10/07/2011
Jorge Luis Borges, L'auteur et autres textes
Borges et moi
C’est à l’autre, à Borges, que les choses arrivent. Moi, je marche dans Buenos Aires, je m’attarde peut-être machinalement, pour regarder la voûte d’un vestibule et la grille d’un patio. J’ai des nouvelles de Borges par la poste et je vois son nom proposé pour une chaire ou dans un dictionnaire biographique. J’aime les sabliers, les planisphères, la typographie du XVIIIe siècle, le goût du café et la prose de Stevenson : l’autre partage ces préférences, mais non sans complaisance et d’une manière qui en fait des attributs d’acteur. Il serait exagéré de prétendre que nos relations sont mauvaises. Je vis et me laisse vivre, pour que Borges puisse ourdir sa littérature et cette littérature me justifie. Je confesse volontiers qu’il a réussi quelques pages de valeur, mais ces pages ne peuvent rien pour moi, sans doute parce que ce qui est bon n’appartient à personne, pas même à lui, l’autre, mais au langage et à la tradition. Au demeurant, je suis condamné à disparaître, définitivement, et seul quelque instant de moi aura chance de survivre dans l’autre. Peu à peu, je lui cède tout, bien que je me rende compte de sa manie perverse de tout falsifier et exagérer. Spinoza comprit que tout chose veut persévérer dans son être ; la pierre éternellement veut être pierre et le tigre un tigre. Mais moi je dois persévérer en Borges, non en moi (pour autant que je sois quelqu’un). Pourtant je me reconnais moins dans ses livres que dans beaucoup d’autres ou que dans le raclement laborieux d’une guitare. Il y a des années, j’ai essayé de me libérer de lui et j’ai passé des mythologies de banlieue aux jeux avec le temps et l’infini, mais maintenant ces jeux appartiennent à Borges et il faudra que j’imagine autre chose. De cette façon, ma vie est une fuite où je perds tout et où tout va à l’oubli ou à l’autre.
Je ne sais pas lequel des deux écrit cette page.
La pluie
Soudain l’après-midi s’est éclairé
Car voici que tombe la pluie minutieuse
Tombe ou tomba. La pluie est chose
Qui certainement a lieu dans le passé.
À qui l’entend tomber est rendu
Le temps où l’heureuse fortune
Lui révéla la fleur appelée rose
Et cette étrange et parfaite couleur : (l)
Cette pluie, qui aveugle les vitres
Réjouira en des faubourgs perdus
Les grappes noires d’une treille en une
Certaine cour qui n’existe plus. Le soir
Mouillé m’apporte la voix, la voix souhaitée
De mon père, qui revient et n’est pas mort.
Jorge Luis Borges, L’auteur et autres textes, traduit de l’espagnol par Roger Caillois, Gallimard, 1964, p. 67-68 et 88
(1) Le vers espagnol dit : « Et l’étrange couleur du coloré ». Colorado, coloré, est en espagnol un des noms ordinaires du rouge, lequel est ainsi considéré comme la couleur par excellence, particularité que j’ai tenté de rendre en ajoutant au texte l’épithète « parfaite ». [R. Caillois]
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jorges luis borges, l'auteur, le double, la pluie | Facebook |
09/07/2011
Ariane Dreyfus, Les Compagnies silencieuses ; Iris, c'est votre bleu
Le lendemain du jour
Comme une femme se glisse sous un homme
Je lis votre écriture
Ou alors c’est moi qui écris couchée
La page blanche fait cette lumière où j’oublie de me voir
Toujours commencée
Il y a un côté où l’encre n’est pas sèche
qui mène jusqu’à vous
Quand vous me lisez vous le dites
Ou jamais
Je prends toutes les étoffes selon la chaleur
Les morceaux de vie selon
Ma bien future mort
Je n’étais pas penchée sur le vide
Une femme sur un homme
Qui écrit n’est pas longtemps une jeune fille
Plutôt souvent
Il faut des mots pour se glisser entre eux
Y voir
Aucun n’est vrai tout seul
Heureusement le tumulte ne refuse pas la main
Tant de poèmes que je suis cachée dans toute la forêt ?
C’est vous qui choisissez
L’écorce que vous dites que j’ai touchée.
