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06/11/2025

Emily Brontë, Poèmes

Il devrait n’être point de désespoir pour toi

 

Il devrait n’être point de désespoir pour toi

Tant que brûlent la nuit les étoiles,

Tant que le soir répand sa rosée silencieuse,

Que le soleil dore le matin.

 

Il devrait n’être point de désespoir, même si les larmes

Ruissellent comme une rivière :

Les plus chère de tes années ne sont-elles pas

Autour de ton cœur à jamais ?

 

Ceux-ci pleures, tu pleures, il doit en être ainsi ;

Les vents soupirent comme tu soupires,

Et l’Hiver en flocons déverse son chagrin

Là où gisent les feuilles d’automne

 

Pourtant elles revivent, et de leur sort ton sort

Ne saurait être séparé :

Poursuis donc ton voyage, sinon ravi de joie,

Du moins jamais le cœur brisé.

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                                                         [Novembre 1839]

 

Emily Jane Brontë, Poèmes, traduction de Pierre Leyris,

Poésie / Gallimard, 1983, p. 87.

05/11/2025

Christian Prigent, Zapp & zip

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Quant à ce que couramment on appelle poésie « contemporaine », poésie « vivante » (et que d’ailleurs on n’appelle plus ainsi que par commodité distraite : sans guère savoir de quoi l’on parle, sans nul souci de le savoir mieux), ça s’affaire plutôt à oublier la poésie : la poésie comme question posée aux parlants sur le fait qu’ils parlent et que parler fait justement d’eux des « poètes », même s’ils ne savent rien de ce qu’est la poésie, n’en lisent jamais, n’en écrivent pas.

Rien de neuf : il y aura toujours des démangés pour appeler poésie des expressions d’affects ou des jaculations d’opinons découpées en lignes d’inégale longueur, des chroniqueurs pour trouver ça très bien puisque ça parle du monde, dit « réel », des lecteurs attendris pour en prendre connaissance (en écoutant leur profération plutôt qu’en déchiffrant leur version écrite) parce que ça ne fait que répéter les connaissances qu’ils ont déjà.

La poésie inquiète elle-même (qui suis-je ? que puis-je ? où vais-je ?), soucieuse de ce qu’elle fut (encombrée du coup d’une lourde bibliothèque), curieuse de ce qu’elle sera (pas sûr a priori que son illusion ait quelque avenir), cette poésie-là n’a aucune chance face aux rengaines que l’époque nomme poèmes bien que ne les travaille aucune des questions que je dis (elle n’y croit pas (elle n’y voit que ringardise et manie intello.)

 

Christian Prigent, Zapp & zip, P.O.L, 2025, p. 680-681.

 

04/11/2025

Christian Prigent, Artaud, le toucher de l'être

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Artaud accomplit dans la violence, dans les mots, dans la radicalité du geste stylistique, un destin d’humain pour autant qu’humain veut dire parlant. Et s’il l’accomplit, c’est parce que ses écrits sont sans doute, parmi tous ceux que compte notre « bibliothèque », ceux qui emportent au plus loin le tracé de ce qui fonde l’être humain en tant qu’être séparé parce qu’il parle. La puissance de fascination que peut exercer Artaud vient à mon sens de la sensation qu’il donne de pousser à bout d’une façon à la fois savante et impulsive, implacablement rythmée et superbement arrogante dans sa douleur même, cette logique de la séparation : parce qu’il forme sans cesse la langue (le chant) du séparé (d’avec le corps, d’avec le monde) et nous assène à chaque coup la vérité sans fleurs. Or, c’est là, à mon sens, le point névralgique auquel touche toute expérience littéraire digne de ce nom. Artaud nous situe au cœur d’une question à laquelle aucune formule théorique ou stylistique ne saurait répondre sinon par la mise en évidence de sa propre énigme et de son propre ratage – au sens où l’œuvre d’Art est ratée mais où c’est dans ce ratage magnifique qu’est sa nécessité (son toucher de l’être). C’est dans ce commentaire infini sur le ratage de l’humain (son inadéquation au réel immédiat et à sa propre réalité corporelle), que se trouve, je crois, la vérité de l’expérience littéraire.

