24/08/2019
Roger Giroux, Si la mémoire...
À quoi reconnaît-on un « bon », un « grand » poème ? Comment le distinguer du médiocre ? À l’exigence la plus haute, à la plus dense tension, au point de rupture approché, au-delà duquel tout se désorganise et s’effondre dans le néant antérieur. Aller jusque-là et s’arrêter au seuil de ce qui ne peut plus être dit que par le silence. La parole du Poème est la montée — le calvaire — au silence. Jusqu’à la mort-vive. Jusqu’à la déchirure.
Comment combler cette distance entre ce que je dis du Poème et le Poème lui-même ? Quelle est cette distance ? Est-elle située, situable ailleurs qu’en écriture ? Elle est précisément ailleurs— car le P[oème] se situe hors de moi. Il me tourne le dos, il regarde plus loin que je ne saurais le faire avec mes mots avec toutes mes facultés. Né de moi (et d’une culture en expansion) il est le seuil de l’au-delà de moi et de cette culture. Le P[oème] est la porte nécessaire. Ce qu’il y a derrière, nul Poème ne le dira jamais, comme s’il y avait un interdit, un secret à garder*. Poème, gardien du secret ?
(* Mais plus loin, vers un nouveau « possible » de la culture dont je suis une des voix, un des faciès — mais Je… ?)
Roger Giroux, Si la mémoire…, dans KOSHKONONG, n° 16, Printemps 2019, p. 13-14.
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30/06/2019
Antoine Emaz, Peau
Vert, I (31.09.05)
on marche dans le jardin
il y a peu à dire
seulement voir la lumière
sur la haie de fusains
un reste de pluie brille
sur les feuilles de lierre
rien ne bouge
sauf le corps tout entier
une odeur d'eau
la terre acide
les feuilles les aiguilles de pin
silence
sauf les oiseaux
marche lente
le corps se remplit du jardin
sans pensée ni mémoire
accord tacite
avec un bout de terre
rien de plus
ça ne dure pas
cette sorte de temps
on est rejoint
par l'emploi de l'heure
l'à faire
le corps se replie
simple support de tête
à nouveau les mots
l'utile
on rentre
on écrit
ce qui s'est passé
il ne s'est rien passé
Antoine Emaz, Peau, encres de Djamel Meskache,
éditions Tarabuste, 2008, p. 25-28. Photo Tristan Hordé, mai 2011.
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25/05/2019
Boris Pasternak, Poèmes
Le poème qui suit les poèmes
Sur votre étagère j’ai posé des poèmes
Poèmes que vous prenez pour du « moi-même »
Sur mon étagère aucun poème :
Et dans les jours que j’ai subisd aucun « moi-même ».
Dans la vie de ceux qui le mieux ont chanté,
Des traits d’une telle simplicité
Que quicinque, authentique, y a goûté
Ne peut plus que s’achever en silence entier.
Né de même parenté avec tout ce qui est,
Familier d’un avenir, qui dès aujourd’hui est,
Comment ne pas, finalement, tomber
Dans l’hérésir de la simplicité inouïe ?
J’ai honte, tous les jours plus honte
Qu’au profond de ce siècle de telels ombres
Subsiste une certaine haute maladie
Nommée « haut mal de poésie ».
Boris Pasternak, Poèmes, traduction Armand Robin,
Paris, sans nom d’éditeur, octobre 1946.
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14/03/2019
Jules Supervielle, Le Corps magique
Qui parle ?
L’univers fait un faible bruit
Est-ce bien lui à mon oreille ?
Pourquoi si faible si c’est lui
Alors qu’il n’a pas son pareil
Pour être lui, même la nuit.
Que deviendra ce faible bruit
A ses seules forces réduit
Sans une oreille qui le pense,
Sans une main qui le conduise,
Où le bruit est encore le bruit.
Où le silence à son silence
Très secrètement se fiance.
Jules Supervielle, Le Corps magique, dans
Œuvres poétiques complètes, éditions
Michel Collot, Pléiade/Gallimard, 1996, p. 601.
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22/10/2018
Pierre-Yves Soucy, Reprises de paroles
XXXI
ce monde peut-il tenir d’autres voix
que tous morts seuls sans pain
la bouche dans la bouche tremblante
de prendre la forme d’un silence
le vertige vertical de la beauté
parvient toujours trop tard
la terre s’imprime de pas
que les pas effacent
la parole seule garde les accords
aussi improbables que décombres
elles s’aggravent entre vide et réel
Pierre-Yves Soucy, Reprises de paroles,
La Lettre volée, 2018, p 41.
