace visuel, parmi de si nombreuses choses cachées, complètement cachées, en partie cachées, opacités, mystères de position et de composition, il ne comprend rien du tout.

 

                                                     *

Jacob de Lafon n’est pas sûr de ce qu’il pense de la vie, mais il y est habitué.

 

                                                     *

Bien que cela soit un accident, le coup étant parti par réflexe, Jacob de Lafon considère que le papillon qu’il a tué est sa contribution au chaos.

 

                                                     *

Jacob de Lafon trouve un vieux manuscrit, déchiré, couvert de moisissures. Le texte commence par « Nous croyons clairement… »

Le reste est illisible.

                                                     *

Dans le dictionnaire de Partridge, Jacob de Lafon trouve

merde ! maman, je sais pas danser

ce qui, selon Partridge, ne veut rien dire du tout, simple expression que l’on dit « juste pour dire quelque chose ».

                                                     *

Les mots font défaut à Jacob de Lafon en refusant parfois d’exprimer ce qu’il voudrait dire, et le plus souvent en disant plus que ce qu’il voudrait dire.

 

Keith Waldrop, Le vrai sujet, interrogations et conjectures de Jacob de Lafon avec choix de poèmes, traduction Olivier Brossard, Série américaine, éditions José Corti, 2010, p. 20, 27, 28, 38, 49, 69, 70.

06/07/2011

Henri Thomas, Chauve-souris

                 

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                     Chauve-souris

 

La fadeur qui s’en va de la femme endormie

me poursuit vaguement, inquiétant ma vie.

 

Ce début de poème exprime une tristesse

si confuse qu’un rien la changerait en liesse.

 

Pourquoi liesse, pourquoi tristesse, pourquoi

ne pas rester tranquille et fort et sûr de soi ?

 

Un rameau monte de la plaine du sommeil,

c’est le jour, ébloui de renaître pareil.

 

M’envoler dans ce monde à l’énorme ramure,

aigle ou petit oiseau, quelle belle aventure !

 

Hélas, chauve-souris de cette voûte obscure,

je dors, alors que s’ensoleille la nature.

 

L’homme divers, comme un miroir qui bougerait

me fait peur, et la femme aux humides attraits

 

m’emmène au loin au pays des faibles cris,

des mensonges, et des fatigues de midi.

 

Le jour s’éteint, salut, crépuscule banal,

il est temps de glisser vers le monde infernal.

 

Henri Thomas, Poésies, préface de Jacques Brenner, Poésie / Gallimard, 1970, p. 161.

05/07/2011

Sereine Berlottier, Attente partition

 

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12 janvier

 

tu lui raconteras l’histoire

d’un cheval qui t’a manqué

et que tu n’as pas vu mourir

 

tout est confus

le cheval est mort dans un champ de neige

son poil avait la couleur de l’ambre

 

mais comment faire pour revenir

à ce point précis où la voix se tapisse de failles

et bruisse un vent de jadis

 

vers de petit cheval qui t’appartenait

n’était à toi que sous le poids d’une promesse

jetée à dix ans

 

24 juin

quelque part une lutte s’éteint

feu assoupi

partagé dans le noir

quand sous la lumière

seuls

chauffés

ceux qui tremblent

ceux qui caressent

ceux qui fondent

dans la lumière

ceux qui déglutissent avec une râpe

plantée au fond

ceux dont la main

crispée sur le pantalon

étreint une main invisible

ceux qui sont ailleurs ou bien ceux

qui sont restés sur le bord et ceux

que la tristesse d’avoir failli

accable ou qui cachent

en marchant sur les pavés une joie

imprécise à l’odeur de pomme salée et ceux

qui veulent mourir

dans pas longtemps

sans savoir qu’ils sont assis près de

celui qui a déjà choisi une date

ou encore (différemment)

 

Sereine Berlottier, Attente, partition, éditions Argol, 2011, p. 101-102 et 138-139.

