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30/04/2018

Déborah Heissler, Sorrowful Songs

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Rien que le ciel ouvert

 

                                                                                                Nuit

 

L’horizon comme un cheminement sans fin. Se perdre, ne pas insister. Bouches dans le silence. Trêve. Voir. Sentir. Jouir.

 

Tu le sais que quelque chose peut se passer. Que tu sens. Cri. Gorge. Nuit comme lignes qui se fondent.

 

                                                                                          Fruit brûlé

 

Tu — qui bat entre deux rythmes, juste amnésie à la langue de nos désirs. Corps inclinés, paupières closes.

 

Spasme lumineux du bleu sur la page contre le  soleil avant le jour. Creusement. Torsion de la voix et tournant ainsi étreinte ; dans le milieu du monde, rien que le ciel ouvert.

 

                                                                                          Lignes

 

 

Et qui manquent aux lèvres, traits de neige tenant la terre contre les vents. Impasse du seul geste de tes mains sur mes mains, habiles, ferventes.

 

Je t’ai rêvée bouche et nuque, pointes sèches des hanches déroulant la ligne d’horizon.

 

Esquisse.

 

[…]

 

Déborah Heissler, Sorrowful Songs, Æncrages & Co, 2015, np.

                                                                                                  

29/04/2018

Samuel Beckett, Les Os d'Écho et autres précipités

                   

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Alba

avant le point du jour tu seras présente

et Dante et le Logos et toutes les strates et tous les mystères

et la lune marquée d'infamie

occultés par la blanche muraille de musique

que suscitera ta présence avant le point du jour

 

 

sourd frisson suave de la soie

s'inclinant sur le ferme arec noir de la table d'harmonie

pluie sur les bambous fleur de fumée allée de saules

 

 

toi qui ne seras pas plus généreuse

même si par compassion tu t'inclines

pour contresigner de tes doigts la poussière

toi dont la beauté ne sera qu'un drap devant moi

affirmation de son propre principe abolissant la tempête des fantasmes

en sorte qu'il n'y a nul soleil et nul dévoilement

et nulle présence

moi seul et puis ce linceul

et mort éperdument

 

Samuel Beckett, Les Os d'Écho et autres précipités, traduit de l'anglais et présenté par Édith Fournier, éditions de Minuit, 2002, p. 24.

 

28/04/2018

Gisèle Prassinos, La vie la voix

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Aux abords de la ville    les maisons sont debout

Ici    elles sortent à peine du blanc.

La route sous les pieds    qui descend

le double rayon des roues.

Bâtons sur la page    les jardins morts.

La manche autour de mon cou

pour le bonheur.

Les doigts sans réponse

fleuriront au retour.

 

 

Le pont

le parapet

le précipice.

 

 

La tête bien sculptée sort du magasin

dans ses bras    une jacinthe se compare

sa bouche est le verre où je ne puis boire

pour elle on choisit le carmin

et le sucre des soirs.

 

 

L’idée du précipice

le parapet

le pont courant dans la nuit

le dernier funambule

vers la magie.

 

Gisèle Prassinos, La vie la voix, Flammarion, 1978, p. 55.

 

27/04/2018

Euphorbes, iris et thym près du Ventoux

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26/04/2018

Charles Olson, dans Jacques Roubaud, Traduire, journal

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     Le printemps

 

Le cornouiller

éclaire le jour

 

La lune d’avril

fait la nuit flocons

 

Les oiseaux soudain

sont multitude

 

Les fleurs ravinées

par les abeilles, les fleurs à fruit

 

jetées au sol, le vent

la pluie bousculant tout. Bruit —

 

sur la nuit même le tambour

de l’engoulevent, nous sommes aussi

 

occupés, nous labourons, nous bougeons,

jaillissons, aimons Le secret

 

qui s’était perdu ne se cache

plus, ne se révèle, dévoile

 

des signes. Nous nous précipitons

pour tout saisir Le corps

 

fouette l’âme. En grand désir

exige l’élixir

 

au grondement du printemps,

transmutations. L’envie

 

se perd qui se traîne. Le défaut du corps et de l’âme

— qui ne sont un —

 

le coq matinal résonne

et la séparation : nous te saluons

 

saison de nul gâchis

 

Charles Olson, dans Jacques Roubaud,

Traduire, journal , NOUS, 2018, p. 86.

