06/12/2019
Durs Grünbein, Presque un chant
Mantegna, peut-être
Un jour, dans le demi-sommeil... entre recevoir et donner,
J’ai vu mes mains, leur peau rouge, jaunâtre,
Comme celles d’un autre, d’un cadavre à la morgue.
Au repas, elles tenaient couteau et fourchette, ces outils
De cannibale qui faisaient oublier la chasse
Et le vacarme de l’égorgement.
Vide comme l’assiette,
Une paume était devant moi, relief charnu
Du dernier singe à qui tout était devenu accessible
Dans un monde de primates. Mantegna, peut-être,
Aurait pu les peindre dans toute leur cruauté, sans les enjoliver,
Ces callosités crasseuses.
Qu’était l’avenir
Résultant des lignes de la main, bonheur ou malheur,
Comparé à la terreur des pores par lesquels perlait la sueur
Comme la légende de la compréhension silencieuse sur un front.
Durs Grünbein, Presque un chant, traduction de l’allemand Jean-Yves
Massson et Fedora Wesseler, Gallimard, 2019, p. 90.
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11/12/2014
Georg Trakl, Grodek : deux traductions
On peut lire dans le numéro de printemps de la revue de belles-lettres treize traductions d'un poème de Georg Trakl (dont une en tchèque, une en slovène et une en grec). En voici deux :
Grodek
Vers le soir les forêts de l'automne retentissent
D'armes tueuses, les plaines d'or
Et les lacs bleus où s'abîme un soleil
Plus lugubre ; la nuit cerne
Des guerriers mourants, la farouche plainte
De leurs bouches brisées.
Mais sans bruit, dans le creux des pâturages,
Rouge nue où trône un dieu courroucé,
S'amasse le sang répandu, fraîcheur de lune ;
Tous les chemins débouchent dans une noire pourriture.
Sous les ramures d'or de la nuit et des étoiles
L'ombre de la sœur s'en vient par le bois muet, chancelante,
Saluer les âmes des héros,
les têtes ensanglantées,
Et doucement sonnent aux roseaux les sombres flûtes de l'automne.
O deuil où la fierté s'exalte ! O vous autels d'airain !
Une vaste douleur nourrit en ce jour la flamme ardente de l'esprit,
Les descendants non nés encore.
Georg Trakl, Vingt-quatre poèmes, préface et traduction de
Gustave Roud, La Délirante, 1978, dans la revue de belles-lettres, p. 179.
Grodek
Le soir résonnent les fêtes automnales
D'armes et de mort, les plaines dorées,
Les lacs bleus, plus sinistre le soleil
Roule au-dessus d'eaux ; la nuit entoure
Des guerriers mourants, la plainte sauvage
De leurs bouches cassées.
Cependant se rassemble sans bruit dans les pâtures du vallon
De la nuée rouge où habite un Dieu furieux,
Le sang versé, du froid lunaire ;
Toutes les routes débouchent sur la pourriture noire.
Sous les ramures dorées de la nuit et des étoiles
L'ombre de la sœur chancelle à travers le bois silencieux,
Pour saluer les esprits des héros, les têtes ensanglantées ;
Et doucement résonnent dans les roseaux les sombres flûtes de
[l'automne.
O deuil plus fier, vous autels d'airain !
Une douleur puissante nourrit aujourd'hui la chaude flamme de
[l'esprit,
Les descendants qui ne sont pas nés.
Georg Trakl, Poèmes, traduits et présentés par Guillevic, Obsidiane, 1989, dans la revue de belles-lettres, p. 182..
Grodek
Am Abend tönen die herbstlichen Wälder
Von tödlichen Waffen, die goldnen Ebenen
Und blauen Seen, darüber die Sonne
Düstrer hinrollt; umfängt die Nacht
Sterbende Krieger, die wilde Klage
Ihrer zerbrochenen Münder.
Doch stille sammelt im Weidengrund
Rotes Gewolk; darin ein zürnender Gott wohnt
Das vergoßne Blut sich, mondne Kühle,
Alle Straßen münden in schwarze Verwesung.
Unter goldnem Gezweig der Nacht und Sternen
Es schwankt des Schwester Schatten durch den schweigenden Hain.
Zu grüßen die Geister der Helden, die blutenden Häupter;
Und leiser tönen im Rohr die dunklen Flöten des Herbstes.
O stolzere Trauer! ihr ehernen Altäre,
Die heiße Flamme des Geistes nährt heute ein gewaltiger Schmerz,
Die ungebornen Enkel.
la revue de belles-lettres, 2014, I, Lausanne, p. 176.
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