Ariane Dreyfus, Les Compagnies silencieuses, Flammarion, 2001, p. 27.
Les équilibres
La rose s’ouvre vers la mort
Bien avant qu’on la coupe
S’immobiliser à cause
Du fil sur quoi on tire
Je te regarde intensément
Je croyais que seul le poème
miroitait sans faiblir
Pivotant dans la page sans fond
Venir ? Venir c’est toi
Les petites lumières de se caresser
D’un côté attention le vide
Je lèche le bout de ton sexe
Il n’y en a qu’un
Tous les mots viennent voir ce que c’est
Embrasser
Je souffle dans ta bouche avant l’heure
Ariane Dreyfus, Iris, c’est votre bleu, Le Castor Astral, 2008, p. 92-93.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ariane dreyfus, les compagnies silencieuses, iris, c'est votre bleu | Facebook |
07/07/2011
Keith Waldrop, Le vrai sujet
Trois fois Jacob de Lafon a essayé d’écrire ses mémoires, entreprise philosophique à ses yeux. Il n’est jamais allé au-delà de la première phrase.
Dans la première version, on pouvait lire :
Ainsi, je revins
Dans la deuxième :
Alors je revins
Et dans la troisième :
Je revins
*
Dans l’obscurité, Jacob de Lafon trouve que tout est simple. L’obscurité n’a pas de surfaces distrayantes, pas d’intérieur ni d’extérieur, pas de strates, rien de profond, rien d’apparent.
À la lumière du jour, dans l’espace visuel, parmi de si nombreuses choses cachées, complètement cachées, en partie cachées, opacités, mystères de position et de composition, il ne comprend rien du tout.
*
Jacob de Lafon n’est pas sûr de ce qu’il pense de la vie, mais il y est habitué.
*
Bien que cela soit un accident, le coup étant parti par réflexe, Jacob de Lafon considère que le papillon qu’il a tué est sa contribution au chaos.
*
Jacob de Lafon trouve un vieux manuscrit, déchiré, couvert de moisissures. Le texte commence par « Nous croyons clairement… »
Le reste est illisible.
*
Dans le dictionnaire de Partridge, Jacob de Lafon trouve
merde ! maman, je sais pas danser
ce qui, selon Partridge, ne veut rien dire du tout, simple expression que l’on dit « juste pour dire quelque chose ».
*
Les mots font défaut à Jacob de Lafon en refusant parfois d’exprimer ce qu’il voudrait dire, et le plus souvent en disant plus que ce qu’il voudrait dire.
Keith Waldrop, Le vrai sujet, interrogations et conjectures de Jacob de Lafon avec choix de poèmes, traduction Olivier Brossard, Série américaine, éditions José Corti, 2010, p. 20, 27, 28, 38, 49, 69, 70.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : keith waldrop, le vrai sujet, jacob de lafon | Facebook |
06/07/2011
Henri Thomas, Chauve-souris
Chauve-souris
La fadeur qui s’en va de la femme endormie
me poursuit vaguement, inquiétant ma vie.
Ce début de poème exprime une tristesse
si confuse qu’un rien la changerait en liesse.
Pourquoi liesse, pourquoi tristesse, pourquoi
ne pas rester tranquille et fort et sûr de soi ?
Un rameau monte de la plaine du sommeil,
c’est le jour, ébloui de renaître pareil.
M’envoler dans ce monde à l’énorme ramure,
aigle ou petit oiseau, quelle belle aventure !
Hélas, chauve-souris de cette voûte obscure,
je dors, alors que s’ensoleille la nature.
L’homme divers, comme un miroir qui bougerait
me fait peur, et la femme aux humides attraits
m’emmène au loin au pays des faibles cris,
des mensonges, et des fatigues de midi.
Le jour s’éteint, salut, crépuscule banal,
il est temps de glisser vers le monde infernal.