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29/09/2018
Julien Bosc, Le corps de la langue
été 2017
ainsi la langue dans sa bouche
partagée
avec les mots
qu’il les silence
plie
déplie
attende
le jour
attende
la nuit
écoute
laisse faire
accueille
fasse siens tels quels
et
leur cédant sa voix
parle
du bout des lèvres contre ses lèvres à
elle
buvantses paroles
à n’en plus finir ni pouvoir
ni non plus
Julien Bosc, Le corps de la langue, Quidam, 2016, np.
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24/06/2018
Bo Carpelan (1926-2011), Un autre langage
Métamorphoses du paysage
Métamorphoses du paysage, le cri
ivre du sommeil de la mort près du lit
où l’amour a déjà veillé —
paysage éternel
comme les nuages qui tintent dans le vent,
les voix avant que la mort les récolte,
les gens, les troupeaux de bétail
et les nuits tombantes du silence
les reflets tendres
de la vague éternelle
rayonnant à travers le sang :
nomade en toi, je vois
les ombres chinoises du manque
et le poids oscillant des montagnes en flammes.
Bo Carpelan, Un autre langage, traduction du suédois
(Finlande) Pierre Grouix, dans poe&sie, n° 131-132, p. 87.
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20/06/2018
Brigitte Mouchet, et qui hante
ici ne repose pas
Il arrive parfois, traversant la campagne, qu’un appel – mais – rien – le silence, un vague crissement, il s’est passé quelque chose. On marche dans les bois. Le soir on rentre.
On peut les rencontrer — d’abord quelques-uns, compagnons — et des enfants — ils sont partis — à qui on a tranché la langue — parfois une ombre arpente la campagne, semble se pencher pour passer — mais rien.
Les odeurs des ronces. Quelque chose s’agrippe, serre les poings. Quelque chose — ils ont tenté de passer. Ils se sont abîmés avec les pierres, les genêts au soleil. Et la nuit des lumières balaient — quelqu’un ? — un bosquet hérissé, accroché, quelqu’un reste immobile, quelque chose.
[…]
Brigitte Mouchet, Et qui hante, isabelle sauvage, 2018, p. 89.
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15/05/2018
Edmond Jabès, La Clef de voûte
Nous sommes invisibles
Quant tu es loin
il y a plus d’ombre
dans la nuit
il y a
plus de silence
Les étoiles complotent
dans leurs cellules
cherchent à fuir
mais ne peuvent
Leur feu blesse
il ne tue pas
Vers lui quelquefois
la chouette lève la tête
puis ulule
Une étoile est à moi
plus qu’au sommeil
et plus qu’au ciel
distant absent
prisonnière hagarde
héroïne exilée
Quand tu es loin
il y a plus de cendres
dans le feu
plus de fumée
Le vent disperse
tous les foyers
Les murs s’accordent
avec la neige
Il était un temps
où je ne t’imaginais pas
où hanté par ton visage
je te suivais dans les rues
Tu passais étonnée à peine
J’étais ton ombre dans le soleil
J’ignorais le parc silencieux
où tu m’as rejoint
Seuls nous deux
rivés à nos rêves
au large de nos paroles abandonnées
Je dors dans un monde
où le sommeil est rare
un monde qui m’effraie
pareil à l’ogre de mon enfance
[...]
Edmon Jabès, La Clef de voûte, GLM, 1950, p. 25-26.
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11/04/2018
Antonin Artaud, Silence
Silence
Belle place aux pierres gelées
Dont la lune s’est emparée
Le silence sec et secret
Y recompose son palais
Or l’orchestre qui paît ses notes
Sur les berges de ton lait blanc
Capte les pierres et le silence.
C’est comme un ventre que l’amour
Ébranle dans ses fondements
Cette musique sans accent
Dont nul vent ne perce l’aimant
La lumière trempe au milieu
De l’orchestre dont chaque jour
Perd un ange, avance le jour.
Rien qu’un chien auprès du vieillard
Ils auscultent l’orgue en cadence
Tous les deux. Bel orgue grinçant
Tu donnes la lune à des gens
Qui s’imaginent ne devoir
Leurs mirages qu’à leur science.
Antonin Artaud, Silence [1925], dans
Œuvres complètes, tome I*, Gallimard, 1976, p. 253.
