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30/06/2016

Christian Bachelin, Neige exterminatrice

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Grince une tôle un tuyau hurle

Immémorialement mystère et solitude

Sur les palissades stagne le sang étrange

Une ortie blanche obsède la pâleur du temps

 

Descente d’Eurydice au tombeau écarlate

En hiver sous la haute neige de misère

Dans le brouillard d’angoisse erre la mort tzigane

Chevelure dénouée au gouffre des mansardes

 

Seriez-vous morte ou prise d’un autre silence

Mémoire de l’enfance hibernante mémoire

Comme une ombre en allée de moi-même et menant

Son destin parallèle en des châteaux d’absence

 

Dans le pli des rideaux neige la solitude

Schizophrénie et brumes des contrées occultes

À contre jour vivant des présages du ciel

S’enchante la misère à la fenêtre abstraite

 

Christian Bachelin, Neige exterminatrice, Poésies 1967-2003,

Préface de Valérie Rouzeau, Le temps qu’il fait, 2004, p. 94.

 

29/06/2016

Li Yù (937-978), Les sens de l'Absent

Tracé sur un mouchoir comme sur une tablette funéraire

 

Pâle et frêle

Notre vie a flotté.

Mes années de vigueur

Ont perdu ta grâce et ta beauté.

 

[Le mouchoir] essuie la sueur

De ta main. Reste une tache

Qui embaume.

Il te touche le sourcil.

Demeure la ténèbre du fard.

 

Li Yù (937-978), Les sens de l’Absent, traduit

du chinois et présenté par Thierry Faut, dans

L’étrangère, n° 40-41, décembre 2015.

28/06/2016

John Ashbery, Fragment

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Le quartier restant est fermé en avril. Tu

Vois les intrusions assombrir son visage

Comme dans le souvenir qui t’est resté d’une

Tolérance antérieure qui s’épuise dans sa

Retombée à des fins hermétiques,

La compassion des fleurs jaunes.

Jamais notées dans les signes du jour oblong

Les flammes à dents de scie et le point d’un autre

Espace non donné, et encore que ne faisant défaut

Jamais encore imaginé : l’injonction d’un instant.

 

John Ashbery, Fragment, traduction Michel Couturier,

Seuil, 1975, p. 23.

27/06/2016

Jacques Audiberti, Poésies 1934-1948

 

                              jacques audiberti,poésies,raminagrobis,georges perros,vivre

                          Raminagrobis

 

Mangez, mes petits ! Mangez, mes petits ! Mangez !

Demain nous aurons nos sites changés.

Demain nous saurons, de la mort, la tendre,

la seule raison qui n’est que d’attendre.

 

Buvez, mes petits ! Buvez, mes petits ! Buvez !

Demain nous aurons nos pouces lavés.

Nous pourrons, demain, sous la pamplemousse,

graisser, des saisons, le dard, s’il s’émousse.

 

Aimez, mes petits ! Aimez, mes petits ! Aimons !

Nous sommes des feux vêtus de phlegmons.

Nous font, nous guettant, fléchir goutte à goutte

trop d’yeux sur ces murs et sur cette voûte.

 

Mourez, mes petits, mourez, mes petits, et tous !

Qu’il n’en reste un seul, eût-il nom Titous.

Il rebâtirait un temple quelconque.

 

La pierre des soirs tourne dans la conque.

 

Jacques Audiberti, Poésies 1934-1948, préface de

Georges Perros, Gallimard, 1976, p. 94.

 

 

25/06/2016

Pierre Pachet, Autobiographie de mon père

                 Pierre Pachet, autobiographie d mon père, enfance, ennui, vie intérieure

En hommage à Pierre Pachet, 1937-21 juin 2016

 

   Dans l’enfance, je m’ennuyais beaucoup. Je vois avant tout l’enfance livrée à de longs déserts d’ennui, impossibles à traverser, pendant lesquels le corps est torturé, livré au temps, à l’incompréhensible attente. Seule ma mère avait la sympathie et la finesse nécessaires pour me comprendre et m’aider : elle acceptait de bonne grâce de jouer avec moi à la bataille, aux dominos, à la belote à deux, lorsque je n’avais pas d’amis sous la main. Mon père, lui, n’émergeait de son travail que pour rechercher le repos, en « s’allongeant » ou en allant se promener. Mais l’ennui, chez moi, ne voulait pas des promenades.