Henri Thomas, Poésies, préface de Jacques Brenner, Poésie / Gallimard, 1970, p. 161.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : henri thomas, chauve-souris, crépuscule | Facebook |
05/07/2011
Sereine Berlottier, Attente partition
12 janvier
tu lui raconteras l’histoire
d’un cheval qui t’a manqué
et que tu n’as pas vu mourir
tout est confus
le cheval est mort dans un champ de neige
son poil avait la couleur de l’ambre
mais comment faire pour revenir
à ce point précis où la voix se tapisse de failles
et bruisse un vent de jadis
vers de petit cheval qui t’appartenait
n’était à toi que sous le poids d’une promesse
jetée à dix ans
24 juin
quelque part une lutte s’éteint
feu assoupi
partagé dans le noir
quand sous la lumière
seuls
chauffés
ceux qui tremblent
ceux qui caressent
ceux qui fondent
dans la lumière
ceux qui déglutissent avec une râpe
plantée au fond
ceux dont la main
crispée sur le pantalon
étreint une main invisible
ceux qui sont ailleurs ou bien ceux
qui sont restés sur le bord et ceux
que la tristesse d’avoir failli
accable ou qui cachent
en marchant sur les pavés une joie
imprécise à l’odeur de pomme salée et ceux
qui veulent mourir
dans pas longtemps
sans savoir qu’ils sont assis près de
celui qui a déjà choisi une date
ou encore (différemment)
Sereine Berlottier, Attente, partition, éditions Argol, 2011, p. 101-102 et 138-139.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : sereine berlottier, attente partition, journal, anaphore | Facebook |
04/07/2011
Ludovic Degroote, Pensées des morts
je pense à eux
qui ne pensent sans doute pas toujours à moi
J’essaie de les suivre durablement dans leurs histoires de mort
ça fait une vie pour soi comme toutes les histoires
en attendant nous de passer à l’histoire
on la précède un peu
***
tel et tel : grand travail de trou dans le corps, y enterrent la mémoire des autres, dans la disparition de leur peau, les morts nous traversent, me peuplent avec ces vides entre eux corps visibles et constitués, mémoire multiple, hissé dans cette faille les mains agrippées à la lèvre du corps apparu
a mis tant de temps à mourir , peut-être qu’il n’y arrivait pas bien en dépit de tous ses efforts, les autres n’attendaient que ça, fin d’espoir, on le disait à le regarder accroché
pluie dedans, mémoire qui mouille le corps, il se lève, il franchit le silence, il se tient comme il peut, rythme tenant sur un souffle, pareil à ces ponts de métal élastiques, il se rejoint
toute son enfance est restée dans cette mort, et ce qui a poussé ensuite — ombre sans corps
Ludovic Degroote, Pensées des morts, éditions Tarabuste, 2002, p. 31 et 63.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ludovic degroote, pensées des morts, corps, mémoire | Facebook |
03/07/2011
Pascal Quignard, La barque silencieuse
Le livre ouvre l’espace imaginaire, espace lui-même originaire, où chaque être singulier est réadressé à la contingence de sa source animale et à l’instinct indomesticable qui fait que les vivants se reproduisent.
Les livres peuvent être dangereux mais c’est la lecture surtout, par elle-même, qui présente tous les dangers.
Lire est une expérience qui transforme de fond en comble ceux qui vouent leur âme à la lecture. Il faut serrer les livres dans un coin car toujours les vrais livres sont contraires aux mœurs collectives. Celui qui lit vit seul son « autre monde », dans son « coin », dans l’angle de son mur. Et c’est ainsi que seul dans la cité le lecteur affronte physiquement, solitairement, dans le livre, l’abîme de la solitude antérieure où il vécut. Simplement, en tournant simplement les pages de son livre, il reconduit sans fin la déchirure (sexuelle, familiale, sociale) dont il provient.
Qu’est-ce qu’une autre vie sinon une autre intrigue linguistique ?
Le large existe.
Écrire déchire la compulsion de répétition du passé dans l’âme.
À quoi sert d’écrire ? À ne pas vivre mort.
Le large a inventé une place partout sur cette terre. Ce sont les livres. La lecture est ce qui élargit.
La mort est comme la langue. La mort est une machine à effacer des conditions de l’apparaître. La mort, comme la langue, apporte avec elle l’invisible. Plus encore, la mort apporte avec elle l’imprévisible. Matthieu XXV 13 : Nescitis diem neque horam. Vous ne savez ni le jour ni l’heure. La définition de la mort est le temps pur. L’homme, au fond de celui qui parle, n’est que le temps qui répond à la langue.
