09/05/2024
Hélène Sanguinetti, Alparegho, Pareil-à-rien
C’est aujourd’hui grand jour !
Sauvages comme elles sont,
trois jeunes filles sont entrées, plus !
L’une l’autre se tenant sauvages par la robe,
le bas de la ——
avec des fleurs et des poissons,
qui s’entassent dans un coin,
mortes ou quoi ?
Puis d’autres aux chevilles de peintre,
avec des bracelets,
et elles défilent à la hâte,
puis renversées dans un coin,
elles se taisent toutes, oui.
C’est après la toilette de soir.
Longtemps après,
ça sent encore.
(…)
Hélène Sanguinetti, Alparegho, Pareil-à-rien,
Lurlure, 2024, p. 13.
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22/04/2024
Pascal Quignard, Petits traités,VI
Là où est le silence, celui qui se tait, il lui appartient. Le silence entraîne, de la part de celui qui se tient en lui, le défaut de maîtrise. Car lui-même est cette maîtrise. Sans qu’on puisse dire de lui : « Il gît », ou bien « Il pâtit », il est pourtant sujet à une passion.
Il se sait : il ne se saisit pas du silence. De lui le silence ne se saisit pas. Dans le silence il se dessaisit au silence.
Pascal Quignard, Petits traités, VI, Maeghy, 1990, p. 52.
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17/02/2024
Gérard Cartier, Le Voyage intérieur
La campagne (Ceyzérieu)
Fourgon au cimetière la Faucheuse en visite on s’esbigne
lilas plantes odorantes premier coucou de l’année
botanisant de l’œil et de la langue album de 100 fleurs
prairies de marais derniers vestiges du grand lac de Chautagne
tout paysage est palimpseste tout regard recréation
au géographe aussi prodigue qu’un marchand de tourbe
une trompe rauque au loin motrice en manœuvre en gare de Culoz
on était à la fin du Würm on n’avait pas quitté le siècle
3 ânes gris au pas cassé un baudet du Poitou dans un fossé
nous mangeons nous aussi la corde qui nous tient au piquet
vivre sans art autant qu’on le peut sans philosophie
murets coiffés de lichen petit pont voûté sur le Séran
l’eau passée commence l’Holocène
(45°49’56,9"N - 5°44’38,2"E)
Gérard Cartier, Le Voyage intérieur, Flammarion, 2023, p. 71.
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18/12/2023
Roger Giroux, L'arbre le temps
Au désir, elle prête silence,
Un feu d’écume pour le cœur, des îles nues
Au gré de la rumeur soyeuse de l’hiver.
Si loin venu, fidèle à sa parole
Désunie.
Roger Giroux, L’arbre le temps, Éric
Pesty éditeur, 2014, p. 76.
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02/04/2023
Jules Supervielle, Gravitations
Tiges
Un peuplier sous les étoiles
Que peut-il ?
Et l’oiseau dans le peuplier
Rêvant, la tête sous l’exil
Tout proche et lointain de ses ailes,
Que peuvent-ils tous les deux
Dans leur alliance confuse
De feuillages et de plumes
Pour gauchir la destinée ?
Le silence les protège
Et le cercle de l’oubli
Jusqu’au moment où se lèvent
Le soleil, les souvenirs.
Alors l’oiseau de son bec
Coupe en lui le fil du songe
Et l’arbre déroule l’ombre
Qui va le garder tout le jour.
Jules Supervielle, Gravitations, dans
Œuvres poétiques complètes,
Pléiade/Gallimard, 1996, p. 179.
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27/03/2022
Camille Loivier, Swifts
Le titre de chacune des trois parties du livre implique que les échanges avec les animaux ne passent pas par la langue humaine : "La langue de la chienne", "La langue des swifts", "La langue du sanglier" ; c’est de la possibilité même de "parler à" dont il est question et ce n’est pas hasard si le mot le plus employé dans le livre est « silence ». L’absence d’échange est suggérée dans le poème précédant les trois ensembles : une allitération, « vol dans le vent vite » (poursuivie avec « vent, ventre »), annonce en effet les swifts, les martinets*, et l’évocation de ces oiseaux suggère l’absence, le plus souvent, d’une relation possible avec l’animal : les martinets sont incapables de vivre au sol (« ils ne sauraient se relever »), uniquement occupés à se nourrir et à jouer entre eux.
"La langue de la chienne" met en place les éléments d’un récit, dans un décor plutôt misérabiliste ; un « cygne sale nage sur l’eau sale » d’un canal encombré de plastique, près d’un pont des tentes et un brasero..., un homme et sa chienne marchent, image de la « tristesse », un swift passe dans le ciel et la narratrice, sous la forme du "je", regarde la scène. Le lieu, qu’on imagine urbain, disparaît ensuite ; la mer est évoquée, seulement liée aux souvenirs, et les personnages évoluent toujours dans une campagne caractérisée par la maison, la terre, les blés, l’herbe, les bois, les champignons, les animaux, le vent. Le livre débute en mai et l’écoulement du temps est marqué par le changement de saison (« les blés sont coupés ») et par une indication plus précise (« juillet », « automne »). Dans cet univers qui semble sans conflit existe un paradoxe par rapport à un point de vue dominant, « c’est le silence qui nous rassemble tandis que la parole nous coupe ».