25/04/2018

Oskar Pastior, Bac à sable, dans Jacques Roubaud, Traduire, journal

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                Bac à sable

 

Mon contraire est si dur à cuire que, si

j’étais son contraire, je ne serai pas. au cont-

raire : il est si indéracinable et coriace que, si

 

moi, je n’existais pas, il y serait encore, je ne

suis même pas son contraire. Lui au contraire : tellement

plus contraire que je ne le serai jamais. alors me

 

voilà et j’imagine avec jalousie qu’il est

mon contraire. Comme ça serait bon d’avoir un contraire

qui ne serait pas comme ça. dans mon bac à sable il

 

y a un personnage qui ne me plaît pas du tout, mais

qui est le contraire. mon bac à sable est ainsi

fait que mes personnages y sont, et jouent,

 

moi et mon contraire. même si un contraire

fait marcher les personnages, c’est dans le bas

à sable que nous sommes, et pas ailleurs, je suis un

 

personnage de sa epnsée et je pourrais bien, à mon avis, être aussi

mon contraire, supposons, que je suis si coriace et in-

déracinable, que je puisse être mon contraire,

 

supposons, que lui soit mon contraire ; supposons

que je ne sois pas le sien, ça serait si beau d’avoir

pour uune fois un contraire un petit moins dur à cuire.

 

Oskar Pastior, dans Jacques Roubaud, Traduire, journal,

NOUS, 2018, p. 256.

24/04/2018

William Bronk (1918-1999), dans Jacques Roubaud, Traduire, journal

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Life supports. 9. Été : airs

 

Et même avant cela l y eut quelqu’un

et il fit ça et ça.

 

Ça n’était pas très différent. Une profonde

 concentration nécessaire, plusieurs mains.

 

Il pensait que si jamais ils laissaient échapper

cela, ce serait perdu. Et cela se perdit.

 

Cela fut perdu. Il se passa beaucoup de temps.

Avant lui aussi il y eut quelqu’un.

 

Qi peut se souvenir de la         perte finale ?

La terre rend vagues les plus durs os enterrés.

 

Regarde, là, où nous sommes encore

dans l’espace particulier, pas le moment

 

où l’été les airs dépassent, et surpassent

comme les congrégations en l’air des oiseaux.

 

William Bronk, dans Jacques Roubaud, Traduire,

journal, NOUS, 2018, p. 221.

23/04/2018

Ghérasim Luca, Je m'oralise : recension

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Les éditions Corti ont mis sur leur site Je m’oralise, sous le titre "Ghérasim Luca par lui même" et avec la mention "Lichtenstein 1968 ; Introduction à un récital"; c’est, en effet, un texte de présentation de sa manière d’écrire, si dense qu’il est à lire en se reportant à son œuvre. Mais pourquoi l’éditer alors qu’il est connu et, même, commenté ? Parce que c’est la reproduction du manuscrit qui est proposée, accompagnée pour chaque séquence reproduite de dessins de Ghérasim Luca, dessins étranges, abstraits, composés de petits points, qui miment peut-être la mise en pièces des mots, mais aussi des "mouvements" de la voix, le « monde de vibrations » dans lequel l’auditeur baigne lors d’une écoute. À la suite de l’ensemble (qui avait été « écrit et dessiné en deux exemplaires »), le texte est transcrit en caractères romains. Ajoutons que le livre est un petit écrin de format à l’italienne (15cm x 10,5cm). 

Relisons Ghérasim Luca.

Ce qu’il expose, c’est le changement radical de la lecture / de l’écoute à quoi oblige sa pratique. Il n’est plus question de « désigner des objets » avec les mots, mais de travailler la forme qu’on leur connaît pour inventer de nouvelles relations et mettre au jour « des secrets endormis ». Ce refus du sens donné évoque une pratique différente qui vise le même objectif, celle de Jean Tardieu qui, dans Un mot pour un autre, fait surgir d’autres sens que ceux attendus. Pour Ghérasim Luca, la « transmutation du réel » est le but à atteindre. Le sens reconnaissable semble s’évanouir et des associations nouvelles se créent, avant elles-mêmes d’être le point de départ d’autres relations ; ainsi dans ce bref passage tiré de Héros-Limite, où du premier mot sortent un quasi homophone puis un second mot par une anagramme, etc. :

 

C’est avec une flûte
c’est avec le flux fluet de la flûte
que le fou oui c’est avec le fouet mou
que le fou foule et affole la mort de

 

Le poème est donc, littéralement, selon les mots de Ghérasim Luca, un « lieu d’opération » ; il faut poursuivre la métaphore et comprendre que la langue, considérée comme une « matière », est ouverte, démembrée, recomposée dans un mouvement continu. On pourrait dire que cette violence faite à "l’instrument de communication" commun, insupportable pour beaucoup, est une réponse à la violence des jours, celle qu’implique aussi l’instrument de communication, que Ghérasim Luca a connues, que chacun d’une certaine manière peut connaître. Il fait allusion à une tradition poétique et l’on peut penser aux tentatives, après la Première Guerre mondiale, de Tzara de défaire le sens de la langue.