Pascal Quignard, La barque silencieuse, Folio/Gallimard 2011 [éditions du Seuil, 2009], p. 65, 102, 103, 103, 133.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ESSAIS CRITIQUES, Quignard Pascal | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pascal quignard, la barque silencieuse, le livre, la mort | Facebook |
02/07/2011
John Donne, Chanson
Chanson
Mon cher amour, je ne m’en vais
Parce que tu me lasses,
Ou que j’espère ici trouver
Amour qui te remplace.
Mais puisqu’il faut
Que je meure à la fin mieux vaut
En jouant me faire à l’idée,
Par des morts simulées.
Le soleil qui s’en fut au soir
Aujourd’hui se reflète ;
Il n’a ni raison ni vouloir,
Et sa route est moins brève ;
Ne crains donc rien :
J’irai plus vite, crois le bien,
Qu’il ne va, car j’emporte en selle
Plus d’éperons et d’ailes.
Faible est de l’homme le pouvoir
Qui, quand vient la fortune,
Ne peut une autre heure y pourvoir
Ni, morte, en revivre une.
Mais le malheur
Aidons, et faisons de bon cœur,
Lui enseignant art et durée
Sa victoire assurée.
Tes soupirs ne sont point du vent :
Mon âme s’y disperse.
Quand tu pleures, tendre tourment,
C’est mon sang que tu verses.
Ne peux ainsi
M'aimer autant que tu le dis
Si je dois en toi disparaître,
Le meilleur de mon être.
Ne permets à ton cœur devin
De me prévoir misère :
Tu pourrais pousser le destin
À tes craintes parfaire ;
Comme en dormant,
Crois-nous détournés seulement :
Une âme gardant l’autre en vie,
Point ne sont désunies.
John Donne (1572-1631)
Song
Sweetest love, I do not go,
For wearinesse of thee,
Nor in hope the world can show
A fitter Love for mee ;
But since that I
Must dye at last,’tis best,
To use my self in jest
Thus by fain’d deaths to dye ;
Yesternight the Sunne went bence,
And yet is here to day
He hath no desire nor sense,
Nor halfe so short a way :
Then fears not mee,
But beleeve that I shall make
Speedier journeyes, since I take
More wings and spurres than bee.
O how feeble is mans power,
That if good fortune fall,
Cannot adde another houre,
Nor a lost houre recall !
But come had chance,
And wee joyne to’it our strength,
And wee teach it art and length,
It selfe o’r us to’advance.
When thou sigh’st, thou sigh’st not winde,
But sigh’st my soule away,
Then thou weep’st, unkindly kinde,
My lifes blood doth decay.
It cannot bee
That thou lov’st mee, as thou say’st,
If in thine my life thou waste,
Thou art the best of mee.
Let not thy divining heart
Forethinke me any ill,
Destiny may take thy part,
And may thy feares fulfill ;
But thinks that wee
Art but turn’d aside to sleepe ;
They who one another keepe
Alive, ne’r parted bee.
John Donne, Poèmes, traduction par J. Fuzier et Y. Denis, introduction de J.-R. Poisso, édition bilingue, Poésie : Gallimard, 1962, p. 124-127.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : john donne, chanson, poésie baroque, poésie anglaise | Facebook |
01/07/2011
André du Bouchet, La lampe dans la lumière aride (2)
(Poésie : se rappeler la nuit le matin)
Deux poètes, deux poésies :
celle qui s’élabore tandis que le héros reste muet, les mots du silence, celle qui emboîte la parole au héros.
Le courage, la volonté d’écrire, n’est autre que de se résigner à se décider à se servir de ces mots défaillants, sans y voir d’avantage ou d’issue immédiate. La mémoire, seule, si faible, dit que ce labeur servira.
les mots défaillants
tous défaillants, tremblants, comme moi,
comme ce bras à nouveau saisi de paralysé
Je me suis assis sur un rocher habituellement écrasé par le jour. Rocher trempé d’aurore. Maculé de ces taches de bleu vif orange qui éclaboussaient l’horizon. Lichen encore visible le jour, comme ces végétations marines, adhérant aux roches qui attendent l’heure de la marée pour s’épanouir. Un champ de nuages collait aux mêmes rochers, de disques noirs et blancs enchevêtrés, durement échoués comme ces tas de nuages pavés, durement tassés, écrasés les uns contre les autres, très bas. Le plafond bas du ciel. L'écorce du ciel qui se fendille. Le rocher brillait extraordinairement. Comme un bloc de ciel. Criblé de lichen orange. Dans le village, au départ. Pierraille.
pan de pierres écroulées. Mur dur sourd aveugle au-dessus du bol de feu, muet, de la grande tasse d’eau de l’aube.
