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15/04/2018

Jacques Roubaud, Six sonnets, dans Catastrophes

 

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Sonnet automobile

 

Au tomber du soleil quand je clos mes yeux tristes

Après avoir erré tout le jour, vrai mouton

Bousculé, klaxonné, moqué, pauvre piéton

Je me rêve parmi les automobilistes

Fier de ma Mercédès, de ma De Dion-Bouton

D’une Jag d’une Opel mais qu’importe le nom

Je le prends n’importe où, j’en compulse des listes)

Jamais ne m’attrapa le virus du volant.

Je n’ai jamais posé le pied dedans aucune

De ces carcasses-là, marcheur toujours immune

J’imagine foncer sur les Champ’s et brûlant

Tous les feux écraser, vainqueur, sur mon passage

Enfants et petits vieux, puis rentrer au garage.

 

Jacques Roubaud, Six Sonnets, dans Catastrophes, 10 avril 2018.

 

14/04/2018

Paul Éluard, Le front couvert

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Le battement de l'horloge comme une arme brisée

La cheminée émue où se pâme la cime

D'un arbre dernier éclairé

 

L'habituel vase clos des désastres

Des mauvais rêves

Je fais corps avec eux

 

Des ruines de l'horloge

Sort un animal abrupt désespoir du cavalier

À l'aube doublera l'écrevisse clouée

Sur la porte de ce refuge

 

Un jour de plus j'étais sauvé

On ne me brisait pas les doigts

Ni le rouge ni le jaune ni le blanc ni le nègre

On me laissait même la femme

Pour distinguer entre les hommes

 

On m'abandonnait au-dehors

Sur un navire de délices

Vers des pays qui sont les miens

Parce que je ne les connais pas

 

Un jour de plus je respirais naïvement

Une mer et des cieux volatils

J'éclipsais de ma silhouette

Le soleil qui m'aurait suivi

 

Ici j'ai ma part de ténèbres

Chambre secrète sans serrure sans espoir

Je remonte le temps jusqu'aux pires absences

Combien de nuits soudain

Sans confiance sans un beau jour sans horizon

Quelle gerbe rognée

 

Un grand froid de corail

Ombre du cœur

Ternir mes yeux qui s'entr'ouvrent

Sans donner prise au matin fraternel

 

Je ne veux plus dormir seul

Je ne veux plus m'éveiller

Perclus de sommeil et de rêves

Sans reconnaître la lumière

Et la vie au premier instant.

 

Paul Éluard, Le front couvert (1936), dans Œuvres complètes, tome I, édition Lucien Scheler, Pléiade / Gallimard, 1968, p. 467-468.

 

 

13/04/2018

Ezra Pound, ABC de la lecture

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Ezra Pound a précisé que son A B C de la lecture « ne s’adresse pas à ceux qui sont déjà arrivés à une pleine connaissance du sujet sans en connaître les données ».   

QUAND ON SE MET À ÉCRIRE on imitetoujours quelque chose qu’on a entendu ou lu.La majorité des écrivains ne dépasse jamais ce stade.

La véritable éducation ne devrait être confiée qu’aux hommes qui INSISTENT sur le savoir, le reste est affaire de gardiens de moutons.[…] Il faut beaucoup d’expérience pour qu’un homme soit capable de définir une chose dans son propre genre, c’est-à-dire définir la peinture comme peinture, l’écriturecommeécriture. On identifie tout de suite le mauvais critique à ce qu’il commence par discuter du poète et non du poème.

 Le mauvais poète fait de la mauvaise poésie parce qu’il ne perçoit pas les relations de temps. Il est incapable d’en jouer de manière intéressante, par le moyen des brèves et des longues, des syllabes dures ou molles et des diverses qualités du son qui sont inséparables des mots de son discours.

 On ne peut tout mettre en quarante-cinq pages. Mais même si j’avais eu Quatre cent cinquante pages à ma disposition, je n’aurais certes pas écrit un traité convaincant sur l’art du roman. Je n’ai pas écrit de bon roman. Je n’ai pas écrit de roman. Je n’ai pas l’intention d’écrire de romans et je ne dirai à personne comment s’y prendre tant que je n’en aurai pas écrit un moi-même.

 Ezra Pound, A B C de la lecture, traduit de l’anglais par Denis Roche, Gallimard, 1967, p. 66, 75, 80 et 179.