La violence, ici comme hier, refuse la référentialité ; la répétition et le bégaiement, par exemple, empêchent à la référence de se constituer, la syntaxe et la morphologie sont saccagées par l’inventaire de ce que contient un son (un mot) :

 

 le crime entre le cri et la rime

ou

 

mou comme « mourir » ou comme
les poux qui grouillent dans « pouvoir »

 

 

Dans certains textes, l’attente d’un ensemble reconnaissable n’est pas satisfaite dans la mesure où le cheminement pour parvenir au mot est trop long. On suit ce parcours « inadmissible » dans maints poèmes, comme avec "Passionnémentdans Le Chant de la carpe :

 

pas pas paspaspas pas
pasppas ppas pas paspas
le pas pas le faux pas le pas
paspaspas le pas le mau
le mauve le mauvais pas
pasppas pas le pas le papa
le mauvais papa le mauve le pas

[etc.] 

 

On comprend que Ghérasim Luca préfère le néologisme « ontophonie » à « poésie » pour parler de ce qu’il écrit / lit — le mot apparaît d’ailleurs dans un de ses titres, Sept slogans ontophoniques *. Le mot valise « créaction » définit assez bien de quoi il s’agit— création par action sur les mots, la matière ; par la répétition et le bégaiement, l’énoncé perd sa structure linéaire et l’auditeur ou le lecteur, eux, perdent leurs repères. De même, le simple déplacement des lettres (« Je m’oralise) aboutit à superposer deux significations, comme si une autre langue vivait dans celle que l’on pratique habituellement ; parmi tous les exemples, je retiens la lecture des voyelles dans Paralipomènes ; il n’y est plus question de couleurs comme dans le sonnet de Rimbaud :

 

O   vide en exil       A   mer suave
I  mage               E  toile renversée             U topique

 

Ghérasim Luca, avec une force loin de tout consensus, fait comprendre qu’il n’y a pas de représentable, de mimésis en poésie, en littérature. Ne cessons pas de le répéter.

 

* Tous les textes de Ghérasim Luca sont disponibles aux éditions Corti. Héros-Limite, Le Chant de la carpe et Paralipomènes ont été repris ensemble dans la collection Poésie de Gallimard.

 

Ghérasim Luca, Je moralise, Corti, 2018, np;, 13 €. Cerre recension a été publiée sur Sitaudis le 26 mars 2018.

 

 

 

 

 

 

 

22/04/2018

Fernando Pessoa, Le gardeur de troupeaux

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Plutôt le vol de l’oiseau qui passe…

 

Plutôt le vol de l’oiseau qui passe et ne laisse pas de trace,

Que le passage d’une bête qui laisse sn empreinte sur le sol.

L’oiseau passe et oublie, et c’est très bien comme ça.

L’animal, là où il n’est déjà plus ne sert donc plus à rien.

Il montre qu’il était déjà là, ce qui ne sert à rien non plus.

 

La mémoire est une trahison de la Nature,

Parce que la Nature d’hier n’est pas la Nature.

Ce qui a été n’est rien et se souvenir c’est ne pas voir.

 

Passe, oiseau, passe, et apprends-moi à penser !

 

Fernando Pessoa, Le gardeur de troupeaux, traduction du portugais

Jean-Louis Giovannoni, Rémy Hourcade et Fabienne Vallin,

Editions Unes, 2018, np.

21/04/2018

Malcolm Lowry, Pour l'amour de mourir

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Des hommes dont le vent fait claquer le pardessus

 

Nos vies — mais nous n’en pleurons pas —

Sont comme ces cigarettes au hasard

Que, par les journées de tempêtes,

Les hommes allument en les protégeant du vent

D’un geste adroit de la main qui fait écran ;

Puis elles brûlent toutes seules aussi vite

Que s’aggravent les dettes qu’on ne peut pas payer,

Elles se fument si vite toutes seules

Qu’on a  à peine le temps d’allumer

La vie suivante, qu’on espère mieux roulée

Que la première, et sans arrière-goût+

Au fond, elles n’ont pas de goût —

Et la plupart, on les jette au rebut..