Le soc rougi qui laboure la terre.
Lumière aigre de la première lampe au fond du village
au centre des toits.
La poésie tire son obscurité de cet effort de transvaser les qualités des choses dans le langage — refusant de les évoquer directement — comme si elles pouvaient exister en dehors de celui qui parle.
Écrire
Parler de la terre. Parler aux hommes, parler, autant se parler à soi-même. On ne sort pas de l’homme. Le reste passe. Et pourtant les seuls êtres différents de soi que l’on puisse concevoir, ce sont les hommes.
Poésie : quand la réalité commence à déserter les images qu’elle a charroyées, et qu’elles apparaissent nues et seules.
Les images nues qu’il faut ramener à la réalité,
légèrement différentes de la réalité première.
Les faits de la réalité trouvent, s’ils sont bien observés, de merveilleuses sonorités dans les mots.
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Le Bruit du temps, 2011, p. 67, 80, 82-83, 91, 93, 96, 99.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : andré du bouchet, poésie, écrire, la lampe dans la lumière aride | Facebook |
29/06/2011
John Clare, Poèmes et prose traduits par Pierre Leyris
Bruits de la campagne
Le froissement des feuilles sous les pas dans les bois et sous les haies.
Le craquement de la neige et de la glace pourrie dans les allées cavalières du bois et les sentiers étroits et sur chaque chaussée de rue
Le bruissement ou plutôt le bruit de ruée au bois lorsque le vent mugit à la cime des chênes comme un tonnerre
Le froufrou d’ailes des oiseaux chassés de leur nid ou volant sans qu’on les voie dans les buissons
Le sifflement que font en volant dans les bois de plus grands oiseaux tels que corneilles faucons buses etc
Le trottinement des rouges-gorges et des alouettes des bois sur les feuilles brunes et le tapotement des écureuils sur la mousse verte
La chute d’un gland sur le sol le crépitement des noisettes sur les branches des noisetiers quand elles tombent mûres
Le frrrout de l’alouette des champs qui se lève du chaume — Quelles scènes exquises les matins de rosée quand la rosée jaillit en éclair de ses plumes brunes
Solitude
There is a charm in solitude that cheers
A feeling that the world knows nothing of
A green delight the wounded mind endears
After the hustling world is broken off
Whose whole delight was crime —at good to scoff
Green solitude his prison pleasure yields
The bitch fox heeds him not birds seem to laugh
He lives the Crusoe of his lovely field
Whose dark green oaks his noontide leisure shield
Solitude
Il y a dans la solitude un charme heureux
Un sentiment dont le monde ne connaît rien
Un vert délice que chérit l’esprit blessé
Une fois retranché de ce monde brutal
Dont la joie criminelle est de railler le bien
Sa verte geôle lui procure du plaisir
La renarde ne le fuit pas les oiseaux rient
Il vit en Crusoë de son champ dont les chênes
Abritent vert foncé son méridien loisir
John Clare (1793-1863) : portrait par William Hilton en 1820.
John Clare, Poèmes et proses de la folie de John Clare, présentés et traduits par Pierre Leyris,, suivis de La psychose de John Clare par Jean Fanchette, Mercure de France, 1969, p. 47-48 et 90-91.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : john clare, pierre leyris, bruits de la campagne, solitude, poèmes et prose | Facebook |
27/06/2011
Norge, La langue verte
Zoziaux
Amez bin li tortorelle,
Ce sont di zoziaux
qui rocoulent por l’orelle
Di ronrons si biaux
Tout zoulis de la purnelle,
Ce sont di zoziaux
Amoreux du bec, de l’aile,
Du flanc, du mousiau.
Rouketou, rouketoukou
Tourtourou torelle
Amez bin li roucoulou
De la tortorelel.
On dirou quand on l’ascoute
Au soulel d’aoûte
Que le bonhor, que l’amor
Vont dorer tozor.