   Pourtant une fois — une fois qui a dû se produire de nombreuses fois que ma mémoire condense parce que d’abord mon expérience l’a ressentie comme une seule fois, une fois venant après beaucoup d’autres mais enfin saisie comme telle — une fois, prenant en pitié mon corps et mon âme torturés, mon père me dit : «  Tu t’ennuies ? Tu n’as qu’à avoir une vie intérieure ! Alors tu ne t’ennuieras jamais. »

 

Pierre Pachet, Autobiographie de mon père, Belin, 1996, p. 5.

24/06/2016

Tristan Corbière, Les Amours jaunes

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   Soneto a Napoli

     All’sole, all’luna

     All’ sabato, all’canonico

          E tutti quanti

          Con pulcinella !

 

Il n’est pas de Samedi

Qui n’est soleil à midi ;

Femme ou fille soleillant

Qui n’ait midi sans amant !...

 

Lune, Bouc, Curé cafard

Qui n’ait tricorne cornard !

— Corne au front et corne au seuil

Préserve du mauvais œil.

 

L’ombilic du jour fuyant

Son macaroni brûlant,

Avec la tarentela ;

 

Lucia, Maz’Aniello,

Santa-Pia, Diavolo,

— Con pulcinella —

 

Tristan Corbière, Les Amours jaunes,

dans Charles Cros, T. C., Œuvres

Cpmplètes, Pléiade/Gallimard, 1970, 784.

23/06/2016

Jacques Réda, La course

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                         Gitans à Montreuil

 

Dans les vergers à l’abandon qui dominent Montreuil

   Les filles des Gitans fument près des roulottes

   Sous des cordes à linge où sèchent leurs culottes,

   Elles rôdent avec la grâce du chevreuil.

 

On n’ose jeter en passant qu’un rapide coup d’œil

   Des vieilles à l’affut suspendent leurs parlotes

   (Les hommes sont allés vendre des camelotes

   Dans le grand déballage, en bas). Pourquoi ce deuil

 

   Au fond de la lumière, alors qu’elle irradie,

   Et dans l’air vif ce goût fade de maladie ?

   Les filles des Gitans ont beau se déhancher,

 

   L’espace fourbu gît sous ses propres décombres :

   Cabanes à lapins, potagers à concombres

   Sous la fumée inerte et sans feu d’un pêcher

   Rose.

 

Jacques Réda, La Course, Gallimard, 1999, p. 46.

22/06/2016

Philippe Beck, Opéradiques

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             Hilarité

 

Je refais l’opéra des enfants,

leurs planches tachetées usinées,

les rues barrées

avant le poème scénique,

l’opus couvrant, que Berg tient

en respect en principe.

Les enfants lisent la presse

depuis cent ans. Enfants réalisants.

Ils mélologuent,

ils connaissent la méthode

du rire. Le ballet retournant.

Le dérampement.

Wallacetown maintenant.
Blackness maintenant.

Balfour Street

en demi-lune méthodique

et aventurée.

Le bâton est électrisé.

Il électrise la panthère.

Pré-musiquée.

 

Philippe Beck, Opéradiques, Poésie /

Flammarion, 2014, p. 71.

21/06/2016

Christian Prigent, Les Amours Chino : recension

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                                                    Une aventure de lecture

 

   La lecture des Amours Chino est difficile et c’est bien une aventure de l’entreprendre, dans la mesure où l’on abandonne très vite l’idée de retrouver la logique à l’œuvre dans la quasi totalité des romans publiés. Ce qui apparaît rapidement, c’est « le mélange d’une élocution littéraire sophistiquée à des effets d’idiotie bouffonne »(1). Je m’attacherai à décrire cette « ruse rhétorique » (idem) par laquelle le texte échappe à la figuration, à l’ornement, au sens donné.