12/04/2018

Francis Ponge, Prose ou poésie

 

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                                Prose ou poésie

Bien sûr j'ai lu les Poèmes en prosede Baudelaire et les proses de Mallarmé dans Divagations: sont-ce des poèmes en prose ? Cette antinomie entre poésie et prose est un non-sens. [...] J'aime Connaissance de l'Estde Claudel, mais non pas Les Nourritures terrestresde Gide, un livre que l'on peut appeler de prose poétique. Le fait qu'il n'y a plus de règles fixes de prosodie, proésie, signifie qu'il est impossible de classer intelligemment des proses comme poèmes et d'autres non. Une des premières anthologies de poèmes en prose d'après-guerre s'achève, je pense, sur moi. [...] L'anthologie commençait avec Parny au XVIIIesiècle. Ensuite venaient Aloysius Bertrand, Michaux, moi-même. Mais mes textes critiques, mes textes sur les peintres par exemple, sont tout aussi difficiles, souvent plus difficiles, à écrire que ceux considérés comme poétiques. Je ne fais pas de différence. Mes audaces et mes scrupules sont les mêmes, quelque genre que vous assigniez au texte. Mon premier recueil, publié en 1926, s'intitulait Douze petits écritset s'ouvre avec trois ou quatre po... choses que l'on peut considérer comme des poèmes, si cela vous plaît.

 

Francis Ponge, "entretien avec Anthony Rudolf", 4 mai 1971, Modern poetry in Translation, n°21, juillet 1974, dans Œuvres complètes, tome II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2002, traduction de l'anglais par Bernard Beugnot, p. 1409.

11/04/2018

Antonin Artaud, Silence

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Silence

Belle place aux pierres gelées
Dont la lune s’est emparée
Le silence sec et secret
Y recompose son palais
Or l’orchestre qui paît ses notes
Sur les berges de ton lait blanc
Capte les pierres et le silence.

C’est comme un ventre que l’amour
Ébranle dans ses fondements
Cette musique sans accent
Dont nul vent ne perce l’aimant
La lumière trempe au milieu
De l’orchestre dont chaque jour
Perd un ange, avance le jour.

Rien qu’un chien auprès du vieillard
Ils auscultent l’orgue en cadence
Tous les deux. Bel orgue grinçant
Tu donnes la lune à des gens
Qui s’imaginent ne devoir
Leurs mirages qu’à leur science.

Antonin Artaud, Silence [1925], dans

Œuvres complètes, tome I*, Gallimard, 1976, p. 253.


 

10/04/2018

Marie-Laure Zoss, Où va se terrer la lumière

 

Où va se terrer  la lumière.

 I.

 au petit jour, la lumière ; pitié pour vous d'une assemblée debout, presque morte, de vos faces de graine noire, elles se détournent, un peu de notre vie s'en va, on essuie la salive des dernières phrases, à s'approcher de vos os — sèches ficelles encore un peu se tendent — on entend le sol qui verse ; un pan de forêt, la lumière l'a jauni plus haut, dans la laine des cimes ; vos yeux raturent la géométrie des parquets, sous la fripe de vos mains, inutile d'attendre un geste qui referait l'espace, celle qui écrit, en suspens sur la page, s'endort devant la flamme ; dire ces visages, ils n'aspirent plus qu'au terrier d'un vieux soleil où disparaître ; dans le piano mécanique frappe le feutre des âmes en bois, et vous, même corps tenu debout sur le fond de la terre, la pluie a fait noircir encore vos silhouettes

IX.

 apprendre à revenir à la ligne, mais qui pour nous y contraindre ? montrez-nous où va se greffer la lumière sous la peau de la nuit, par où l'allée rèche des phrases à travers la campagne enneigée, dans les vieilles artères la germination des flocons, des réverbères, points crus dans la craie du brouillard avant le jour ; on vous regarde, sous la sangle du givre, tombés, et la housse sur soi qui s'affale du visage, haillon vers les genoux pendu, la honte à jamais refermée, qui s'y penche touche le sang des bêtes à la mâchoire, bêtes gisant sur la prise dure d'un sillon, on vous regarde, portrait malgré soi tenu, comme une taie devant l'œil, et s'imposant sans répit le pêle-mêle de vos mouvements

 

Marie-Laure Zoss, "Où va se terre la lumière", dans Conférence, n° 28, printemps 2009, p. 55 et 63.

