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05/09/2014

Vitezslav Nezval, Prague aux doigts de pluie, et autres poèmes

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                                           Nezval en 1919

 

Maïakovski à Prague

 

 

Entre les coiffeurs et les popes

Un athlète agile comme une antilope

Ses jeux préférés c'étaient

Les vers et le revolver à tambour

Qui veut de la vodka qui se bouche les intestins

Gauche gauche gauche

 

Quand Maïakovski vint à Prague

J'étais dans un théâtre au vestiaire

Haut-de-forme de maître de poste

Qu'il est impossible d'enlever

 

C'était futuriste

Comme nos vies brèves

Et comme ce passant superbe

Qui boirait de la jambe gauche

 

Il avait l'air trop sérieux pour un poète

Il était trop empâté pour une grenouille

Ah tout ce qui serait arrivé

Si la veste et la fiancée étaient de la même cuvée

 

C'était de la honte

Que naît la haine

Comme les éléphants il dédaignait toute chose

Plus le ciel est lointain plus il est monotone

 

Surtout dans les bars

Où n'importe qui admire le charlatan

Il l'avait vu danser à Harlem

Il aimait les palmiers autant que les pommes de terre

 

Des volets

Et Maïakovski est mort

Lui qui pleurait dès qu'il était seul

Tu connais cela et moi aussi je connais cela

 

Comme nous aimons Prague

Chaque fois qu'il venait quelqu'un de là-bas

Les tavernes et les ménages bouleversés

Et la Voltava tout à coup séduisante

Comme une baigneuse

 

Nous nous éloignons dans la nuit

À l'angle d'une rue Maïakovski agite son chapeau

Tu te jettes tête baissée

Dans des vers indéfinissables comme la nuit

 

Et Prague est de nouveau vivante

Le charme des blondes de la petite charcuterie

Comme les ouvrières sont belles

Et nous ne le savions pas

 

Tu marches et tu parles

Les perspectives défilent

Belles et usées

Comme ton manteau marron

 

Je connais dans les faubourgs un immeuble

Auquel il ressemble

Comme la poésie à la réalité

Et comme la réalité à la poésie sa demi-sœur

 

Vitezslav Nezval,  Prague aux doigts de pluie, et autres poèmes

(1919-1955), traduit du tchèque par François Kérel,

Préface de Philippe Soupault, Les  Éditeurs Français

Réunis, 1960, p. 63-64.

07/08/2014

Caroline Sagot-Duvauroux, Köszönöm

 

                           caroline sagot-duvauroux,köszönöm,écrire,poésie,lire

Problème. Écrire convient-il à la poésie, il y a tant de poèmes et tous à crans de tourbillon. Si écrire convenait au poème, un suffirait, un de chaque. La pièce s’ajusterait comme s’ajustent la Critique de la raison pure ou le Parménide à leur propos. Et ça n’est pas parce qu’il y a mille façons d’aimer qu’un poème d’amour ne suffit pas. D’ailleurs on sait qu’il n’y a pas mille façons d’aimer. C’est peut-être même parce qu’il n’y en a qu’une et qu’elle se trouve sous le sabot d’un cheval, qu’on se rendra mieux à la chercher qu’à la trouver. La soumission que cherche le poème est bannie de l’écriture. Proche du religieux. De l’hésitation inquiète. L’angoisse décide de l’orée puis sans chemin dans le brouillon, accepte la pleine mer du brouillon pour n’avoir qu’à accueillir le secours ou la mort qui nommera pour elle le silence, sûre d’unique certitude qu’elle est incapable, que sa langue savante de poème est incapable du silence. Alors mieux vaut l’océan pour n’avoir d’autre choix que se mouiller. Et que l’eau du moins soit, avec ses turpitudes de sel. Car ce n’est pas soi, ce n’est pas être que le poème attend mais autre chose, la chose qui ouvrirait taire et qui peut être taire, on ne sait. Passion de chair qui veut dire passion de chair et passion de la parole sous l’autre chose en même temps que chair ouverte à la parole. Qu’est-ce que c’est ? On écrit cependant. On se colle à l’engrenage de distance. Blanchot au bord du poème se tait car tout de même il s’est tu (non par détresse d’écrivain non par triomphe de l’insolence d’homme), par poème, pour se mouiller. Oui tout de même il l’a fait. Il est mort comme un loup.