En effet, la séparation entre l’homme et l’animal est totale, faute d’une langue commune (de là les titres des trois ensembles). Comment échanger ? La chienne accompagne l’homme — le père de la narratrice — et « suit son regard », sa salive soigne les écorchures ; dans une scène nocturne, cette narratrice imagine que le sanglier aveuglé par des phares, immobile, « rêve », et elle « baisse la vitre pour lui parler à l’oreille / il [l’]écoute sans bouger » ; fiction, le fossé restant infranchissable. Les liens entre l’homme et l’animal s’opèrent par le toucher, le regard, les sons ; alors les mots sont « inutiles dérisoires / qui disent moins que les battements de cils », et si l’on accepte de l’animal « l’incapacité de parler avec la bouche » on sait aussi que « les yeux parfois en disent plus long ». La narratrice fait plus qu’écouter les martinets (« souffle siffle son aigu »), elle voudrait « parler la langue des swifts », langue de la liberté de ceux qui volent. L’écriture ne fait qu’accroître le silence entre l’homme et l’animal, non seulement parce que la chienne, par exemple, ignore que « quelque chose est écrit », mais le papier « absorbe en vrac » les mots. Que reste-t-il, sinon l’illusion de pouvoir fonder une autre langue ? Et par quel moyen ? « Je l’approche dans le vent ». Cette recherche à partir de ce que, par nature, on ne peut saisir, apparaît également dans la tentative de sortir du silence avec l’homme à la chienne, le père.
enfoncés dans le silence
nous marchons côte à côte
à chercher des mots dans le vent
La séparation est analogue à celle d’avec tout animal, cependant d’une autre nature puisque rien n’empêche les paroles de circuler. La narratrice « ne veut pas le silence mais le fuir », sans que ce qui éloigne, dont le lecteur ne saura rien, soit surmonté ; le silence entre eux, sans doute ancien, ne pourrait être rompu que par le père : « j’ai attendu que tu parles ce jour-là » — souvenir d’une rencontre où il est resté mutique, et il a refusé tout échange réel jusqu’à sa disparition ; parfois « on ne parle pas la même langue / dans la même langue ». Il faudrait retrouver « quelque chose comme une intonation de langue oubliée », croire qu’il existe une « langue des temps anciens », « enfouie », qui pourrait renaître, et la narratrice revient au mythe, rassurant, d’une langue antérieure aux mots, langue adamique « accrochée à l’odeur / au bruit au vent », susceptible d’être comprise pour tout être vivant.
Peut-on échapper à « l’emprise du silence » qui a dans le livre pour corollaire la solitude et la peur ; dans la maison, seuls les bruits extérieurs prouvent l’existence d’autrui. À la nature où vivent faon, sanglier, martinet, etc., sont opposés le vide, la mort avec les images de la tombe, des ossements comme si, le plus souvent, il n’y avait « plus moyen de fuir », puisque l’« on parle une langue sans savoir avec qui ». Le dernier vers, « le ciel est vide », précède l’image de la « voile noire », signe de la mort de celui qu’Yseut attend en vain.
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* « swift », mot onomatopéique qui désigne le martinet en anglais.
Camille Loivier, Swifts, éditions isabelle sauvage, octobre 2021, 76 p.,16 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 25 février 2022.
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10/03/2021
Cédric Demangeot, Promenade et guerre
ce qu’il y a de plus visible dans la peur
c’est le silence, celui des hommes n’est
pas différent de celui des oiseaux. paralytique
instant avant la course
au premier nulle part venu
vendredi
treize un tas
de linge sale
oublié sur le boulevard
bouge encore
Cédric Demangeot, Promenade et guerre,
Poésie/Flammarion, 2021, p. 52 et 55 .
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07/11/2020
Bartolo Cattafi, Mars et ses idées
En silence
Un quelque chose qui donne de l’ombre
surgit et pique
une plante à épines
une encre livide
avec de nombreux bras
ici et maintenant avec nos bras
en silence
tête baissée
Bartolo Cattafi, Mars et ses ides, traduction
Philippe Di Meo, Héros-Limite, 2014, p. 95.
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24/09/2020
Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur
En hommage à Julien Bosc, disparu le 23 septembre 2018
Tout fut oublié
Tout fut à réapprendre
S’endormir se réveiller
Se lever marcher
Boire mâcher
Semer récolter engranger
Lutter contre le froid
Inventer l’ombre
Recréer une langue
L’apprendre l’écrire
S’y perdre et en revenir
Les silhouettes rescapées s’extirpèrent du brouillard
Parler épousa l’innommable
Tout fut tenté pour dire
Rien ou peu fut entendu
Puis tout fut tu
Tué une seconde fois
Les années passèrent
Des voix se levèrent
Il fallait témoigner
Outre les chiens les mots avaient enfin trouvé leur voie
Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur,
Le Réalgar, 2020, p. 15.