Je suis frappé de voir que les jeunes gens qui écrivent aujourd’hui ne lisent plus guère Artaud. Il n’appartient pas à leur bibliothèque. Peut-être est-ce l’une des conséquences de leur méfiance envers toute tentative de penser globalement la question de la littérature, voire d’une sorte de rejet de la littérature comme pensée et de l’interrogation théorique sur l’essence de la littérature.

Christian Prigent, Artaud, le toucher de l’être, entretien avec Olivier Penot-Lacassagne, dans Artaud en revues, sous la direction d’O. Penot-Lacassagne, L’Âge d’Homme, 2005, p. 137-138. 

 

 

03/11/2025

Jude Stéfan, Graines et issues

 

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Et la poésie, elle ? Elle exige une distance dans le langage – on ne poétise pas comme on élabore un roman ou rédige un pamphlet –, elle ne peut répondre à un effort direct, né de la vie même, qui s’inscrirait sitôt en des données verbales propres au scandale ou à la rage de l’être : elle requiert une forme. (À l’opposé de cet artefact D.Collobert a écrit des instants vécus, ponctués de tirets, d’enchaînements de perceptions et sensations unissant vie et écriture, parce qu’elle souffrait cette incapacité d’engagement réel, de témoignage incarné dans le poème, qui l’a menée à son propre renoncement, à ce niveau extrême la littérature étant perçue impossible parce que générale, impersonnelle, négatrice du Soi).
Ces questions ne naissent que d’une croyance naïve en un sujet. Quel est le sujet dans le poème ou le texte – le substrat personnel et fictif ? Beaucoup se croient "auteurs", comme on dit dans les manuels, alors que la littérature est une puissance anonyme de langage, où j’"engage" ma propre mort originelle, en toute perte. Même pas contemporain de moi-même, selon Mallarmé, ailleurs, quelque part dans l’espace virtuel qu’est l’écriture vaine, un simulacre de vérité.

 

Jude Stéfan, "De l’engagement (ou la poésie, elle)", dans Grains & issues, La ligne d’ombre, 2008, p. 64-65.

 

01/11/2025

Yves Bonnefoy, La longue chaîne de l'ancre

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                                    Les arbres

 

Il repoussa du pied la barque, qui s’éloigna du rivage et prit le fil du courant, le laissant à jamais au pied de ces grandes roches. Et lui, qui avait tout de même ramé assez longtemps, depuis cette heure de la veille où il avait entrepris la traversée, il s’ébroua d’abord d’un léger vertige puis il franchit ce premier escarpement, ce qui lui fut facile : quelques-unes des pierres ayant entre elles comme des marches, encore qu’étroites et irrégulières. Pauvre, et pourtant presque bleue, l’herbe qui poussait entre ces dalles. Le vent y avait déposé du sable, petites plages ocre rouge que des fourmis traversaient. Il en observa une, tout un moment, qui zigzaguait il eût dit pour rien. Puis il fut au sommet, il se redressa, il regarda l’horizon.

 

C’était de toutes parts devant lui, et tout autant à sa droite et à sa gauche, un plateau qui légèrement ondulait sous l’herbe maintenant plus serrée, plus haute, avec des passages d’ombre quelquefois miroitants comme des flaques restées d’une pluie nocturne, jusqu’à des lointains qui semblaient monter de dessous la terre, longues lignes ténues de collines bleues irisées à leur cime par la lumière de l’aube. Et disséminés dans ce grand espace, parfois proches les uns des autres et formant même, alors, de petits bosquets, parfois tout à fait isolés, il vit aussi nombre d’arbres, mais sans éprouver pour autant qu’ils fussent là l’essentiel, les étendues d’herbe étant très vastes, sur l’arrière-plan desquelles ils se détachaient, certains dressés au bord d’un des creux qui modulaient le plateau. Ils n’étaient pas l’essentiel, ils n’étaient pas ce que l’immensité du plateau proposait à celle du ciel. Tout de même, certains paraissaient très grands, leur couronne était majestueuse.