Savoir quoi que ce soit indiffère la poésie tant l’inquiète la venue. C’est un truc pour paresseux, pour idiots ou pour fidèles. Ce qui est presque dire pour tout le monde, juste pour tout le monde. La poésie est tellement  à tous qu’elle n’est plus respectable et voilà ce qui effraye car il faudrait s’y risquer, aller aux putes : lire.

 

Caroline Sagot-Duvauroux, Köszönöm, éditions José Corti, 2005, p. 113-114.

26/07/2014

Edmond Jabès, Je bâtis ma demeure

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                      Chanson du dernier enfant juif

 

Mon père est pendu à l’étoile,

ma mère glisse avec le fleuve,

ma mère luit

mon père est sourd,

dans la nuit qui me renie,

dans le jour qui me détruit.

La pierre est légère.

Le pain ressemble à l’oiseau

et je le regarde voler.

Le sang est sur mes joues.

Mes dents cherchent une bouche moins vide

dans la terre ou dans l’eau,

dans le feu.

Le monde est rouge.

Toutes les grilles sont des lances.

Les cavaliers morts galopent toujours

dans mon sommeil et dans mes yeux.

Sur le corps ravagé du jardin perdu

fleurit une rose, fleurit une main

de rose que je ne serrerai plus.

Les cavaliers de la mort m'emportent.

Je suis né pour les aimer.

  

Edmond Jabès, Chanson pour le repas de l’ogre, dans Je bâtis ma demeure, Poèmes 1943-1957, Préface de Gabriel Bounoure, postface de Joseph Guglielmi, Gallimard, 1959, p. 69.

 

Autour d’un mot comme autour d’une lampe. Impuissant à s’en défaire, condamné, insecte, à se laisser brûler. Jamais pour une idée mais pour un mot. L’idée cloue le poème au sol, crucifie le poète par les ailes. Il s’agit, pour vivre, de trouver d’autres sens au mot, de lui en proposer mille, les plus étranges, les plus audacieux, afin qu’éblouis, ses feux cessent d’être mortels. Et ce sont d’incessants envols et de vertigineuses chutes jusqu’à l’épuisement.

 

Parler de soi, c’est toujours embarrasser la poésie.

 

Il y a des êtres qui, leur vie durant, sont demeurés la tache d’encre au bout d’une phrase inachevée.

 

Un jour, la poésie donnera aux hommes son visage.

 

Le lecteur seul est réel.

 

La poésie est fille de la nuit. NOIRE. Pour la voir il faut ou braquer sur elle une lampe de poche — c’est pourquoi, figée dans sa surprise, elle apparaît à nombre de po ètes comme une statue — ou bien, fermer les yeux pour épouser la nuit. Invisible, puisque noire dans le noir, pour se manifester à vous, la poésie fera usage alors, de sa voix. Le poète se laissera fléchir par elle. Il ne s’étonnera plus lorsque, confiante, cette voix, pour lui, prendra la forme d’une main : il lui tendra les siennes.

 

Lorsque les hommes seront d’accord sur le sens de chaque mot, la poésie n’aura plus de raison d’être.

 

À l’approche du poème, aurore et crépuscule redeviennent la nuit, le commencement et le bout de la nuit. Le poète y jette alors son filet, comme le pêcheur à la mer, afin de saisir tout ce qui évolue dans l’invisible, ces myriades d’êtres incolores, sans souffle et sans poids, qui peuplent le silence. Il s’emparera, par surprise, d’un monde défendu dont il ignore les limites e tla puissance et surtout l’ empêchera, une fois pris de périr ; les êtres qui le composent, comme les poissons,  préférant la mort à la perte de leur royaume.

 

Hanté par chaque ombre perpétuée indéfiniment, il déchire un rideau de velours, paupière du secret.

 

La poésie n’a qu’un amour : La poésie.