 

Malcolm Lowry, Pour l’amour de mourir, traduction

J.-M. Lucchioni, préface Bernard Noël, La Différence,

1976, p. 81.

20/04/2018

Laure Gauthier, Kaspar de pierre

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Marche I

 

   ai couru, nu d’automne vers les maisons basses

 

avec la lourdeur du gravier

et mes semelles de peau

 

Ce chemin vers rien de certain

 

qui se brise en bruissements rances

pas même une ronce connue, ni le terme.   ai caché, donc

mon visage en terre.

apaisé à la douceur de la morte, son odeur

 

 

Et que faire du dédale de l’air ?

 

Il bombb le poumon, ne sait que le tournoiement.

 

Tendu au monde    ai louché vers le soleil là-bas, et titubé plus loin, blanc d’absences et

 

Sans questions

 

Et jamais d’exclamation en moi, pas d’étonnement, ni même un trait ni le point.

 

Les orteils cramponnés sur les mottes inconnues

 

Il courrr vers le champ toujours à nouveau de tourne-

 

sols

[…]

 Laure Gauthier, Kaspar de pierre, La lettre volée, 2018, p. 7-8.

19/04/2018

Frédérique Germanaud, Intérieur. Nuit

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photo Michel Durigneux

[…]

Je dis dans le carnet cousu

 

Je mens

 

Par la fenêtre ouverte ça sent la neige ou le souvenir de la pluie

Ou celui de la casquette de mon père

Je la portais beaucoup je vivais le jour

 

L’inquiétude monte des miettes et du soir

Mon incurie

Je n’ai su appeler pour le cheval couché sur le flanc

 

Je ne sais jamais qui appeler

Est-ce cela l’abandon

Un cheval mort et personne

 

Seul le crayon soutient mon poids

 

Frédérique Germanaud, Intérieur nuit, le phare du cousseix, 2018, p. 13.

18/04/2018

Benoît Casas, L'agenda de l'écrit : recension

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C’est seulement dans la seconde moitié du xviie siècle (1662) que l’agenda est défini comme un petit carnet où l’on note ce que l’on a à faire ; l’agenda proposé par Benoît Casas a d’autres fonctions, la première étant de donner à lire 366 textes de 140 signes — c’est une année bissextile qui est retenue, Félix Fénéon, anarchiste jusqu’au bout, ayant eu le bon goût de mourir le 29 février 1944. Les règles de construction sont données : si l’indication de date correspond au jour de la naissance d’un écrivain, le texte est écrit à partir de mots tirés des deux premières pages d’un de ses livres, s’il s’agit de la date de sa mort, ce sera à partir des deux dernières pages. Aucune division du blanc sous le texte ; l’agenda est d’abord un recueil d’écrits (mais laisse beaucoup de place au lecteur s’il veut, lui, commenter). Le choix des auteurs n’a rien d’innocent, pas plus que celui des citations ; le lecteur actif (mais comment lire autrement ?) peut construire à partir de cet ensemble ouvert une esquisse de pratique et de théorie de la lecture, de manière de se situer dans la société.

Il n’est pas indifférent d’examiner ce qui ouvre et ce qui ferme un livre. Pour le premier jour de l’année, le lecteur attend une naissance ; le nom retenu est celui d’Édouard Levé, et l’on pense aussitôt à son livre, Œuvres, formé de cinq cent trois « œuvres dont l’auteur a eu l’idée, mais qu’il n’a pas réalisées ». Le premier extrait qui débute l’agenda, « un livre de mémoire », définit en partie le projet de Benoît Casas : conserver, au moins dans l’idéal, ce qui constitue une bibliothèque. Le texte du 2 janvier, date de la mort d’Edmond Jabès, complèterait le projet ; une collection de livres n’est pas chose morte, la mémoire n’a de sens que si elle permet d’agir, « l’insistant futur est dans les mots du livre seul ». Ce lien entre le livre et l’action, le lecteur peut à son gré le reconstruire en associant des montages/collages, et d’abord ceux qui se rapportent au contenu des livres.