04/07/2011

Ludovic Degroote, Pensées des morts

 

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je pense à eux

qui ne pensent sans doute pas toujours à moi

 

J’essaie de les suivre durablement dans leurs histoires de mort

 

ça fait une vie pour soi comme toutes les histoires

 

en attendant nous de passer à l’histoire

 

on la précède un peu

 

                                        ***

 

tel et tel : grand travail de trou dans le corps, y enterrent la mémoire des autres, dans la disparition de leur peau, les morts nous traversent, me peuplent avec ces vides entre eux corps visibles et constitués, mémoire multiple, hissé dans cette faille les mains agrippées à la lèvre du corps apparu

 

 a mis tant de temps à mourir , peut-être qu’il n’y arrivait pas bien en dépit de tous ses efforts, les autres n’attendaient que ça, fin d’espoir, on le disait à le regarder accroché

 

pluie dedans, mémoire qui mouille le corps, il se lève, il franchit le silence, il se tient comme il peut, rythme tenant sur un souffle, pareil à ces ponts de métal élastiques, il se rejoint

 

toute son enfance est restée dans cette mort, et ce qui a poussé ensuite — ombre sans corps

 

 

Ludovic Degroote,  Pensées des morts, éditions Tarabuste, 2002, p. 31 et 63.

03/07/2011

Pascal Quignard, La barque silencieuse

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     Le livre ouvre l’espace imaginaire, espace lui-même originaire, où chaque être singulier est réadressé à la contingence de sa source animale et à l’instinct indomesticable qui fait que les vivants se reproduisent.

    Les livres peuvent être dangereux mais c’est la lecture surtout, par elle-même, qui présente tous les dangers.

     Lire est une expérience qui transforme de fond en comble ceux qui vouent leur âme à la lecture. Il faut serrer les livres dans un coin car toujours les vrais livres sont contraires aux mœurs collectives. Celui qui lit vit seul son « autre monde », dans son « coin », dans l’angle de son mur. Et c’est ainsi que seul dans la cité le lecteur affronte physiquement, solitairement, dans le livre, l’abîme de la solitude antérieure où il vécut. Simplement, en tournant simplement les pages de son livre, il reconduit sans fin la déchirure (sexuelle, familiale, sociale) dont il provient.

 

     Qu’est-ce qu’une autre vie sinon une autre intrigue linguistique ?

     Le large existe.

 

     Écrire déchire la compulsion de répétition du passé dans l’âme.

     À quoi sert d’écrire ? À ne pas vivre mort.

 

     Le large a inventé une place partout sur cette terre. Ce sont les livres. La lecture est ce qui élargit.

 

     La mort est comme la langue. La mort est une machine à effacer des conditions de l’apparaître. La mort, comme la langue, apporte avec elle l’invisible. Plus encore, la mort apporte avec elle l’imprévisible. Matthieu XXV 13 : Nescitis diem neque horam. Vous ne savez ni le jour ni l’heure. La définition de la mort est le temps pur. L’homme, au fond de celui qui parle, n’est que le temps qui répond à la langue.

 

Pascal Quignard, La barque silencieuse, Folio/Gallimard 2011 [éditions du Seuil, 2009], p. 65, 102, 103, 103, 133.

 

 

 

02/07/2011

John Donne, Chanson

         Chanson

 

Mon cher amour, je ne m’en vais

   Parce que tu me lasses,

Ou que j’espère ici trouver

   Amour qui te remplace.

     Mais puisqu’il faut

Que je meure à la fin mieux vaut

En jouant me faire à l’idée,

   Par des morts simulées.

 

Le soleil qui s’en fut au soir

   Aujourd’hui se reflète ;

Il n’a ni raison ni vouloir,

   Et sa route est moins brève ;

     Ne crains donc rien :

J’irai plus vite, crois le bien,

Qu’il ne va, car j’emporte en selle

   Plus d’éperons et d’ailes.

 

Faible est de l’homme le pouvoir

   Qui, quand vient la fortune,

Ne peut une autre heure y pourvoir

   Ni, morte, en revivre une.

     Mais le malheur

Aidons, et faisons de bon cœur,

Lui enseignant art et durée

     Sa victoire assurée.

 

Tes soupirs ne sont point du vent :

   Mon âme s’y disperse.