 

09/04/2018

Ceija Stojka, Nous vivons cachés, Récits d'une Romni à travers le siècle : recension

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   Les Roms ne sont généralement pas bien considérés en France — ne parlons pas de leur sort, par exemple, en Hongrie —, sauf s’ils sont musiciens comme, aujourd’hui, Biréli Lagrène (mais oui ! on aime la musique manouche !) ou, hier, Georges Cziffra (ah bon, c’était un Rom ?). Ceija Stoika vivait en Autriche quand son père a été arrêté, en 1941, et assassiné par les nazis à Dachau ; ensuite, ses grands-parents subirent le même sort, et il y eut un répit : elle et toute la famille ont été déportées à Auschwitz. Elle avait 11 ans.

S ., bien longtemps après, a pris la plume et raconté, s’il est possible de « raconter » ce qu’est un lieu d’extermination : « J’en rêve toute le temps. Des barbelés, des gémissements, des cris des gens », disait-elle dans un entretien en 1987. Ce qu’elle rapporte, sans doute l’a-t-on déjà lu dans d’autres témoignages mais, outre que les écrits des rescapés de la communauté romani sont rares, il est nécessaire que ces temps où des hommes en détruisaient d’autres au nom d’une imaginaire pureté raciale ne soient pas oubliés.

   Ce qui doit rester en mémoire, c’est que le rejet de ceux qui étaient différents — des nomades comme les Roms, ou des Juifs — conduisaient à élever des poux à typhus dans des couvertures, à jeter des hommes et des femmes vivants dans des puits emplis d’huile et à y mettre le feu quand les crématoires ne suffisaient plus à les brûler, à affamer les déportés, à plonger l’hiver dans l’eau glacée une femme pour la punir de ne pas marcher assez vite. Etc. Et C. S . rapporte que les femmes SS ne le cédaient en rien aux hommes pour la cruauté.

   Après Auschwitz et Ravensbrück, C. S. et sa mère ont connu Bergen-Belsen, où les morts, tant ils étaient nombreux, étaient laissés en tas à côté des baraques. Les déportés durent creuser de longues fosses, selon les SS pour qu’ils disposent de latrines, mais les déportés surent au moment de la libération du camp qu’elles devaient être leur tombeau. Les Anglais les libèrent en avril 1945, s’occupent des rescapés qui, après un repos nécessaire, retournent par leurs propres moyens chez eux. C. S. et sa mère retrouvent Vienne et, rapidement, une des filles, puis les deux garçons les rejoignent. Une autre vie commence.

S. n’a pas alors quatorze ans et elle apprend à mieux lire et à écrire le temps passé à la ville ; ensuite, c’est le long temps du voyage en roulotte. Retenons quelques épisodes de leur vie qui éclairent sur la manière dont, très souvent, étaient perçus les Roms. Une fermière leur donne un poussin, qui vit en bonne entente avec les chevaux mais qui provoque régulièrement les questions des gendarmes, au point qu’une fois C. S. doit retourner à la ferme pour avoir un "certificat de naissance". Lorsqu’elle a eu besoin d’une carte d’identité, le fonctionnaire lui fait « très bien sentir toute la haine qu’il avait pour » elle. Enfin, sur un marché, la mère de Ceija, alors qu’elle vendait des tapis, un homme ayant vu son tatouage de déportée lui cracha qu’Hitler n’en avait pas assez supprimé. À l’inverse, la famille est chaleureusement reçue dans des fermes l’hiver ; alors, « deux mondes différents se rencontraient, celui de la Romni voyageuse et celui de la femme enracinée » et ces deux mondes s’acceptent sans difficulté.

   Les changements dans la société conduisent C. S., comme d’autres Roms, à abandonner la vie en roulotte et à s’établir à Vienne. Beaucoup plus tard, au début des années 1980, elle entreprend de raconter ses expériences, d’abord sur des bouts de papier ; Karin Berger, qui recueille des témoignages de femmes sorties des camps nazis, la rencontre et l’encourage, conduit des entretiens (deux sont présents dans ce livre), écrit ensuite sa biographie et tourne deux documentaires avec elle (Ceija Sojka, portrait d’une Romni a été diffusé sur Arte). Parallèlement, C. S. dessine et peint — une partie de ses œuvres a été exposée à Paris. Ce besoin de laisser des traces des années terribles de l’enfance, de peindre est lié à la nécessité, comme elle le dit dans un entretien, « de sortir au dehors » : « nous devons nous ouvrir sinon un jour, il peut arriver que tous les Roms disparaissent dans un trou ». On ne saurait mieux dire.