 

Yves Bonnefoy, Le Théâtre des enfants, dans La longue chaîne de l’ancre, Mercure de France, 2008, p. 67-68.

 

 

 

 

31/10/2025

Pierre Jean Jouve, Moires

                                 

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                                       Mémoire

Dans ce château aux trente fenêtres règne la personne aimée, par moi inventée et vraiment fausse. Je suis seul à le savoir quand je passe, voyageur étranger au pays. Nul ne m’interroge, personne ne sait ; le secret est bien gardé. Cependant une part de cette femme était une part réelle de ma vie. En haut vous voyez les remparts de glace ; et en bas le petit ruisseau près des saules ; des montagnes dangereuses se resserrent en ce point même. Les grandes pièces d’apparat ont été fermées depuis ;  mais elles me sont familières, puisque j’y ai mis la mort. 

Pierre Jean Jouve, Moires, dans Œuvre I, Mercure de France, 1987,  p. 1051.

30/10/2025

Pierre Jean Jouve, Sueur de dang

 

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           À celle qui s’amuse

 

Inguérissable amour ! Inguérissable plaie
Inguérissable rouge feuilles dans du noir
Ou du blond mais toujours du sombre
Inguérissables maigres démons nus
Vous luisez en vous tordant contre les ombres
Inapaisées inguérissables trous sanglants.

 

Tu voles pourtant un sourire enragé
Tes yeux se promènent comme deux pierres
Ta chevelure est un jeu de frissons sur la tombe
Ton masque est mort pour mieux regarder
Pour mieux regarder des feux d’entrailles.
La déraison cherchant à devenir raison
Inscrit un numéro sur la tenture.

  

Pierre Jean Jouve, Sueur de sang, dans Œuvre I,

Mercure de France, 1987,  p. 253.

 

 

28/10/2025

Jean Tortel, Limites du regad

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Transparent. C’est merveille

Immobile ici. Le seuil

Étonnant de jour dense.

 

(Exulter que cela

Soit tel. Et toute profondeur

Calmée.)

 

J’ai dit : dehors

Je subis une intensité.

 

Lame étalée d’argent ou langue

Aérienne et solide,

C’est à présent et pour m’y retrouver.

 

Lavé. Soleil.

Dire belles

Visible.

 

La verdure encore massive.

Le corps est là

Évidemment,

Luire ou lumière

Sur le gravier gris-bleu.

 

Cela doit se dire

Si proche que.

 

Jean Tortel, Limites du regard,

Gallimard, 1971, p. 88-89.

 

27/10/2025

Guy Goffette, Épilepsie force douze

 

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              I

 

La parole

Un seul soir ivre

Le petit ramoneur ne passera plus

Demandez le matin

La logique où est la logique

Elle boit un verre

au café de la gare

La mer vomit pas loin

contre un poteau indicateur

Si seulement les tickets

L’antipode dit que c’est l’heure

périodiquement 

 

    XI

 

Écrire ah

La tête que font les gens pressés

dans les vitrines

Combien en voulez-vous

Un peu de mou pour vos chats Madame

Le sergent de ville passe

dans les portefeuilles

L’identité du bonhomme de neige

est confuse

Glisser dans le Moyen Âge

est une question de souplesse

Quant à écrire

la putain se méfie

 

Guy Goffette, Épilepsie force douze, dans

Traversées, n° 46, printemps 2007, p. 4 et 14.