 

Edmond Jabès, Les mots tracent, dans Je bâtis ma demeure, Poèmes 1943-1957, Préface de Gabriel Bounoure, postface de Joseph Guglielmi, Gallimard, 1959, p. 156, 157, 158, 158, 159, 163, 164, 165, 165.

16/07/2014

Malcolm Lowry, Poèmes, traduction de Jean Follain

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              Nulle poésie

  

Nulle poésie à vivre là.

Vous êtes ces pierres mêmes, ces bruits ceux de vos esprits

Les ferraillants tramways grondeurs et les rues qui mènent

Au bar de vos rêves où le désespoir siège

Ne sont que rues et tramways : la poésie est ailleurs.

Cinémas et boutiques une fois abandonnés

On les regrette. Puis plus. Étrangement hostiles

Semblent les nouveaux points de repère marquant ici et         [maintenant.

 

Mais allez du côté de la Nouvelle-Zélande et vers les Pôles,

Ces pierres s'avivront, ce bruit sera chant,

Le tramway bercera l'enfant qui dort

Et aussi celui qui court toujours, dont vogue la nef

Mais qui jamais ne peut retourner au pays mais doit rapporter

À Illion d'étranges et sauvages trophées.

 

Malcolm Lowry, Poèmes, traduction de Jean Follain, dans "Les

Lettres nouvelles", juillet-aoùt 1960, p. 91.

23/06/2014

Édith Azam, On sait l'autre : recension

 

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   On n'interrompt pas la lecture de On sait l'autre, ce long poème récit, quand on l'a entreprise. De quoi s'agit-il ? Un narrateur dans sa maison un peu isolée rapporte, sous la forme du "on", ce qu'il fait et pense pendant à peu près vingt quatre heures ; il s'agit d'un homme, ce qui est explicite l'une des rares fois où le "on" est abandonné pour le "je" : « je suis maintenant si vieux ». Conditions de la tragédie classique réunies : unité de lieu, de temps et d'action — et il y a bien tragédie. Que sait-on du narrateur ? Rien de ses occupations dans la société ; il écrit sur des carnets et lit les poètes d'aujourd'hui (ou du moins leurs livres sont présents). Il boit beaucoup de vodka. Il déteste l'« autre » dont il entend les pas sur le gravier quand il approche. Qui est cet « autre » ?

  Dès les premières pages, la menace de la venue de  l'« autre », et non son approche réelle de la maison, conduit le narrateur à fermer la porte à clef et à faire disparaître les clefs : après l'échec d'une tentative de les faire fondre dans une casserole, elles sont jetées dans les toilettes et la chasse d'eau est tirée. Plus tard, l'essai de trouver les doubles n'aboutira pas. L'« autre » n'est pas là, mais pourrait venir, par exemple la nuit « avec sa hache, son coup de métal froid ». L'autre — l'autre corps — perçu comme violent, ne rentrera dans la maison que dans l'imagination du narrateur. Mais le risque de son intrusion conduit le narrateur à détruire tous ses carnets, sauf le dernier qu'il fixe avec du scotch sur sa poitrine, à abandonner le salon pour s'enfermer dans la chambre, puis à descendre dans la cave. L'« autre » est présent comme l'était le Horla de Maupassant et le narrateur le sait, ce qui ne change rien : « On meurt de trouille devant soi et aussi bien : que devant l'autre. On crève de peur oui, alors pour oublier l'angoisse, on s'exacerbe, on se débride : jusqu'à l'autre. »

   Cet « autre » si redoutable, c'est n'importe qui susceptible d'approcher le corps du narrateur, de mettre alors en cause, par sa seule présence, l'existence même, « on ne veut surtout pas le connaître [...] il existe, et c'est bien suffisant pour violenter nos chairs. » Tout « autre » vole la vie, la violente, « On se vole tous les uns les autres, pour se remplir la bouche de tout ce dont on manque, tout ce qu'on ignore, pour être simplement : nommé. » Impossible d'échapper à ce qui définit l'humain, sinon pour des temps très brefs s'inventer une vie virtuelle. Éviter le contact avec autrui est possible, mais il est impossible de préserver sa pensée, on vit par et dans la langue — qui est à tous. La seule solution semble être le silence, c'est-à-dire la mort puisque, quoi que l'on fasse, on agira peu ou prou comme l'« autre ». On sait l'autre est bien un poème récit tragique : le narrateur n'a pas d'autre issue que disparaître s'il veut ne pas connaître la dépossession, reconnaître qu'il est comme l'« autre », ce qu'il refuse.