La littérature ne peut être séparée de la vie quotidienne, de ce que les hommes éprouvent, souffrances et joies, et l’un de ses propos est de rapporter ce qui forme le tissu des jours. Virginia Woolf confiait « Commencer un cahier où je noterai mes impressions » ; Schoenberg entendait dépasser ce cadre et relater toute « expérience (…) en ses moindres détails », tout comme Chateaubriand qui affirmait « J’écris pour rendre compte de la vie ». Cette volonté de dire la totalité du vécu qui animait aussi Saint-Simon, « Écrire (…), c’est se rappeler vif l’ici-bas », n’est-elle pas un leurre ? Plusieurs fragments assemblés par Benoît Casas vont contre l’idée que la notation scrupuleuse du vécu puisse aboutir à la compréhension des choses, parce que « la vie ici-bas, [est] étrange, obscure » (H. G. Wells), qu’ « Écrire la vie est impossible » (Herman Melville), que « l’énigme demeure, sans solution » (Ingmar Bergman). Noter dans un Journal n’est guère suffisant, même si l’on imagine « saisir le meilleur de ce temps », comme le pensait V. Woolf : toujours on demeure « dans la nuit de la parole » (Novarina)

Ce qui importe ne serait pas de relater ce que l’on voit ou vit, avec l’illusion peut-être de rendre compte de cette manière des événements ; on risquerait de n’avoir qu’une vue myope, au mieux on accumule des éléments, mais dans quel but ? Sartre donne une réponse : « Écrire les événements au jour le jour : pour y voir clair » ; cependant cette écriture doit être définie, elle ne peut être neutre : que signifie ici « écrire » ? La réponse de Pasolini est sans ambiguïté, il faut « Transcrire ce parcours terrestre (…) de la façon la plus directe, violente » — et vient à l’esprit pour ce qui est de la violence, un de ses textes, La rage. Cette violence seule aboutirait à dire le vrai d’une société, proposition soutenue par des écrivains de culture et d’époque bien différentes ; pour Goldoni, on écrit pour « ne dire que la vérité » et William Carlos Williams lui fait écho : « La vérité, la lumière — violente — est notre seul recours ». C’est une position militante, que le philosophe adopte, sans concession ; « Programme : il faut lire en vérité », « Je me propose d’éclairer », précise Jean-Claude Milner. La vérité passe par le « déchiffrement » (Jean Bollack) et elle est au centre de la réflexion de qui ne s’arrête pas au seul enregistrement de ce qui se passe — qui n’est jamais neutre ; « Quelque chose est à dire, à dire malgré tout, peut se dire, nécessaire nouveau, quelque chose de vrai : la vie ordinaire révolutionnaire » (Bernard Aspe) — on se souvient que La vie ordinaire est le titre d’un livre de poèmes de Georges Perros. Dire le vrai est la première condition pour changer le cours des choses, ce qui n’entraîne pas ipso facto le changement, comme le rêvait Rimbaud : « au revoir l’exploitation, ce monde cynique a sombré ». Ce monde, on ne le sait que trop, est encore là. Et sa transformation est encore à rêver, en précisant comme le faisait Tristan Tzara ce que sont les données et le but : « Combattre l’ordre économique, la misère morale : c’est l’homme et sa libération qui reste l’enjeu ; la volonté radicale de changer le monde. »

Les montages de Benoît Casas en suscitent d’autres, et c’est là un des aspects intéressants du livre… Le lecteur, crayon en main, pourra composer son recueil autour de l’amour en associant des extraits de Borges, Djuna Barnes, Aragon, Corneille, etc., ou s’attacher à l’ensemble important des textes autour de la nuit ; il trouvera aussi de brefs récits (Desnos, 4 juillet), une manière d’autoportrait (15 décembre) ou s’attardera à l’idée du livre comme énigme (Proust, 10 juillet), etc. Les reconstructions du lecteur peuvent aller dans maintes directions ; si se dessine une figure, celle de Benoit Casas, elle ne peut être que protéiforme, à l’image de la variété des auteurs qu’il a retenus. Une vingtaine sont toujours vivants, écrivains (Emmanuelle Pagano, Anne Portugal, Dominique Meens, Novarina, etc.), philosophes et penseurs de la société, comme Alain Badiou, Michel Foucault, Bernard Aspe, ou de l’art comme Jean-Louis Schefer ; d’autres philosophes sont présents, comme notamment Castoriadis, Marx, Lacoue-Labarthe, Wittgenstein, Spinoza, Kierkegaard. On pourra relever le nom des classiques : si les Français sont majoritaires, les écrivains de langue anglaise sont largement plus nombreux que ceux de langue allemande ou italienne ; on ne fera pas la même remarque si l’on compte les noms cités deux fois dans l’agenda (date de naissance et de décès), la langue italienne étant presque à égalité avec l’anglaise — Benoît Casas la traduit. 