Monde à mouches
Les mouches, toujours les mouches.
Mouches partout. Mouche au mur,
Qu’on se lève ou qu’on se couche,
Mouche au cœur, mouche à l’azur.
Dans le creux des rêves : mouches !
Et dans le bouillon du roi.
À ma cousine qui louche
Elles ont rongé l’œil droit.
Ma cathédrale est en mouches.
Ô Louis qui fais ton droit,
Regarde l’essaim farouche
Percer la pulpe des lois
Comme le ver dans la souche !
Léonard, assez d’exploits,
Tu sais tirer comme on doit,
L’autre est mort, tu as fait mouche,
Ne vide pas ton carquois
Sur la mouche. Il en est trop.
Mouche à dards et mouche à crocs
Plein le ciel et plein les puits.
Tu dis non : c’est que tu dors :
Je vois vibrer dans la nuit
Un milliard de mouches d’or :
Mon paradis est en mouches.
Norge, La langue verte, Gallimard, 1982 [1954], p. 53-54 et 78-78.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : norge, la langue verte, mouches, oiseaux, zoziaux | Facebook |
25/06/2011
Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien
Où irais-je, si je pouvais aller, que serais-je, si je pouvais être, que dirais-je, si j’avais une voix, qui parle ainsi, se disant moi ? Répondez simplement, que quelqu’un réponde simplement. C’est le même inconnu que toujours, le seul pour qui j’existe, au creux de mon inexistence, de la sienne, de la nôtre, voilà une simple réponse. Ce n’est pas en pensant, qu’il me trouvera, mais que peut-il faire, vivant et perplexe, oui, vivant, quoi qu’il dise. M’oublier, m’ignorer, oui, ce serait le plus sage, il s’y connaît. Pourquoi tant d’amabilité après tant d’abandon, c’est facile à comprendre, c’est ce qu’il se dit, mais il ne comprend pas. Je ne suis pas dans sa tête, nulle part dans son vieux corps, et pourtant je suis là, pour lui je suis là, avec lui, d’où tant de confusion. Cela devrait lui suffire, m’avoir retrouvé absent, mais non, il me veut là, avec une forme et un monde, comme lui, malgré lui, moi qui suis tout, comme lui qui n’est rien. Et quand il me sent sans existence, c’est de la sienne qu’il me veut privé, et inversement, fou, fou, il est fou. En vérité il me cherche pour me tuer, pour que je sois mort comme lui, mort comme les vivants. Tout cela, il le sait, mais cela ne sert à rien, de le savoir, moi je ne le sais pas, moi je ne sais rien, il se défend de raisonner, mais il ne fait que raisonner, faux, comme si cela pouvait aider. Il croit balbutier, il croit en balbutiant saisir mon silence, se taire de mon silence, il voudrait que ce soit moi qui le fasse balbutier, bien sûr qu’il balbutie. Il raconte son histoire toutes les cinq minutes, en disant que ce n’est pas la sienne, avouez que c’est malin. Il voudrait que ce soit moi qui l’empêche d’avoir une histoire, bien sûr qu’il n’a pas d’histoire, est-ce une raison pour m’en coller une ? Voilà comme il raisonne, à côté, d’accord, mais à côté de quoi, c’est ça qu’il faut voir. Il me fait parler en disant que ce n’est pas moi, avouez que c’est fort, il me fait dire que ce n’est pas moi, moi qui ne dis rien.
[…]
Samuel Beckett, Textes pour rien, dans Nouvelles et textes pour rien, avec 6 illustrations d’Avigdor Arhika, Les éditions de Minuit, 1958, p. 153-155.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Beckett Samuel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : samuel beckett, textes et nouvelles pour rienouvelle | Facebook |
24/06/2011
Jacques Roubaud, Les Animaux de tout le monde / de personne
Grive musicienne
La grive
Quand s’achève le mois d’octobre
quand les vendanges sont passées
quand les vignes rouges blessées
par l’automne saignent sombres
quand les cyprès aux noires ombres
en haut des collines dressés
luttent contre les vents pressés
on voit la petite grive sobre
s’asseoir dans la vigne sous les feuilles
avec son panier à raisins
de son bec expert elle cueille
muscat, grenaches, grain à grain
elle en goûte tant qu’elle roule
dans la poussière, heureuse et saoule.