   Ce qui peut sauver, provisoirement, c'est un emploi de la langue qui n'implique pas de relation de pouvoir, celui de la poésie. Le narrateur, dans la tentative d'échapper à la présence imaginée, donc possible, de l'« autre », entasse tous les livres de poésie de sa bibliothèque dans une grande valise, pour « sauver des livres, des paroles, de la sueur, du corps, du vivant. » Sueur et corps : dans la cave où le narrateur est descendu, les livres se métamorphosent et manifestent qu'ils sont vivants en saignant, et ce sang s'écoule de la valise, devenue elle aussi être vivant, blessée, et qu'il faut rassurer. La langue des poètes, le narrateur se l'assimile en cousant les pages des livres sur son corps, pour l'emporter en disparaissant : « On meurt auprès de ceux qui ont toujours été là, qui seront là toujours. »

   Mais l'« autre » ? L'autre, invisible, a pris forme. Quand le récit commence, le narrateur mentionne trois chevaux, « trois chevalos » qui, dehors, hennissent ; ils réapparaissent à intervalles réguliers et se transforment : ils agissent progressivement comme des humains, jurent, ricanent, jouent à la roulette russe, aux fléchettes, mettent des masques, fument des cigares, massacrent un chien, traînent une femme par les cheveux... Leur métamorphose progressive a une fin : ils symbolisent la figure de l'autre, révélée quand la mort est proche : « l'autre [...] nous mate, à travers les yeux morts de trois chevaux minables. »

 

   Il y a dans ce récit poème la connaissance de ce qu'est la difficulté de vivre, de se construire, d'avoir des repères alors que seule la "réussite sociale" prime. Il y a aussi une vraie maîtrise de la langue pour suivre un personnage blessé par la vie, au « vieux corps usé », enfermé dans sa peur des autres mais qui, au moment de mourir, exprime sa confiance en la poésie — en l'avenir :

« On meurt : on meurt, on est à terre. On écoute les poètes, on écoute leur voix, le temps qui passe par leur souffle, venus de tous pays, marchant vers nulle part, on entend le murmure du monde, la mémoire de l'oubli, un long chant lancinant, et qui s'élève : et nous rehausse. Ils sont tous là, assis par terre, le dos au mur, à faire un feu avec la vie. Ils sont là, tous, à faire des flammes avec leurs mains, mettre des braises dans leur bouche, et nous réchauffer le cœur. »

 

Édith Azam, On sait l'autre, P. O. L, 160 p., 12 €.

Note parue dans Sitaudis le 20 juin

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

19/04/2014

Jean-Luc Sarré, Bribes (Pages de carnet)

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Faubourg. La résonance de ce terme est pour moi essentiellement parisienne ou du moins l'était encore jusqu'aujourd'hui. Un faubourg, contrairement au centre de la ville, ne devrait pas changer, tout au plus lentement évoluer, et par contrainte plus que par choix, l'époque laissant derrière elle son sillage de bouleversements (je n'ai pas reconnu, dans le dix-neuvième arrondissement, des rues qui m'étaient autrefois familières.) À Marseille, c'est de périphérie qu'il faudrait parler ; ça n'invite pas vraiment à musarder.

 

Je relis et renonce à recopier telle note grevée de maladresse ; pourtant je m'en souviens, rien ne semblait m'importer plus, quand je l'ai crayonnée, que ce qu'elle tentait d'appréhender.

 

 

Le cri de l'effraie légitime l'insomnie.

 

L'impression l'est souvent insupportable d'habiter depuis longtemps une interminable parenthèse. Quand ai-je bien pu l'ouvrir ? Il pourrait m'appartenir de la fermer mais je doute avoir un jour ce courage ou cette lâcheté.

 

Atelier cuisine, atelier macramé, atelier poterie, atelier poésie.