25/10/2025

Edmond Jabès, La clef de voûte

                

edmond jabès,le clef de voûte

Nous sommes invisibles

 

Quant tu es loin

il y a plus d’ombre

dans la nuit

il y a

plus de silence

Les étoiles complotent

dans leurs cellules

cherchent à fuir

mais ne peuvent

Leur feu blesse

il ne tue pas

Vers lui quelquefois

la chouette lève la tête

puis ulule

Une étoile est à moi

plus qu’au sommeil

et plus qu’au ciel

distant absent

prisonnière hagarde

héroïne exilée

Quand tu es loin

il y a plus de cendres

dans le feu

plus de fumée

Le vent disperse

tous les foyers

Les murs s’accordent

avec la neige

Il était un temps

où je ne t’imaginais pas

où hanté par ton visage

je te suivais dans les rues

Tu passais étonnée à peine

J’étais ton ombre dans le soleil

J’ignorais le parc silencieux

où tu m’as rejoint

Seuls nous deux

rivés à nos rêves

au large de nos paroles abandonnées

Je dors dans un monde

où le sommeil est rare

un monde qui m’effraie

pareil à l’ogre de mon enfance

[...] 

Edmond Jabès, La Clef de voûte,

GLM, 1950, p. 25-26.

24/10/2025

Claude Chambard, Cet être devant soi

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Une fois

l’enfant a trouvé

dans la montée des Couardes

une façon de grotte

où il s’est faufilé

à peine un trou de lapin

tapissé de mousse & de feuilles

—est-ce un endroit pour vivre —

il attendait un lutin

un elfe une fée Alice

que sais-je

mais au fond du petit terrier

il discernait à peine quelques couleurs

du bleu turquoise du brun roux

su vert sombre du jaune bordé de noir

quelques plumes

un cadeau une couvée

du guêpier d’Europe (Merops apiaster)

 

Claude Chambard, Cet être devant soi, Æncrages & CO, 2012, np.

23/10/2025

Jehan Rictus, Les Soliloques du pauvre

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P’têt’ ben qu’un jour gn’aura du bon

Pour l’Gas qui croit pus à grand’chose,

Qu’a ben sommeil, qu’est ben morose

Et qui bourlingue à l’abandon ;

 

Pour l’Gas qui marche en ronflant debout

Et qui veut pas en foutre un’ datte

Et qui risqu’rait p’têt’ un sal’ coup

S’il l’tait pus vaillant su’ ses pattes

 

Et s’y n’aurait pas qu’en fin d’comptes

Pus ya d’misère et d’scélérats,

Pus ya d’ l’horreur, pus ya d’ la honte,

Pus ya d’pain pour les magistrats !

(…)

 

Jehan Rictus, Les Soliloques du pauvre, Poésie/

Gallimard, 2020, p. 41.

22/10/2025

Philippe Jaccottet, Autres journées

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Loriot : oiseau lié au soleil de huit heures du matin, aux ombres encore longues dans les vergers, les truffières.
   
   
Les engoulevents sont déjà repartis : brefs compagnons. Messagers ponctuels du crépuscule, avec leur bruit d'horloge de bois. Messagers de l'entre-deux, entre ciel et terre, entre jour et nuit — au ras de la cime des arbres.
Il y a une décantation qui se produit, en même temps qu'il fait plus sombre peu à peu — et c'est alors que paraît cet oiseau couleur d'ombre, plutôt paisible, flottant, autour duquel plus ou moins vainement je tourne. Comme un morceau de nuit, découpé dans son étoffe.
Quand la fumée brillante du jour se dissipe.
   
   
Travail au jardin, sous un temps doux, ciel pâle. Pas une feuille nouvelle, sinon celles, infimes, de la spirée. Le rouge-gorge, le « cravaté de rouge» d'Emily Dickinson si cher à Roud dans sa vieillesse, par moments semble accompagner mon travail ou même s'y intéresser, tant il est proche ; petit piéton plutôt qu'oiseau, presque toujours à picorer dans la terre.
   
   
Aube d'octobre
   
Il fait un peu plus froid.
   
Le rouge-queue chante dans l'aube qui se dissipe.
   
C'est comme si chantait un charbon.
   