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18/12/2017
Jean Ristat, Ô vous qui dormez dans les étoiles enchaînés
I
Te voici donc monsieur emporté sous nos yeux
Par l’arme des ombres en un éclair qui s’enflamme
Et passe avant de rendre à la nuit sa guenille
Te voici théâtre Ô théâtre de la mort
Avec ton cortège de figurants sourds et
Muets l’orchestre des oiseaux soudain s’est tu
L’acteur a oublié son texte le souffleur
Quitté sa cave il n’y aura pas de reprise
D’où vient-il
Le vent enfourné dans ta bouche comme un poing
Et ton corps livré aux chiens masqués des ténèbres
Maintenant
Te voici empire du silence
*
Ah j’ai vu une ombre qui portait sue sa bosse
Un homme comme un fagot de bois et le feu
A l ‘odeur de sang lorsqu’il déchire les arbres
Ne demandaient qu’à fleurir une fois encore
[…°
Jean Ristat, Ô vous qui dormez dans les étoiles enchaînés,
dessins de Gianni Burattoni, Gallimard, 2017, p. 9-11.
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08/09/2017
Natalia Ginsburg, Les petites vertus
Le silence
J’ai été entendre Pelléas et Mélisande. Je ne comprends rien à la musique. Seulement je me suis mise à comparer les mots des vieux livrets d’opéra (« Je paie avec mon sang — l’amour que j’ai mis pour toi »), paroles fortes, sanglantes, lourdes, avec les paroles de Pellaés et Mélisande (« J’ai froid — ta chevelure »), paroles fuyantes, aquatiques. De la fatigue, du dégoût pour les paroles fortes et sanglantes, sont nées ces paroles aquatiques, fuyantes.
Je me suis demandé si ce n’est pas cela (Pelléas et Mélisande) qui a été le début du silence.
Parce que, parmi les tares les plus graves et les pus étranges de notre époque, il faut citer le silence. Ceux d’entre nous qui, de nos jours, ont essayé d’écrire des romans, connaissent la difficulté, la gêne qui vous saisit lorsqu’il s’agit de faire parler entre eux des personnages. Pendant des pages et des pages, nos personnages échangent des commentaires insignifiants, mais chargés d’une lamentable tristesse. « Tu as froid ? » « Non, je n’ai pas froid » « Veux-tu un peu de thé ? » « Non, merci » « Tu es fatigué ? » « Je ne sais pas. Oui je suis peut-être un peu fatigué. » C’est ainsi que parlent nos personnages. Ils parlent ainsi parce qu’ils ne savent plus comment parler.
Natalia Ginsburg, Les petites vertus, traduction Adriana R. Salem, Flammarion, 1964, p. 135-136.
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29/12/2016
Laurent Albarracin, Cela
Ce sont des oiseaux qu’on ne voit pas mais dont le chant dans le ciel comme descendu d’un cran sur la terre fuse et indique très surement le cela. Chant plein de plumes colorées, de flèches ébouriffées, de traits fous qui dessinent une forêt seconde à même l’invisible.
Cela, la nuit, devient peu à peu la nuit. Les ombres gagnent. L’encre monte. Le silence comme du verre dans les eaux.
Laurent Albarracin, Cela, Rougerie, 2016, p. 45, 48.
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26/10/2016
Primo Levi, À une heure incertaine
Attente
Voici le temps des éclairs sans tonnerre,
Voici le temps des voix non entendues,
Temps de sommeils inquiets, de veilles vaines.
Compagne, n’oublie pas les jours
Des faciles et longs silences,
Des rues nocturnes et amies,
Des réflexions sereines,
Avant que les feuilles ne tombent,
Avant que le ciel ne se referme,
Avant que de nouveau ne nous réveillent,
Par trop connus, devant nos portes,
Les pas ferrés et martelants.
2 février 1949
Primo Levi, À une heure incertaine, traduction Louis Bonalumi, préface Jorge Semprun, Gallimard, 1997, p. 32.
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07/10/2016
Pierre Chappuis, Comme un léger sommeil
Murets de pierres sèches :
plaies anciennes,
enflures, renflements moindres.
Aujourd’hui encore.
Pièce à pièce,
de pâture à pâture,
réassemblage du Même ;
silence au silence cousu.
(affleurements, 2)
Pierre Chappuis, Comme un léger sommeil,
Corti, 2009, p. 70.
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