 

Jean-Luc Sarré, Bribes (Pages de carnet), dans La revue de belles-lettres, 2013, 2, p. 83, 84, 85, 86, 88.

 

 

16/03/2014

Philippe Jaccottet (3), Paysage aux figures absentes

 

Philippe Jaccottet, Paysage aux figures absentes, oiseaux,buisson, poésie

                    Oiseaux invisibles

 

   Chaque fois que je me trouve au-dessus de ces longues étendues couvertes de buissons et d'air (couvertes de buissons comme autant de peignes pour l'air) et qui s'achèvent très loin en vapeurs bleues, qui s'achèvent en crêtes de vagues, en écume (comme si l'idée de la mer me faisait signe au plus loin de sa main diaphane, et qui tremble), je perçois, à ce moment de l'année, invisibles, plus hauts, suspendus, ces buissons de cris d'oiseaux, ces points plus ou moins éloignés d'effervescence sonore. Je ne sais quelles espèces d'oiseaux chantent là, s'il y en a plusieurs, ou plus vraisemblablement une seule : peu importe. Je sais que je voudrais, à ce propos, faire entendre quelque chose (ce qu'il incombe à la poésie de faire entendre, même aujourd'hui), et que cela ne va pas sans mal.

 

Philippe Jaccottet, Paysage aux figures absentes, dans Œuvres, préface de Fabio Pusterla, édition établie par José-Flore Tappy, Pléiade / Gallimard, 2014, p. 489.

01/03/2014

Paul Valéry, Cahiers, II, Poésie

                                               Paul Valéry, Cahiers, II, Poésie, inspiration, émotion, universel

                                   Poésie

 

   C'est une plaisanterie usée de dire que le poète exprime ses douleurs, ses grandeurs et ses aspirations dans ses vers. Cela n'est vrai que de poètes vulgaires comme Musset — Encore...

   Il est trop clair que le vers installe un autre monde que celui des affaires personnelles d'un poète, lesquelles n'intéressent pas directement l'universel.

   Il est vrai que sa tournure d'esprit, ses humeurs dominent ses mouvements internes, et l'excitent de telle ou telel façon, mais indirectement par rapport à la poésie.

   L'art est précisément tel qu'il rend les tourments imaginaires indiscernables des réels. Il n'y a besoin que d'une force très faible pour remuer des masses énormes quand des machines sont interposées. Un enfant fait sauter une montagne en pressant un bouton. L'accumulateur est langage. Toute l'attention du vrai artiste est portée sur la manœuvre des représentations et des émotions, bien plus que sur leur potentiel. C'est en tant qu'elles sont manœuvrables qu'il les connaît e tles sollicite. Le minimum de présence et d'intensité actuelles et le maximum d'obéissance et d'intensité probables chez le lecteur, sont liés.

 

Paul Valéry, Cahiers, II, édition établie, présentée et annotée par Judith Robinson, Pléiade / Gallimard, 1974, p. 1094.

16/02/2014

Guy Goffette, Un Manteau de fortune

           Guy Goffette, Un Manteau de fortune, Verlaine, enfant, poésie, vin

                      Défense de Verlaine

 

Pauvre Lélian, mon vieux Verlaine, vil défroqué,

qu'ils disent, toute débauche et sale et laid comme

un cochon de Chine, et poivrot par-dessus et,

par-dessous la vase verte quoi ? quoi qui sonne

 

et qui reste à ton crédit ? une âme qui file

doux sous la laine et vague un peu dans les brouillards ?

mais cette âme-là, cachée sous le noir sourcil,

est d'un ange, ô fruste certes, louche et braillard

 

comme un arbre peint par la tempête d'un ange,

vous dis-je, qui se fiche bien du tiers et du

quart, pourvu que l'eau des yeux dans son vers se change

en un vin léger qui tremble quand on l'a bu,

 

tremble encre, tremble longuement, tremble et trouble

jusqu'au lit où, rivières, nous couchons nos vies

petites, blêmes, racornies et parfois doubles

aussi, moins exposées aux vents de toute envie

 

que toi, Verlaine, parmi les plumitifs et les

rassis, toi, vieil enfant rebelle à tout ce qui

pèse ou qui pose, boiteux à la route ailée

avec l'âme tendre à jamais dans son maquis.