Ce qui paraît plus marquant que ces relevés, dont je ne suis pas sûr qu’ils puissent suggérer un commentaire, c’est la place de personnes communément perçues comme éloignées de l’écriture ; peintres (Fromentin, Corot, Cézanne, Bernard Collin), historiens de l’art (Focillon, Baltrusaïtis), cinéastes (Jean Eustache, Ingmar Bergman, Chris Marker), homme de théâtre (Vitez), compositeurs (Schoenberg, Stravinsky, Cage), interprète (Miklos Szenthelyi), psychanalyste non freudien (Groddeck). Il n’y a pas ici de frontière étanche entre différents domaines de la création et il est bon de le rappeler. Il est bon aussi de s’apercevoir que beaucoup d’écrivains sollicités ne sont probablement pas connus des lecteurs, soit parce qu’ils sont trop peu traduits, comme Alfred Kolleritsch, ou un peu oubliés, comme Jean-Paul de Dadelsen ou Carl Sandburg. Bonne occasion d’aller les découvrir. 

Certains lecteurs s’étonneront peut-être de lire Honoré d’Urfé et Senancour, Grazia Deledda et Samuel Pepys, alors que Shakespeare et Cervantes, Racine et André Breton sont absents ; c’est oublier que L’agenda de l’écrit n’est pas un recueil visant à donner une vue encyclopédique de la littérature. Qu’il reflète des choix ne fait pas de doute, et c’est heureux : aucun hasard des dates si le livre s’achève avec Lorine Niedeker, morte le 31 décembre 1970 (et pas avec Miguel de Unanumo, mort le 31 décembre 1936), c’est-à-dire avec une des figures majeures de la poésie américaine, largement représentée. On sera plus attentif aux présents qu’aux absents — rien n’empêche d’en faire une liste et de construire à son tour un agenda — et, surtout, à l’abondance des voies ouvertes grâce aux montages, ce qui donne un rôle actif à la lecture. Un extrait, également d’un poète américain, pourrait sans doute servir de règle de conduite, pas seulement à Benoît Casas, « Lutter, chercher, trouver, et ne jamais céder » (Charles Reznikoff).

 

 Benoît Casas, L’agenda de l’écrit, Cambourakis, 2017, 374 p., 14 €.Cette recension a été publiée sur Sitaudisle 25 mars 2018. 

 

17/04/2018

Eaux de lacs et de rivières

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16/04/2018

Pierre Jean Jouve, En miroir

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                                     De la poésie

 

     Poésie, art de « faire ». Selon cette définition qui remonte à la science des Anciens, la Poésie tient sous son influence, par rayons droits ou obliques, tous les autres arts de l’homme. Faire veut dire : enfanter, donner l’être, produire ce qui, antérieurement à l’acte, n’était pas. Mais l’esprit qui formule une réalité aussi fondamentale ne peut s’empêcher de la contredire, par une nuance opposée ; sans doute parce que, comme l’amour, la Poésie est soumise à une secrète interdiction. La Poésie, qui est pour les uns la chose la plus nécessaire, peut être aux yeux de beaucoup la chose la plus décriée.

     La Poésie est rare. Si elle paraît avoir passé, au cours de son histoire, par tous les rôles et travestissements, ici discours et là ornement, simple convention de cour ou de salon, c’est que, comme toute acte « inventeur », elle est rare.

     La Poésie est l’expression des hauteurs du langage.

     Elle ne repose pas sur un nombre d’éléments sensibles comme la Musique. Embrassant par l’image, fruit de la mémoire, la totalité du monde virtuel, l’univers — elle est établie sur le mot, signe déjà chargé de sens complexe, et touchant une quantité incertaine du réel.

     Univers : l’extérieur comme l’intérieur, la pensée comme la rêverie et tout l’instinct, hier et demain, ce qui est défini et ce qui ne saurait être défini.

 

Pierre Jean Jouve, En Miroir(1954, édition revue en 1970), dans Œuvre, II, édition établie par Jean Starobinski, Mercure de France, 1987, p. 1055-1056.