Quand tu pleures, tendre tourment,

   C’est mon sang que tu verses.

     Ne peux ainsi

M'aimer autant que tu le dis

Si je dois en toi disparaître,

   Le meilleur de mon être.

 

Ne permets à ton cœur devin

   De me prévoir misère :

Tu pourrais pousser le destin

   À tes craintes parfaire ;

     Comme en dormant,

Crois-nous détournés seulement :

Une âme gardant l’autre en vie,

   Point ne sont désunies.

 

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 John Donne (1572-1631)


          Song

Sweetest love, I do not go,

For wearinesse of thee,

Nor in hope the world can show

   A fitter Love for mee ;

   But since that I

Must dye at last,’tis best,

To use my self in jest

Thus by fain’d deaths to dye ;

 

Yesternight the Sunne went bence,

   And yet is here to day

He hath no desire nor sense,

   Nor halfe so short a way :

     Then fears not mee,

But beleeve that I shall make

Speedier journeyes, since I take

   More wings and spurres than bee.

 

O how feeble is mans power,

     That if good fortune fall,

Cannot adde another houre,

   Nor a lost houre recall !

     But come had chance,

And wee joyne to’it our strength,

 And wee teach it art and length,

 It selfe o’r us to’advance.

 

When thou sigh’st, thou sigh’st not winde,

   But sigh’st my soule away,

Then thou weep’st, unkindly kinde,

   My lifes blood doth decay.

     It cannot bee

That thou lov’st mee, as thou say’st,

If in thine my life thou waste,

Thou art the best of mee.

 

Let not thy divining heart

   Forethinke me any ill,

Destiny may take thy part,

   And may thy feares fulfill ;

     But thinks that wee

Art but turn’d aside to sleepe ;

They who one another keepe

   Alive, ne’r parted bee.

 

John Donne,  Poèmes, traduction par J. Fuzier et Y. Denis, introduction de J.-R. Poisso, édition bilingue, Poésie : Gallimard, 1962, p. 124-127.

01/07/2011

André du Bouchet, La lampe dans la lumière aride (2)

André du Bouchet, poésie, écrire, la lampe dans la lumière aride(Poésie : se rappeler la nuit le matin)

 

Deux poètes, deux poésies :

celle qui s’élabore tandis que le héros reste muet, les mots du silence, celle qui emboîte la parole au héros.

 

Le courage, la volonté d’écrire, n’est autre que de se résigner à se décider à se servir de ces mots défaillants, sans y voir d’avantage ou d’issue immédiate. La mémoire, seule, si faible, dit que ce                                           labeur servira.

                                         les mots défaillants

                                         tous défaillants, tremblants, comme moi,

                                         comme ce bras à nouveau saisi de paralysé

 

Je me suis assis sur un rocher habituellement écrasé par le jour. Rocher trempé d’aurore. Maculé de ces taches de bleu vif orange qui éclaboussaient l’horizon. Lichen encore visible le jour, comme ces végétations marines, adhérant aux roches qui attendent l’heure de la marée pour s’épanouir. Un champ de nuages collait aux mêmes rochers, de disques noirs et blancs enchevêtrés, durement échoués comme ces tas de nuages pavés, durement tassés, écrasés les uns contre les autres, très bas. Le plafond bas du ciel. L'écorce du ciel qui se fendille. Le rocher brillait extraordinairement. Comme un bloc de ciel. Criblé de lichen orange. Dans le village, au départ. Pierraille.

pan de pierres écroulées. Mur dur sourd aveugle au-dessus du bol de feu, muet, de la grande tasse d’eau de l’aube.

Le soc rougi qui laboure la terre.

Lumière aigre de la première lampe au fond du village

                                                           au centre des toits.

 

La poésie tire son obscurité de cet effort de transvaser les qualités des choses dans le langage — refusant de les évoquer directement — comme si elles pouvaient exister en dehors de celui qui parle.

 

Écrire

Parler de la terre. Parler aux hommes, parler, autant se parler à soi-même. On ne sort pas de l’homme. Le reste passe. Et pourtant les seuls êtres différents de soi que l’on puisse concevoir, ce sont les hommes.