         

       I. Travaux d'aveugle

 

 

Ô bucheron assis dans l'ombre

que réveillait l'enfant des bois

près de Rambervilliers, tais-toi,

laisse chanter la voix sans nombre

 

de l'arbre couché dans ses feuilles.

 

Elle a comme une femme blonde

dans le sillage de ses pas

jeté le sel du rêve, elle a

cousu nos âmes vagabondes

 

à la voile bleu de son œil.

 

Et nous voici, tâchant dans l'ombre

avec des mots de rien des voix

perdues, et des touchers de soie

comme un marieur de décombres

 

dans tes dentelles, ô poésie.

 

Guy Goffette, Un Manteau de fortune, suivi de

L'adieu aux lisières et de Tombeau du Capricorne,

Préface de Jacques Réda, Poésie/Gallimard, 2014,

p. 71-72, 83.

27/01/2014

Antoine Emaz, Flaques, dessins de Jean-Michel Marchetti

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   Le plus important de ce que tu vis n'est pas forcément le plus important à écrire. L'essentiel; c'est ce que tu peux écrire de vivre. Parfois, seulement des miettes, mais au moins, cela, tu peux le faire.

 

   Écrire s'enracine dans un certain nombre de hantises profondes. Même si l'œuvre bouge un peu, c'est toujours pour finalement retourner à ces quelques points d'ancrage qui font l'identité de l'auteur. En théorie, on peut écrire sur n'importe quoi. En pratique, on n'écrit que sur ce qu'il est nécessaire d'écrire. Le reste passe sous silence, ne retient pas la main, ne s'impose pas.

 

   On devient poète sans aucune élection par une quelconque instance. Simplement, la vie. Et la poésie comme une quête d'élucidation, voire de réponse. On comprend plus tard, non pas trop tard, mais tard qu'il n'y a pas de réponse, et on en reste à ce qui nous fait vivre. En un sens, la poésie ne guérit pas, mais elle soigne, un peu. Un poète n'est pas Pasteur découvrant le vaccin contre la détresse.

 

   Le plus étonnant peut-être dans écrire, c'est cette tension incessante, multiple, complexe, entre liberté et contrôle.

 

Tu veux écrire ? Mets-toi à ta table. Et on verra bien qui, de la table ou de toi, en aura marre le premier.

 

Antoine Emaz, Flaques, Encres de Jean-Michel Marchetti, éditions centrifuges, 2013, p. 9, 33, 41, 48, 52.

Photo Tristan Hordé

19/12/2013

Caroline Sagot-Duvauroux, Köszönöm

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Problème. Écrire convient-il à la poésie, il y a tant de poèmes et tous à crans de tourbillon. Si écrire convenait au poème, un suffirait, un de chaque. La pièce s’ajusterait comme s’ajustent la Critique de la raison pure ou le Parménide à leur propos. Et ça n’est pas parce qu’il y a mille façons d’aimer qu’un poème d’amour ne suffit pas. D’ailleurs on sait qu’il n’y a pas mille façons d’aimer. C’est peut-être même parce qu’il n’y en a qu’une et qu’elle se trouve sous le sabot d’un cheval, qu’on se rendra mieux à la chercher qu’à la trouver. La soumission que cherche le poème est bannie de l’écriture. Proche du religieux. De l’hésitation inquiète. L’angoisse décide de l’orée puis sans chemin dans le brouillon, accepte la pleine mer du brouillon pour n’avoir qu’à accueillir le secours ou la mort qui nommera pour elle le silence, sûre d’unique certitude qu’elle est incapable, que sa langue savante de poème est incapable du silence. Alors mieux vaut l’océan pour n’avoir d’autre choix que se mouiller. Et que l’eau du moins soit, avec ses turpitudes de sel. Car ce n’est pas soi, ce n’est pas être que le poème attend mais autre chose, la chose qui ouvrirait taire et qui peut être taire, on ne sait. Passion de chair qui veut dire passion de chair et passion de la parole sous l’autre chose en même temps que chair ouverte à la parole. Qu’est-ce que c’est ? On écrit cependant. On se colle à l’engrenage de distance. Blanchot au bord du poème se tait car tout de même il s’est tu (non par détresse d’écrivain non par triomphe de l’insolence d’homme), par poème, pour se mouiller. Oui tout de même il l’a fait. Il est mort comme un loup.