   Le livre se présente, dans un avertissement en ouverture, comme continuant Les Enfances Chino

(2014) : défini comme une « dévalée d’adolescence à sénescence », il comprend des éléments biographiques, « Exclamation rétro-éberluée pas loin de la ligne d’arrivée : « Ah, nos amours ! » » (p. 9). C’est un roman en vers, ce qui aujourd’hui apparaît sans doute paradoxal à beaucoup de lecteurs. Les exemples en français non pas de romans en vers — on cite (toujours) Chêne et Chien de Queneau —, mais d’ensembles de vers avec pour matériau principal la biographie, ne sont pas rares ; au hasard : Une Vie ordinaire (Georges Perros), Marcher au charbon et la suite (William Cliff), Autobiographie au père absent (Jean-Luc Sarré).

   Roman ? Les Amours Chino en conserve les caractères connus, avec des personnages (Chino, des femmes, divers comparses), une histoire (celle de Chino), des chapitres — 18, de longueur inégale — dont certains titres laissent prévoir une histoire (‘’Chino au bocage’’, ‘’Chino surpris par l’amour’’), d’autres un épisode de la vie en société (‘’Chino Mao’’) ou une réflexion sur un écrivain (‘’Chino lit Diderot’’). L’ensemble compte 285 poèmes toujours composés de 3 quatrains ; les vers ont majoritairement 11 ou 9 syllabes, souvent mêlés, quelques-uns de 7 syllabes, mais on lira aussi des vers de 10 ou 12 syllabes. Ils sont presque toujours rimés ou assonancés (dunes/légumes ; bombe/ombre), la rime étant parfois pour l’œil (botox/porno x ; skype/prototype) ou absente (passé/en/plage/image (58) ; thé/ras/pieds/graviers (90), etc.). Indications sommaires, plus intéressants sont divers éléments qui perturbent la lecture au point de la miner.

   Commençons par le plus visible : on lit des enjambements tels que le mot en fin de vers se trouve coupé (impéti/Go ; l’a/Rtiste ; etc.), jusqu’à rendre la restitution orale difficile (il le v/Eut). La lecture fait apparaître la fonction quelquefois burlesque de ces coupures — je retiens un exemple : « Ah qu’alibi Madame soit la libi /Do que nulle image en pierre ido/Lâtrée » (112) ; on relèvera des dizaines de jeux analogues avec les sons, comme « on/Ne voit pas c’est con mais qu’on sait là » (231), leur compréhension n’étant pas toujours immédiate : « conden/S & fendu » (64). Le mot tronqué peut former avec son complément un calembour : « ébulli/Sillons » (85), « un petit mot char/Mant songe » (282) ; etc. ; il a aussi une fonction sémantique forte, comme le montre l’usage du mot ‘’con’’.

   Dans un poème du chapitre ‘’Chino Mao’’, où se succèdent des parodies de la pseudo formation reçue par les militants, la coupe du mot à la rime met en relief ce qu’était l’endoctrinement dans les groupes maoïstes français des années 1970 : « Camarade tu notais au logis mon / Progrès en idée mon top niveau de con/Science » (143). Mais ‘’con’’ est beaucoup plus souvent au sens de ‘’sexe féminin’’, partie d’un mot à la rime et en relation avec ‘’cul’’ : « cu/Lottes – con/Ciliante » (319). On relèvera plusieurs fois à la rime ‘’con’’ (= ‘’idiot’’ ou ‘’sexe’’), ‘’cul’’, et une série de mots relatifs au corps (féminin ou masculin) et à l’activité amoureuse : seins, toison, moniche, fente, sexe, déduit, queue, fesse, nue, couilles, bite, foutre, foutré, baiser, putain, (je) jouis, libido, cœur, amoureux, amour, je t’aime.