Poésie : quand la réalité commence à déserter les images qu’elle a charroyées, et qu’elles apparaissent nues et seules.

Les images nues qu’il faut ramener à la réalité,

         légèrement différentes de la réalité première.

 

Les faits de la réalité trouvent, s’ils sont bien observés, de merveilleuses sonorités dans les mots.

 

 

André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Le Bruit du temps, 2011, p. 67, 80, 82-83, 91, 93, 96, 99.

29/06/2011

John Clare, Poèmes et prose traduits par Pierre Leyris

 

                        Bruits de la campagneJohn_Clare.jpeg

 

   Le froissement des feuilles sous les pas dans les bois et sous les haies.

   Le craquement de la neige et de la glace pourrie dans les allées cavalières du bois et les sentiers étroits et sur chaque chaussée de rue

   Le bruissement ou plutôt le bruit de ruée au bois lorsque le vent mugit à la cime des chênes comme un tonnerre

Le froufrou d’ailes des oiseaux chassés de leur nid ou volant sans qu’on les voie dans les buissons

Le sifflement que font en volant dans les bois de plus grands oiseaux tels que corneilles faucons buses etc

Le trottinement des rouges-gorges et des alouettes des bois sur les feuilles brunes et le tapotement des écureuils sur la mousse verte

La chute d’un gland sur le sol le crépitement des noisettes sur les branches des noisetiers quand elles tombent mûres

Le frrrout de l’alouette des champs qui se lève du chaume — Quelles scènes exquises les matins de rosée quand la rosée jaillit en éclair de ses plumes brunes

 

 

                Solitude

 

There is a charm in solitude that cheers

A feeling that the world knows nothing of

A green delight the wounded mind endears

After the hustling world is broken off

Whose whole delight was crime —at good to scoff

Green solitude his prison pleasure yields

The bitch fox heeds him not birds seem to laugh

He lives the Crusoe of his lovely field

Whose dark green oaks his noontide leisure shield

  

                   Solitude

 

Il y a dans la solitude un charme heureux

Un sentiment dont le monde ne connaît rien

Un vert délice que chérit l’esprit blessé

Une fois retranché de ce monde brutal

Dont la joie criminelle est de railler le bien

Sa verte geôle lui procure du plaisir

La renarde ne le fuit pas les oiseaux rient

Il vit en Crusoë de son champ dont les chênes

Abritent vert foncé son méridien loisir 

 

John Clare (1793-1863) : portrait par William Hilton en 1820. 

 

John Clare, Poèmes et proses de la folie de John Clare, présentés et traduits par Pierre Leyris,, suivis de La psychose de John Clare par Jean Fanchette, Mercure de France, 1969, p. 47-48 et 90-91.

 

 

 

 

27/06/2011

Norge, La langue verte

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       Zoziaux

 

Amez bin li tortorelle,

Ce sont di zoziaux

qui rocoulent por l’orelle

Di ronrons si biaux

 

 

Tout zoulis de la purnelle,

Ce sont di zoziaux

Amoreux du bec, de l’aile,

Du flanc, du mousiau.

 

Rouketou, rouketoukou

Tourtourou torelle

Amez bin li roucoulou

De la tortorelel.

 

On dirou quand on l’ascoute

Au soulel d’aoûte

Que le bonhor, que l’amor

Vont dorer tozor.

 

 

Monde à mouches

 

Les mouches, toujours les mouches.

Mouches partout. Mouche au mur,

Qu’on se lève ou qu’on se couche,

Mouche au cœur, mouche à l’azur.

 

Dans le creux des rêves : mouches !

Et dans le bouillon du roi.

À ma cousine qui louche

Elles ont rongé l’œil droit.

 

Ma cathédrale est en mouches.

 

Ô Louis qui fais ton droit,

Regarde l’essaim farouche

Percer la pulpe des lois

Comme le ver dans la souche !

 

Léonard, assez d’exploits,

Tu sais tirer comme on doit,

L’autre est mort, tu as fait mouche,

Ne vide pas ton carquois

 

 

Sur la mouche. Il en est trop.