En plein midi, soudain, deux martinets très haut dans le ciel à côté d'un nuage en forme de tour blanche, légère — comme je ne sais quelle apparition foudroyante, énigmatique, ou quelle mesure de la hauteur de l'air, quelle révélation de l'espace aérien, quelle flèche de fer dans le cœur. Une joie bizarre, d'à peine une seconde — et en me relisant, je me rappelle le gerfaut des Solitudes, « scandale bizarre de l'air » —, une lettre tracée sur le bleu puis effacée, un trait — ou le crochet d'un hameçon ? Sait-on qui a pu vous ferrer ainsi ?
   
   
La fauvette dans le tilleul : chant extraordinairement, mystérieusement clair, comme s'il traversait, transperçait une enveloppe, franchissait une limite.
   
   
Fauvette
dernier oiseau parleur en plein été
de quoi me parles-tu ainsi de loin en loin
dans le feuillage du tilleul ?
De quoi peut donc parler voix si limpide ?
   
   
Philippe Jaccottet, Autres journées, Fata Morgana,

1987, p. 15, 19, 28, 34, 46, 82, 88.

21/10/2025

Queneau Raymond, les Ziaux

 


                          Les ziaux

les eaux bruns, les eaux noirs, les eaux de merveille
les eaux de mer, d'océan, les eaux d'étincelles
nuitent le jour, jurent la nuit
chants de dimanche à samedi

les yeux vertes, les yeux bleues, les yeux de succelle
les yeux de passante au cours de la vie
les yeux noirs, yeux d'estanchelle
silencent les mots, ouatent le bruit

eau de ces yeux penché sur tout miroir
gouttes secrets au bord des veilles
tout miroir, tout veille en ces ziaux bleues ou vertes
les ziaux bruns, les ziaux noirs, les ziaux de merveille

                                                                         
Raymond Queneau, Les Ziaux, collection Métamorphoses, XVII, Gallimard, 1943, p. 74.

20/10/2025

Georges Perros, Papiers collé, 3

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Il y a toujours quelque chose d’illisible dans un poème (digne de ce nom). L’illisible, c’est le poème lui-même, rendu équivalent à la nature. Incueillable. On se donne des gants en semant.

 

La culture fait des perroquets. Une partie de la poésie moderne — mais qu’entends-je par là ? — est le fait de type pas bêtes qui ont lu jusqu’à la garde, et peuvent à leur volonté singer tel ou tel prédécesseur de leur choix.

 

Tout le monde est capable d’écrire n’importe quoi en se réclamant de la poésie. 

 

Un poème, c’est l’intérieur et l’extérieur, quelque chose au cœur de laquelle on peut habiter. Et quand l’intérieur est trop confortable, permet une pose, voire un repos, ça se sent tout de suite. Un poème fait partie du monde, il s’intègre à tout l’invisible, à tout l’ailleurs, à ce que Bonnefoy appelle l’arrière-pays. Il y a des choses qui passent en nous, qui nous traversent, nous travaillent, comme on dit que la mer est travaillée, sans que nous en soyons les maîtres. Ni les esclaves. Le matériau nous ignore, nous lui sommes parfaitement indifférents. À prendre ou à laisser. L’art n’est pas autre chose que la récupération difficile de ces signes qui échappent au quotidien élémentaire, mais comme le tout échappe au détail.

 

Ce qu’on entend généralement par poésie est devenu la tarte à la crème de notre délicieuse société. On va même jusqu’à l’enseigner — l’ensaigner ? — dans les universités, ce qui pourrait suffire à incendier l’immeuble si l’exercice professoral n’était de longue date voué au ridicule de l’inefficacité absolue. Mais il est vrai, vérifiable, que pas mal d’individus diplômés continuent d’expliciter Rimbaud, Cummings, etc. En tout rien toute horreur. Les étudiants n’y voient que du feu, mais ce feu ne prend pas. Nulle part. Ils connaîtront trois vers de X. Y. Z., juste assez pour les citer de travers quand ils seront devenus députés, ministres, président de je ne sais quelle république.

 

Georges Perros, Papier collés 3, Gallimard, 1978, p. 15, 46, 46, 69, 169.