   Il s’agit bien de trouver une forme en exploitant les possibilités des discours classiques. Ainsi, l’allitération et l’assonance, vantées par les manuels, peuvent être accumulées au point que les vers deviennent difficiles à lire : « …ou pas (plutôt pas) plus un pas plu/Tôt vita évitée nova zéro bo/Bo d’alibi de libido no/Sanglots d’émoi en gloire ni glu//etc. », 338. C’est pourquoi aussi des rimes en usage chez les Grands Rhétoriqueurs de la fin du xve siècle sont reprises, comme les rimes annexées qui veulent la reprise de la rime au début du vers suivant : « amères/Mères, acier/Scié, gravier/&, mer/Merdeuses, sur/Surfaces ; etc. (314). Sont également introduits de nombreux anagrammes (comme « rosies d’osiers », 53, « en outre troue », 114 ; etc.), un acrostiche (27), un oxymore (« astre énorme noir aveuglant », 91), des onomatopées (plic ploc, miam, zzz, crac, plouf, bzzz, etc.), des calligrammes (V pour le sexe féminin), des formes anciennes (onc, emmi, jà, sade (pour ‘’sexe féminin’’), etc.), un vocabulaire familier (grolle, deuze) ou régional (drache, s’achienner), des néologismes (inardeur), des élisions (audsus, d’poule), le remplacement d’un mot par un chiffre (« Lame 1 » se lisant ‘’la main’’).

  

   Ce qui est également remarquable, quand on abandonne l’attention à la métrique, c’est l’abondance des références ou des allusions aux œuvres. Rien de nouveau chez Christian Prigent, certes, cependant dans ces courts poèmes l’intrusion de noms, de citations (avec ou, le plus souvent, sans nom d’auteur) et de fragments plus ou moins reconnaissables, accentue le caractère polyphonique de l’ensemble ; à la pluralité des jeux dans la langue se mêle la pluralité des voix venues d’autres livres, d’autres langues, d’autres moments de l’Histoire. Cela commence par le titre même, Les Amours Chino (comme Les Enfances Chino), qui calque la syntaxe du Moyen Âge — voir Les Enfances Ogier, Les Enfances Vivien, etc. —, syntaxe conservée dans Hôtel-Dieu. Le Moyen Âge est également présent avec l’allusion à l’épisode du « sein de Guinier » et de « Caradoc au Gros-Bras » (35), pour le moins sibylline quand on ignore un petit roman qui continue le Perceval de Chrétien de Troyes. Résumons : un serpent s’est enroulé autour du bras de Caradoc, Guinier présente son sein au serpent qui le mord, le frère de la jeune fille lui coupe le bout du sein en voulant tuer le serpent, bout qui sera remplacé par la bosse d’or d’un bouclier… Cette histoire apparaît à propos du séjour de Rousseau à Venise et de sa relation à La Zulietta : « Je m’aperçus qu’elle avait un téton borgne » (Confessions), soit chez Prigent « un pneu raplapla côté ro/Ploplo » (34).

   Il n’y a aucune homogénéité temporelle dans la mosaïque des voix introduites, de Virgile à Baudelaire, de Heine à Beckett, de Rubens à Giacometti, de Hölderlin à Proust, de Corrège à Jarry, du texte (de Clemens Brentano) d’un lied de Brahms à une citation de Joyce…, et cette homogénéité est explicitement refusée par le fait que les langues se mêlent : le français, l’allemand, l’anglais, l’italien, le grec, le latin, le japonais. Rimbaud donne un titre, « 1958, « en cette jeune Oise » » (53) et une parodie : « Si j’ai du goût c’est pas pour la terre/(dinn ! dinn ! dinn !) ni pour les pierres » (37), où l’on reconnaît ‘’Alchimie du verbe’’ ; « Et l’unique cordeau des trompettes marines » d’Apollinaire est adapté en « fin des lunatiques corps/D’eau des trempettes marines » (183). Chino lit Diderot(2) et écrit en reprenant des fragments de lettres à Sophie Volland, et emprunte ailleurs aux lettres de Sade ; dans (1987, imitation), in memoriam G[eorges] B[ataille], la variation à partir des mots ‘’tombe’’ (= tombe et tomber) et ‘’robe’’ provient d’une phrase de Bataille(3) : « Je pense comme une fille enlève sa robe. » Ne pas oublier que Prigent se cite, reprenant Étude de nu, et qu’à côté d’une allusion à Jaufré Rudel ou à la Dame du Lac, il donne le titre d’une chanson (« Cry baby cry ») des Beattles et le nom de groupes punk (Clara Vénus, Siouxsie).