   Le livre est accompagné de photographies, de C. S. et de sa famille. Sabine Macher avait traduit, pour le même éditeur, Je rêve que je vis ? Libérée de Bergen-Belsen (2016) et elle restitue avec bonheur la précision et la simplicité de l’écriture de C. S. Un livre à introduire dans toutes les bibliothèques publiques et scolaires.

 

Ceija Stojka, Nous vivons cachés, Récits d’une Romni à travers le siècle, traduction de l’allemand Sabine Macher, isabelle sauvage, 2018, 296 p. 27 €. Cette recension a été publiée sur Sitaudis le 21 mars 2018.

 

 

 

 

 

08/04/2018

Carl Rakosi, Le vieil homme, traduction Jacques Roubaud

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Le vieil homme

 

Pour commencer les poils

poussèrent plus touffus sur sa poitrine

et sur son ventre

mais plus rares sur le sommet

de son crâne .

 

ensuite du gris apparut

sur le côté droit

de sa poitrine.

 

un jour se regardant

dans un miroir

il aperçut des poils

gris, épais, dans ses narines.

 

alors il admit

qu’il devait reconnaître

que l’âge était venu.

 

le vieil homme

sortit ses dents

du verre d’eau

et se servit

une petite saucisse.

 

jeune garçon

il était di pressé

de devenir vieux

maintenant il se sentait plus jeune

que jamais.

 

Carl Rakosi, traduction Jacques

Roubaud, dans Traduire, journal,

NOUS, 2018, 102-103.

 

 

 

07/04/2018

Julien Bosc, Le Verso des miroirs

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je vis aux lisières de la terre et de la mer

le long d’une rivière défaite

un vertige

une bascule

une volée d’étourneaux dans la brume

 

des portes se referment

le vent bégaie

une étincelle allume la bougie

les laves forgent un rivage

deux premiers mots murmurent

 

Julien Bosc, Le Verso des miroirs, Atelier de

Villemonge, 2018, p. 3. © Photo Chantal Tanet

 

 

 

 

 

 

 

06/04/2018

Maine de Biran, Journal intime

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17 mai 1815.

 

J’ai éprouvé ce soir, dans une promenade solitaire, faite par le plus beau temps, quelques éclairs momentanés de cette jouissance ineffable que j’ai goûtée dans d’autres temps et à pareille saison, de cette volupté pure, qui nous semble arracher à tout ce qu’il y a de terrestre, pour nous donner un avant-goût du ciel. La verdure avait une fraîcheur nouvelle et s’embellissait des derniers rayons du soleil couchant ; tous les objets étaient animés d’un doux éclat ; les arbres agitaient mollement leurs cimes majestueuses ; l’air étaient embaumé, et les rossignols se répondaient par des soupirs amoureux auxquels succédaient les accents du plaisir et de la joie. Je me promenais lentement, dans une allée de jeunes platanes, que j’ai plantés il y a peu d’années. Sur toutes les impressions et les images vagues, infinies, qui naissaient de la présence des objets et de mes dispositions, planait ce sentiment de l’infini qui nous emporte quelquefois vers un monde supérieur aux phénomènes […].

 

Maine de Biran, Journal intime, Plon, 1927, p. 153.

05/04/2018

Jean-Pierre Verheggen, Ni Nietzsche, Peau d'Chien

 

Le cas Cosima (Mystère ?) Le cas Vaginer ?

 

                                     Turin, 3 octobre 1888

 

Lorsqu’il le veut diminué, réduit, c’est : Wagner est un bébé 8 Un bébé mongol et incontinent qui fait du pisse-copiemusical dans ses Pampersifal !

 

Lorsqu’il le voir trop encombrant, c’est : Wagner est un Persifalstaf de Mes Deux qui fait couac sur couac comme un violoneux.

 

C’est évidemment excessif. Discourtois. Voire bêtasse et injurieux !

De plus, c’est injuste pour l’opéra de son exami.

Mais c’est ainsi !