Jacques Roubaud, Les Animaux de tout le monde, Seghers, 1990 [éditions Ramsay, 1983], p. 52.
Kinkajou Poto Flavus
Le Kinkajou Potto
Alexandre von Humboldt
Possédait un Kinkajou
Il l’aimait son Potto, son pote
Il l’embrassait sur les joues.
Et le Kinkajou passait
Douce, extensive, sa langue
Sur la barbe bien brossée
Du savant en toutes langues.
Il faudrait se lever tôt
Pour trouver plus insolite
Que l’amour du grand linguiste
Pour son Kinkajou Potto.
Alexandre avait, dit-on,
Ô merveille naturelle
Deux coqs de roche femelles
Joyaux de sa collection.
Or un jour le Kinkajou
Recevut un télégramme
Qui venait de la Louisiane
Où pousse le bel acajou.
C’était de sa vieille mère :
« Faut qu’tu revienn’zaussitôt
Suite décès à ton père
Rois des Kinkajous Pottos. »
Alexandre n’était pas là
Et le Kinkajou (c’est moche !)
Tua les poulettes de roche
Et partant les emporta.
Le sens de cette aventure
C’est que le Kinkajou n’est
Pas un ours. Un ours n’aurait
Jamais pris la précaution
D’emporter des provisions
Ce n’est pas dans sa nature.
Jacques Roubaud, Les Animaux de personne, Seghers, 1991, p. 50-51.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques roubaud, les animaux, grive, kinkajou | Facebook |
23/06/2011
Constantin Cavafy, 6 traductions de : Mer matinale
Par orde chronologique :
MER MATINALE
Que je m’arrête ici ! Et qu’à mon tour je contemple un peu la nature ! Belles couleurs bleues de la mer matinale et du ciel sans nuage… Sables jaunes… Tout cela est éclairé avec grandeur et magnificence. Oui, m’arrêter ici, et me figurer que je vois ce paysage (en vérité, je l’ai aperçu l’espace d’un instant, au premier abord), et non pas comme partout mes illusions, mes souvenirs, mes voluptueux phantasmes…
Marguerite Yourcenar, Présentation critique de Constantin Cavafy, 1863-1933, suivie d’une traduction intégrale de ses poèmes par Marguerite Yourcenar et Constantin Dimaras, Gallimard, 1959, p. 123.
MER MATINALE
Ici, que je m’arrête ; et que je voie un peu, moi aussi, la nature.
D’une mer matinale et d’un ciel sans nuages
les bleus splendides et le rivage jaune ; le tout
d’une belle et abondante lumière éclairé.
Ici que je m’arrête. Je veux bien croire que je vois cela
(n’est-il pas vrai que je l’ai vu, sitôt arrêté ?),
cela, et non, encore ici, mes hallucinations,
mes souvenirs, les spectres de la volupté.
C. C., Poèmes, traduits par Georges Papoutsakis, préface de André Mirambel, Les Belles–Lettres, 1977, p. 85.
MER MATINALE
Qu’ici je m’arrête. Et qu’à mon tour je regarde un peu la nature.
D’une mer matinale et d’un ciel sans nuages
les bleus resplendissants ; le jaune rivage.
Tout cela beau et baigné de lumière.
Qu’ici je m’arrête, pour me donner à croire
que je les vois, ces choses ‑ ne les ai-je pas vues en arrivant ? –
elles, non plus mes chimères,
mes souvenirs, les fantômes du plaisir.
C. C., Poèmes anciens ou retrouvés, traduits du grec et présentés par Gilles Ortlieb
et Pierre Leyris, Seghers, 1978, p. 47.
MER MATINALE
M’arrêter ici. Regarder, moi aussi, un instant la nature :
Le rivage jaune, les bleus lumineux
De la mer matinale et du ciel dans nuages
Dans leur grande et belle clarté.
M’arrêter ici. Me donner l’illusion de voir cela
— Ne l’ai-je pas vraiment vu dans l'instant de mon premier regard ? —
Et non pas, là encore, mes chimères,
Mes souvenirs, les images du plaisir.
C. C., Œuvres poétiques, Traduction Socate C. Zervos et Patricia Portier, Imprimerie nationale, 1991, n p.
MER MATINALE
Ah, m’arrêter ici. À mon tour contempler un peu la nature.