 

   Ces relevés pourraient laisser penser que Les Amours Chino est un étrange magma de voix discordantes, ce qui oblige à lire deux ou trois fois bien des poèmes. On peut répondre que « la dimension de l’illisibilité est intrinsèque à ce type de rapport particulier à la langue et au réel qu’on appelle littérature »(1). Ce roman est une forme « plutilingue, selon le mot de Bakhtine, pour que quelque chose du réel, impossible à restituer, soit perçu, quelque chose que Christian Prigent nomme, comme Beckett, l’« innommable » ». On peut répondre aussi que cette langue sans cesse en mouvement dans laquelle sont écrits les poèmes est, toujours, jubilatoire.

   Pour conclure, si l’on isole des fragments de ces Amours Chino, s’esquisse quelque chose de la manière dont Christian Prigent vit le réel, même si « maudit/Soit ce dégoulinement de soi » (175). Je retiens un regard souvent désabusé sur lui-même et la société contemporaine — « la vie ça pue » (281), « la nature pue » (289), et le sentiment de la mort, de la décomposition toujours proche : « rien à dire qui dure » (289), « tout est vou/É aux ruines jeunes béton » (323). Je retiens aussi les très nombreuses occurrences de ‘’bleu’’ (et dérivés), dans Les Amours Chino couleur ambiguë, positive et négative, « Car le blues du cul cinglé est bleu (couleur/De la douceur buée-de-ciel de la douleur) » (231).

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  1. Dans Silo, sur le site des éditions P. O. L , où Christian Prigent reprend des essais et des entretiens publiés dans des revues et des volumes collectifs.
  2. Prigent a publié Suite Diderot (Ficelle, 2011)
  3. Georges Bataille, L’expérience intérieure, Gallimard, 1954, p. 216.

 

Christian Prigent, Les Amours Chino, Roman en vers, P.O.L, 2016, 350 p., 15 €. Cette note de lecture a paru sur Sitaudis le 5 juin 2016.

 

  

  

 

 

 

 

 

 

 

 

20/06/2016

Raymond Queneau, Pour un art poétique

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Un train qui siffle dans la nuit

C’est un sujet de poésie

Un train qui siffle en Bohême

C’est là le sujet de poème

 

Un train qui siffle mélod’

Ieusemet c’est pour une ode

Un train qui siffle comme un sansonnet

C’est bien un sujet de sonnet

 

Et un train qui siffle comme un hérisson

Ça fait tout un poème épique

Seul un train sifflant dans la nuit

Fait un sujet de poésie

 

Raymond Queneau, Pour un art poétique, dans

Si tu t’imagines, Le point du jour/Gallimard, 1952,

  1. 251.

19/06/2016

Paul Claudel, Connaissance de l'Est

 

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                                                      Heures dans le jardin

 

   Il est des gens dont les yeux tout seuls sont sensibles à la lumière ; et même qu’est, pour la plupart, le soleil, qu’une lanterne gratuite à la clarté de quoi commodément chacun exécute les œuvres de son état, l’écrivain conduisant sa plume et l’agriculteur ses bœufs. Mais moi, j’absorbe la lumière par les yeux et par les oreilles, par la bouche et par le nez, et par tous les pores de la peau. Comme un poisson, j’y trempe et je l’ingurgite. De même que les feux du matin et de l’après-midi mûrissent, dit-on, comme des grappes de raisin encore, le vin dans sa bouteille qu’on leur expose, le soleil pénètre mon sang et désopile ma cervelle. Jouissons de cette heure tranquille et cuisante. Je suis comme l’algue dans le courant que son pied seul amarre, sa densité égalant l’eau, et comme ce palmier d’Australie, touffe là-haut sur un long mât juchée de grandes ailes battantes, qui, toute traversée de l’or du soir, ploie, roule, rebondit dessus de l’envergure et du balan de ses vastes fonds élastiques.