Nietzsche fait de tout un cas

Un cas Pohl !

Un cas Nohl !

Un pot d’Kohl !

Un cas Fritzsh !

Des caprices !

 

Tout sauf un cas cliNietzsche !

 

Le cas des cas !

Celui pour lequel il fait le grand Caruso béat !

Son aria !

Son Ariane !

 

Sa Wagner’s Madame

 

Son.

Sa.

(C’est cosiment ça !)

 

Cosima !

 

Jean-Pierre Verheggen, Ni Nietzsche, Peau d’Chien !,

TXT, 1983, p. 34.

 

04/04/2018

Fernando Pessoa, Bureau de tabac

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(Mange des chocolats, petite,

Mange des chocolats !

Dis-toi que toute métaphysique est chocolats.

Dis-toi que toutes les religions n’en apprennent

     pas plus que la confiserie.

Mange, petite sale, mange !

Si je pouvais manger des chocolats avec autant

     de conviction !

Mais, moi je pense, et quand j’enlève le papier

     d’argent — une simple feuille d’étain —

Je jette tout par terre, comme j’ai jeté ma vie !)

 

Fernando Pessoa, Bureau de tabac, traduction Rémy

Hourcade, éditions Unes, 1993, p. 23.

03/04/2018

Jules Supervielle, La Belle au Bois dormant

 

jules supervielle,gravitations,la belle au bois dormant

La Belle au Bois dormant

 

Amphidontes, carinaires, coquillages

Vous qui ne parlez qu’à l’oreille,

Révélez-moi la jeune fille

Qui se réveillera dans mille ans,

Que je colore la naissance

De ses lèvres et de ses yeux,

Que je lui dévoile le son

De sa jeunesse et de sa voix,

Que je lui apprenne son nom,

Que je la coiffe, la recoiffe

Selon mes mains et leur plaisir

Et qu’enfin je la mesure avec mon âme flexible !

Je la reconnais, jouissant de sa claire inexistence

Dans le secret d’elle-même comme font les joies à venir,

Composant son sourire,

En essayant plusieurs,

Disposant ses étamines

Sous un feuillage futur,

Où mille oiseaux, où mille plumes

Essaient déjà de se tenir,

Allumant des feux d’herbages,

Charmant l’eau loin de ses rives

Et jouant sur les montagnes

À les faire évanouir.

 

Jules Supervielle, Gravitations, Poésie / Gallimard,

1966, p. 122-123.

02/04/2018

Ossip Mandelstam, De la poésie

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De la poésie

 De l’interlocuteur, I

    Ce qui chez le fou produit sur vous la plus terrible impression de démence, pouvez-vous me le dire ? Est-ce la dilatation des pupilles parce que s’absente, ne fixant rien en particulier, le regard vide ? Les paroles insensées parce que s’adressant à vous elles vous ignorent et n’ont que faire d’une existence qui ne les intéresse absolument pas ? L’indifférence terrible dont il fait preuve, voilà ce qui au plus haut point nous angoisse. Rien n’est plus intolérable pour l’être humain que d’en rencontrer un autre pour lequel il n’est rien ? Une signification profonde imprègne cette hypocrisie culturelle qu’est la courtoisie, grâce à quoi nous soulignons à chaque instant l’intérêt qu’on porte à autrui.

[…]

 

Ossip Mandelstam, Œuvres complètes II, Œuvres en prose, traduction Jean-Claude Schneider, Le bruit du temps, 2018, p. 311.

01/04/2018

Gertrude Stein, Stanzas in meditation, traduction Jacques Roubaud

              Stein Gertrude.jpeg 

Stanzas in meditation

 

deuxième partie, strophe quatorze

 

ce n’est pas seulement tôt qu’ils ne font aucune faute

le rouge-gorge et le rossignol

ou plutôt ce qui peut ce qui

peut ce qu’il ce qu’ils peuvent choisir ce qu’

ils savent ou n’aiment pas qu’

ils fassent cela une seul e fois ou pas pareil

et non seulement à ce moment où il leur plaît

d’avoir été absorbés entièrement

et ainsi le trouvent-ils

et ainsi sont-ils

là qui n’est pas seulement ici mais ici aussi bien que là.

ils aiment tout ce que j’aime.

 

Gertrude Stein, traduction de Jacques Roubaud, dans son

Traduire, journal, nous, 2018, p. 70.