Photo Tristan Hordé, novembre 2017
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12/09/2020
Étienne Faure, Ciné-plage
Logeaient-ils dans la grandiloquence,
le bruit sec bien réel des chaussures
les ramenait, comédiens jour et nuit
sur les planches — presque des étagères —,
à se déplacer lentement, parole et gestes,
dans une jeune ou vieille chair bientôt carne,
mince à passer les portes du décor,
ou tonitruante et tremblante
sous le trouble du verbe en mouvement,
experts à déclamer jusqu’à leur mort
tout ce qu’une cervelle encore recèle
— ce n’est pas là qu’il faut applaudir —
la voix reprenant le dessus,
les mots leur envol déployé
jusqu’aux battements d’ailes imprécis
à la fin qui se joignent
— et le reste est silence.
parole et gestes
Étienne Faure, Ciné-plage, Champ Vallon,
2015, p. 119.
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29/06/2020
Jean Tardieu, L'Espace et la flûte
Épilogue I
Après avoir effacé
tout ce que d’ombre promet
le sifflement qui me charme
après avoir en ce lieu —
Marsyas clown ou couleuvre _
rejeté toute ma vie
l’horizon clarté n’entend
volumes crevés outres vides
que le très doux glissement
d’une même ligne longue
qui me lie à la surface
Silence ailleurs qu’en moi seul
de rien je gonfle ma joue
dans le signe que je trace
tout l’espace est donné
Jean Tardieu, L’Espace et la flûte, variations
sur douze dessins de Picasso, dans Œuvres,
édition J.-Y. Debreuille, Quarto / Gallimard,
2003, p. 722.
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25/03/2020
Christopher Okigbo, Labyrinthes
Et comment dit-on NON en plein tonnerre ?
On trempe sa langue dans l’océan ;
Campa avec le chœur des dauphins
Inconstants, près de minces bancs de sable
Arrosés de souvenirs ;
On étend ses branches de corail
Les branches s’étendant dans le silence
Des sens ; ce silence se distille
En jaunes mélodies.
Christopher Okigbo, Labyrinthes, traduit de l’anglais
(Nigeria) Christiane Fioupou, Gallimard, 2020, p. 141.
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29/02/2020
Claude Chambard, carnet des morts
VI
Les feuilles sont mortes sur votre tombeau,
grand-père que je ne connais,
élevé dans la forêt, la hache sur les deux poings.
Perdu dans les rues des villes,
pleurant le départ des enfants,
& la femme morte trop jeune.
Où serions-nous allés ?
Qu’auriez-vous montré à l’infans ?
Vous seriez-vous battu avec Grandpère ?
Ou de votre air doux auriez-vous dit :
— Je vais partir, je ne vous gênerai plus.
Longue silhouette de dos
disparaissant après le virage du pont.
À pied toujours, cinq kilomètres vers l’autre village
où même la ferme ne vous appartient plus,
dévorée par la fratrie infectée.
Car l’adieu, c’est la nuit.
La langue, la voix impossible.
Le nom est un silence. On ne peut en compter les syllabes.
Ce n’est pas la mort, ce n’est pas la vie.
Un rêve, les mains jointes, près du coffret où s’entassent les lettres perdues.
Une longue marche — toujours vivant —
sans me soucier des murs
ni du tunnel
ni du balancier des heures.
Claude Chambard, carnet des morts, Le bleu du ciel, 2011, p. 55-56.
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31/12/2019
Jean-Pierre Lemaire, L'exode et la nuée
Tu déblaies le temps devant toi
ce temps qui nous vient toujours de l’arrière
et progressivement plus rien ne s’impose
aucune fenêtre, aucun paysage
rien que l’avenir
muet, couleur de neige
devant lequel tu avais reculé
à vingt ans. Sur le même seuil
pour ne pas manquer le second rendez-vous
tu sors les yeux nus
dans le silence et dans le blanc
Jean-Pierre Lemaire, L’exode et la nuée, Gallimard,
1982, p. 101.
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25/09/2019
Julien Bosc, Je n'ai pas le droit d'en parler
En hommage à Julien Bosc, décédé le 24 septembre 2018
(...)
De tant devoir me perdre, voyez : j’ai tiré un trait sur ma voix. Pour cette raison, ce soir, j’aimerais que quelqu’un me parle, me raconte une histoire, vraie ou fausse, cruelle ou tendre, de cape et d’épée ou de compagnon maçon, n’importe, mais à voix haute, que j’en entende au moins une. Et sinon une histoire : un mot, d’une langue vivante ou morte , une injure ou un reproche, sans souci de ma vanité, je les mérite tous ; un cri, sans qu’il me fût ensuite fait grief d’avoir cogné , un sanglot, s’il est un obstacle pour l’écho. Ou comme il vous plaira. Je ne suis pas difficile. Cependant pitié ! pas le vent, pas le bruit des vagues, pas la chute des pierres, pas le grillon ou la pie. Rien qui ne soit pas ta voix.
Julien Bosc, Je n’ai pas le droit d’en parler, Atelier La Feugraie, 2008, p. 22-23.
© Photo Chantal Tanet
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