D’une mer matinale et d’un ciel sans nuage
les bleus étincelants, et le sable jaune, le tout
sous une belle et vaste lumière.
Oui, m’arrêter ici. Et me figurer que je vois cela
(je l’ai vu, en vérité, à l’instant où je me suis arrêté) ;
et non ici encore mes fantasmes,
mes souvenirs, ces spectres de la volupté.
C.C., En attendant les barbares et autres poèmes, traduits et préfacés par Dominique
Grandmont, Poésie/Gallimard, 1999 (2003 pour les notes revues et complétées), p. 92.
MER MATINALE
Que je m’arrête ici pour voir, moi aussi, un peu de nature.
Bleus splendides d’une mer matinale et d’un ciel sans nuages ;
et jaunes rivages ;
tout baigne dans une belle et grande clarté.
Que je m’arrête ici. Que je me leurre de voir ces choses
(je les ai vues, sans doute, un instant quand je m’arrêtai)
et non pas, ici aussi, mes visions
mes souvenirs, les images de la volupté.
C. C., Poèmes, traduits du grec par Ange S. Vlachos, Genève, Héros-Limite,
2010, p. 66.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : constantin cavafy, mer matinale, traduction | Facebook |
21/06/2011
Béatrice Bonhomme, Cimetière étoilé de la mer
Femme de tulle et de pierre posée sur du papier
pour Serge Popoff
1 - Si je devais commencer à écrire, je commencerais par la blessure, la déchirure, je répèterais la blessure, la déchirure, éternellement, le retour à la mère, le retour à son ventre de plume et de limon, à son ventre de ciel.
2 - Elle étend la main au-dessus des lions d’étoile, elle étend une main protectrice ou vengeresse au-dessus des lianes de silence, femme de filigranes ou d’empreintes, femme de traces, femme posée sur l’étroitesse tramée d’un sillon, travail d’un graveur sur le ventre veiné bleu de la pierre au plus profond d’une naissance de roche.
3 - Traces, territoire interdit du tissu, de la toile, araignée d’étoile filante, elle est devenue points d’empreinte et de nuit, vierge de pierre et protège dans la roche l’enfance éparpillée du monde. Mère première, matière, archétype de sources et de lignes, femme taillée, arrachée à la pierre, déesse au bras dressé, elle montre une terre promise dans la prophétie des traces.
4 - Griffe de l’encre, tache, marque laissée par son corps sur une surface. En creux, l’effigie d’un prophète ouvre la terre, ouvre les voies, ouvre les bavures de l’étampe sur la plaque sensible restée toujours sensible de la blessure, comme la frappe du cachet reproduit le creux de l’entaille ou le calque de la douleur sur un visage.
5 - Stigmates se trouvant dans le corps d’un papier et que l’on peut voir en transparence, sillon douloureux de l’eau-forte, pli, pliure en miroir, petits signes de gravure, une main pointée, une main qui montre, scellée dans la pierre, et comme le cataclysme d’un message sur un peuple éperdu, recroquevillé dans les plis de pierre de la robe, enfants perdus, échevelés devant l’imminence d’un désastre et brisant leur blessure dans les plis brisés d’une robe de pierre.
6 - Scissure, sillons du cœur, strie de la valvule, fente pleine de larmes, silice pur, de pierre transparente, cristallisée dans la souffrance d’une estampille, au cilice des douleurs, blessures, cicatrices. Avancée rigide comme un bas-relief de douleur percluse, chemise, ceinture de crin ou l’étoffe rude que l’on porte sur la peau par mortification de blessure.
7 - reproduction inversée, surface polie d’un cilice où celui-ci posé fait le plus mal.
Si je devais finir d’écrire, je finirais par la blessure, la déchirure, éternellement, le retour à la mère, à son ventre d’acide et de brûlure, à ce bleu ardent, acidulé comme les brûlures de l’eau-forte, à son ventre de ciel.
Béatrice Bonhomme, Cimetière étoilé de la mer, Versets 1995-2003, Avant-propos de Claude Louis-Combet, éditions Melis, 2004, p. 17-18.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : béatrice bonhomme, cimetière étoilé de la mer, écrire, la blessure | Facebook |