[…]

Paul Claudel, Connaissance de l’Est [1900], Poésie/Gallimard, 1974, p. 132-133.

18/06/2016

Jean-Paul Michel, Générosité de l'ellipse, dans L'Étrangère

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                  Générosité de l’ellipse (Du fragment)

 

                                                   1

 

   La légitimité du fragment se soutient de l’impossibilité de « tout dire ».

 

« Tout dire » supposerait que se puisse dire le tout. On peut craindre que cette condition préjudicielle ne soit pas offerte de droit à nos langues. Un pur désir de la totalité du vrai pourrait seulement ouvrir, en cela, devant le sujet de ce désir, carrière à des travaux inachevables. Il y a de l’impossibilité à dire.

   Nos facultés de dire tiennent aux puissances de symbolisation du langage, augmentées de la ressource des compositions d’effets sensibles qui sont la matière de nos arts. Ces opérations paradoxales donnent un bord désirable à nos mondes. Les bienfaits qu’elles prodiguent aux mortels sont une provende sans prix. Aussi bien, l’incessante « chasse » de ces figures laisse un reste.

 

Ce reste parle à notre mélancolie.

 

Il est immense.

 

Jean-Paul Michel, Générosité de l’ellipse, dans L’Étrangère, n° 35-36, 2014.

17/06/2016

Yves di Manno, Embuscade, dans Koshkonong

                                            Di_Manno_Bertini_pageAuteur.jpg

Embuscade

 

o, i flottants

 

: nuit d’Afrique sur

l’étendue de la

campagne sillonnée

de wagons indécis

 

disque rouge trouant

le ciel juste au-dessus

de la ligne des arbres

 

: lances érigées par

centaines immuables

inventant leurs

tribus face au néant

 

vert dans le noir

: masse unanime

: ciel absent

 

(l’assaut est sans

doute imminent

 

Yves di Manno, ‘’Embuscade’’, dans

Koshkonong, n° 9, hiver 2015, p. 18.

16/06/2016

Christian Prigent, Les Amours Chino

                                        Christian Prigent.jpg

             Chino lit Diderot

 

                       (Adieu)

 

Adieu ma tendre amie adieu bonsoir eh

Bien adieu adieu adieu mon amie &

Adieu ah ! adieu âmes célestes eh bien

Adieu les jolies promenades adieu vingt

 

Fois ma bonne amie ! courage ! & adieu oui

Adieu non à demain adieu je l’ai dit

Mille fois adieu ai-je assez bavardé ?

Adieu, que désiré-je ? à moi ! adieu, eh !

 

Adieu à moi à mon secours adieu oui

Adieu pour la troisième fois hélas si

Je l’ai dit adieu mais qui m’échauffa c’est

Vous oui : réponse sur le champ s’il vous plaît

 

Christian Prigent, Les Amours Chino, P.O.L,

2016, p. 213.

15/06/2016

Emil Cioran, De l'inconvénient d'être né

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Il fut un temps où le temps n’était pas encore… Le refus de la naissance n’est rien d’autre que la nostalgie de ce temps d’avant le temps.

 

   L’appesantissement sur la naissance n’est rien d’autre que le goût de l’insoluble poussé jusqu’à l’insanité.

 

   Dans les longues nuits des cavernes, des Hamlet en quantité devaient monologuer sans cesse, car il est permis de supposer que l’apogée du tourment métaphysique se situe bien avant cette fadeur universelle, consécutive à l’avènement de la Philosophie.

 

   Se lever, faire sa toilette et puis attendre quelque variété imprévue de cafard ou d’effroi.

   Je donnerais l’univers entier et tout Shakespeare, pour un brin d’ataraxie.

 

   On ne devrait écrire des livres que pour y dire des choses qu’on n’oserait confier à personne.

 

Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Idées/Gallimard, 1973, p. 25, 26, 29, 30, 37.