Mouche à dards et mouche à crocs

Plein le ciel et plein les puits.

Tu dis non : c’est que tu dors :

 

Je vois vibrer dans la nuit

Un milliard de mouches d’or :

 

Mon paradis est en mouches.

 

Norge, La langue verte, Gallimard, 1982 [1954], p. 53-54 et  78-78.

25/06/2011

Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien

Samuel Beckett, Textes et Nouvelles pour rienouvelleOù irais-je, si je pouvais aller, que serais-je, si je pouvais être, que dirais-je, si j’avais une voix, qui parle ainsi, se disant moi ? Répondez simplement, que quelqu’un réponde simplement. C’est le même inconnu que toujours, le seul pour qui j’existe, au creux de mon inexistence, de la sienne, de la nôtre, voilà une simple réponse. Ce n’est pas en pensant, qu’il me trouvera, mais que peut-il faire, vivant et perplexe, oui, vivant, quoi qu’il dise. M’oublier, m’ignorer, oui, ce serait le plus sage, il s’y connaît. Pourquoi tant d’amabilité après tant d’abandon, c’est facile à comprendre, c’est ce qu’il se dit, mais il ne comprend pas. Je ne suis pas dans sa tête, nulle part dans son vieux corps, et pourtant je suis là, pour lui je suis là, avec lui, d’où tant de confusion. Cela devrait lui suffire, m’avoir retrouvé absent, mais non, il me veut là, avec une forme et un monde, comme lui, malgré lui, moi qui suis tout, comme lui qui n’est rien. Et quand il me sent sans existence, c’est de la sienne qu’il me veut privé, et inversement, fou, fou, il est fou. En vérité il me cherche pour me tuer, pour que je sois mort comme lui, mort comme les vivants. Tout cela, il le sait, mais cela ne sert à rien, de le savoir, moi je ne le sais pas, moi je ne sais rien, il se défend de raisonner, mais il ne fait que raisonner, faux, comme si cela pouvait aider. Il croit balbutier, il croit en balbutiant saisir mon silence, se taire de mon silence, il voudrait que ce soit moi qui le fasse balbutier, bien sûr qu’il balbutie. Il raconte son histoire toutes les cinq minutes, en disant que ce n’est pas la sienne, avouez que c’est malin. Il voudrait que ce soit moi qui l’empêche d’avoir une histoire, bien sûr qu’il n’a pas d’histoire, est-ce une raison pour m’en coller une ? Voilà comme il raisonne, à côté, d’accord, mais à côté de quoi, c’est ça qu’il faut voir. Il me fait parler en disant que ce n’est pas moi, avouez que c’est fort, il me fait dire que ce n’est pas moi, moi qui ne dis rien.

[…]

 

Samuel Beckett, Textes pour rien, dans Nouvelles et textes pour rien, avec 6 illustrations d’Avigdor Arhika, Les éditions de Minuit, 1958, p. 153-155. 

24/06/2011

Jacques Roubaud, Les Animaux de tout le monde / de personne

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Grive musicienne

 

La grive

 

Quand s’achève le mois d’octobre

quand les vendanges sont passées

quand les vignes rouges blessées

par l’automne saignent sombres

 

quand les cyprès aux noires ombres

en haut des collines dressés

luttent contre les vents pressés

on voit la petite grive sobre

 

s’asseoir dans la vigne sous les feuilles

avec son panier à raisins

de son bec expert elle cueille

 

muscat, grenaches, grain à grain

elle en goûte tant qu’elle roule

dans la poussière, heureuse et saoule.

 

Jacques Roubaud, Les Animaux de tout le monde, Seghers, 1990 [éditions Ramsay, 1983], p. 52.

 

 

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                                                                           Kinkajou Poto Flavus

 

Le Kinkajou Potto

 

Alexandre von Humboldt

Possédait un Kinkajou

Il l’aimait son Potto, son pote

Il l’embrassait sur les joues.

 

Et le Kinkajou passait

Douce, extensive, sa langue

Sur la barbe bien brossée

Du savant en toutes langues.

 

Il faudrait se lever tôt

Pour trouver plus insolite

Que l’amour du grand linguiste

Pour son Kinkajou Potto.

 

Alexandre avait, dit-on,

Ô merveille naturelle

Deux coqs de roche femelles

Joyaux de sa collection.

 

Or un jour le Kinkajou

Recevut un télégramme

Qui venait de la Louisiane

Où pousse le bel acajou.

 

C’était de sa vieille mère :

« Faut qu’tu revienn’zaussitôt

Suite décès à ton père

Rois des Kinkajous Pottos. »

 

Alexandre n’était pas là

Et le Kinkajou (c’est moche !)

Tua les poulettes de roche

Et partant les emporta.

 

Le sens de cette aventure

C’est que le Kinkajou n’est

Pas un ours. Un ours n’aurait

Jamais pris la précaution

D’emporter des provisions

Ce n’est pas dans sa nature.

 

Jacques Roubaud, Les Animaux de personne, Seghers, 1991, p. 50-51.

23/06/2011

Constantin Cavafy, 6 traductions de : Mer matinale

 Par orde chronologique :

 

MER MATINALE

 

Que je m’arrête ici ! Et qu’à mon tour je contemple un peu la nature ! Belles couleurs bleues de la mer matinale et du ciel sans nuage… Sables jaunes… Tout cela est éclairé avec grandeur et magnificence. Oui, m’arrêter ici, et me figurer que je vois ce paysage (en vérité, je l’ai aperçu l’espace d’un instant, au premier abord), et non pas comme partout mes illusions, mes souvenirs, mes voluptueux phantasmes…

 

Marguerite Yourcenar, Présentation critique de Constantin Cavafy, 1863-1933, suivie d’une traduction intégrale de ses poèmes par Marguerite Yourcenar et Constantin Dimaras, Gallimard, 1959, p. 123.

 

 

MER MATINALE

 

Ici, que je m’arrête ; et que je voie un peu, moi aussi, la nature.

D’une mer matinale et d’un ciel sans nuages

les bleus splendides et le rivage jaune ; le tout

d’une belle et abondante lumière éclairé.

 

Ici que je m’arrête. Je veux bien croire que je vois cela

(n’est-il pas vrai que je l’ai vu, sitôt arrêté ?),

cela, et non, encore ici, mes hallucinations,

mes souvenirs, les spectres de la volupté.

 

C. C., Poèmes, traduits par Georges Papoutsakis, préface de André Mirambel, Les Belles–Lettres, 1977, p. 85.

 

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MER MATINALE

 

Qu’ici je m’arrête. Et qu’à mon tour je regarde un peu la nature.

D’une mer matinale et d’un ciel sans nuages

les bleus resplendissants ; le jaune rivage.

Tout cela beau et baigné de lumière.

 

Qu’ici je m’arrête, pour me donner à croire

que je les vois, ces choses ‑ ne les ai-je pas vues en arrivant ? –

elles, non plus mes chimères,

mes souvenirs, les fantômes du plaisir.

 

C. C., Poèmes anciens ou retrouvés, traduits du grec et présentés par Gilles Ortlieb

 et Pierre Leyris, Seghers, 1978, p. 47.

 

 

MER MATINALE

 

M’arrêter ici. Regarder, moi aussi, un instant la nature :

Le rivage jaune, les bleus lumineux

De la mer matinale et du ciel dans nuages

Dans leur grande et belle clarté.

 

M’arrêter ici. Me donner l’illusion de voir cela

— Ne l’ai-je pas vraiment vu dans l'instant de mon premier regard ? —

Et non pas, là encore, mes chimères,

Mes souvenirs, les images du plaisir.

 

C. C., Œuvres poétiques, Traduction Socate C. Zervos et Patricia Portier, Imprimerie nationale, 1991, n p.

 

 

MER MATINALE

 

Ah, m’arrêter ici. À mon tour contempler un peu la nature.

D’une mer matinale et d’un ciel sans nuage

les bleus étincelants, et le sable jaune, le tout

sous une belle et vaste lumière.

 

Oui, m’arrêter ici. Et me figurer que je vois cela

(je l’ai vu, en vérité, à l’instant où je me suis arrêté) ;

et non ici encore mes fantasmes,

mes souvenirs, ces spectres de la volupté.

 

 C.C., En attendant les barbares et autres poèmes, traduits et préfacés par Dominique

Grandmont, Poésie/Gallimard, 1999 (2003 pour les notes revues et complétées), p. 92.

 

 

MER MATINALE

 

Que je m’arrête ici pour voir, moi aussi, un peu de nature.

Bleus splendides d’une mer matinale et d’un ciel sans nuages ;

et jaunes rivages ;

tout baigne dans une belle et grande clarté.

 

Que je m’arrête ici. Que je me leurre de voir ces choses

(je les ai vues, sans doute, un instant quand je m’arrêtai)

et non pas, ici aussi, mes visions

mes souvenirs, les images de la volupté.

 

C. C., Poèmes, traduits du grec par Ange S. Vlachos, Genève, Héros-Limite,

2010, p. 66.

 

 

21/06/2011

Béatrice Bonhomme, Cimetière étoilé de la mer

Béatrice Bonhomme, cimetière étoilé de la mer, écrire, la blessure

                 Femme de tulle et de pierre posée sur du papier

 

                                                                                                             pour Serge Popoff

 

1 - Si je devais commencer à écrire, je commencerais par la blessure, la déchirure, je répèterais la blessure, la déchirure, éternellement, le retour à la mère, le retour à son ventre de plume et de limon, à son ventre de ciel.

 

2 - Elle étend la main au-dessus des lions d’étoile, elle étend une main protectrice ou vengeresse au-dessus des lianes de silence, femme de filigranes ou d’empreintes, femme de traces, femme posée sur l’étroitesse tramée d’un sillon, travail d’un graveur sur le ventre veiné bleu de la pierre au plus profond d’une naissance de roche.

 

3 - Traces, territoire interdit du tissu, de la toile, araignée d’étoile filante, elle est devenue points d’empreinte et de nuit, vierge de pierre et protège dans la roche l’enfance éparpillée du monde. Mère première, matière, archétype de sources et de lignes, femme taillée, arrachée à la pierre, déesse au bras dressé, elle montre une terre promise dans la prophétie des traces.

 

4 - Griffe de l’encre, tache, marque laissée par son corps sur une surface. En creux, l’effigie d’un prophète ouvre la terre, ouvre les voies, ouvre les bavures de l’étampe sur la plaque sensible restée toujours sensible de la blessure, comme la frappe du cachet reproduit le creux de l’entaille ou le calque de la douleur sur un visage.

 

5 - Stigmates se trouvant dans le corps d’un papier et que l’on peut voir en transparence, sillon douloureux de l’eau-forte, pli, pliure en miroir, petits signes de gravure, une main pointée, une main qui montre, scellée dans la pierre, et comme le cataclysme d’un message sur un peuple éperdu, recroquevillé dans les plis de pierre de la robe, enfants perdus, échevelés devant l’imminence d’un désastre et brisant leur blessure dans les plis brisés d’une robe de pierre.

 

6 - Scissure, sillons du cœur, strie de la valvule, fente pleine de larmes, silice pur, de pierre transparente, cristallisée dans la souffrance d’une estampille, au cilice des douleurs, blessures, cicatrices. Avancée rigide comme un bas-relief de douleur percluse, chemise, ceinture de crin ou l’étoffe rude que l’on porte sur la peau par mortification de blessure.

 

7 - reproduction inversée, surface polie d’un cilice où celui-ci posé fait le plus mal.

 

Si je devais finir d’écrire, je finirais par la blessure, la déchirure, éternellement, le retour à la mère, à son ventre d’acide et de brûlure, à ce bleu ardent, acidulé comme les brûlures de l’eau-forte, à son ventre de ciel.

 

Béatrice Bonhomme, Cimetière étoilé de la mer, Versets 1995-2003, Avant-propos de Claude Louis-Combet, éditions Melis, 2004, p. 17-18.