Savoir quoi que ce soit indiffère la poésie tant l’inquiète la venue. C’est un truc pour paresseux, pour idiots ou pour fidèles. Ce qui est presque dire pour tout le monde, juste pour tout le monde. La poésie est tellement  à tous qu’elle n’est plus respectable et voilà ce qui effraye car il faudrait s’y risquer, aller aux putes : lire.

 

Caroline Sagot-Duvauroux, Köszönöm, éditions José Corti, 2005, p. 113-114.

 

 

 

23/11/2013

Sophie Loizeau, caudal

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toit c'est moi c'est ta moi à toi

 

la stoppe en pleine phrase le point, la virgule ou

— que les ruptures brusquent —

la lectrice ne peut plus s'éclipser (nos éclipses naturelles de lecture

 

durant lire les aléas.

où que j'aille l'intense angoisse persécute. d'apnées peu,

d'immersions je lis levant les yeux souvent

 

[...]

 

mes livres, mon brevet d'invention lorsqu'en chercheuse.

l'effet sur la langue surprenant du féminin, le fruit d'expériences

(mais sans jamais me déprendre des hommes

l'écueil : la pauvre poésie. si l'on s'en empare on lira pour quel avenir

pour quel au-delà mer

 

à l'instar du petit orteil des dents de sagesse la e  muette disparaîtra

 

 

ne tisse pas écris. contre-

métaphore

légèrement Bescherelle quant à la forme un exemple / une règle

 

j'ai vu ne m'adresser qu'à des femmes et dire restons

vigilants

 

mon John Borgen.

 

Sophie Loizeau, caudal, Flammarion, 2013, non paginé.

26/10/2013

Stéphane Crémer, Compost / composto

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La terre

 

Au sortir d'un rêve à Brasilia j'ai empoigné

la terre, déjà si âcre à mes mains

que leurs paumes m'ont paru des papilles

d'où montait un goût avec son parfum.

 

Quelqu'un est mort bien loin ce matin

et j'ai pensé, en me baissant jusque là

pour l'emporter à mon retour, que je saurais

l'y ensevelir à ma manière en secret.

 

Ainsi — car n'allons pas priver la poésie

de sa logique : ni car ni ainsi ne sont proscrits

du poème, ni aucuns mots pourvu qu'ils s'unissent

en pensée par delà les marges noires du faire-part ! —,

 

ainsi je garde près de moi dans des flacons

comme une épice sur l'étagère de ma cuisine,

ce piment rouge du Brésil dont je sais qu'un jour,

empesé à l'amidon de mon choix, un beau jour

 

nous partagerons la délicieuse peinture mitonnée

qui montrera, aussi bien qu'une Joconde enfin

pour de bon éclipsée de son cadre, ce qu'il reste

de cette disparition : un paysage, et son horizon !

 

Stéphane Crémer, Compost / composto, douze poèmes

traduits dans le portugais du Brésil par Leonardo Lacerda

et Alain Mourot, éditions isabelle sauvage, 2013, p. 42.

 

 

24/09/2013

Antoine Emaz, Planche (2), dans Rehauts, avril 2013

 

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                                       Planche

 

La classification des genres littéraires ne peut tenir que si la frontière formelle entre eux est nette. Dès lors que ces limites deviennent floues ou s'effacent, et c'est souvent le cas aujourd'hui, parler de genre ne signifie plus grand chose. Il faut peut-être seulement faire passer le fil rouge entre littérature et non-littérature. Alors l'opposition poésie / narration n'a plus vraiment lieu d'être. Avec des écritures comme celes de Marie Cosnay, Fabienne Courtade ou Sereine Berlottier, on est en littérature, voilà tout. C'est accepter que l poésie perde son appellation contrôlée.

 

Au départ du poème, il y a toujours un événement, un choc qui ébranle le cœur, le corps, la mémoire, la langue. J'écris en contre : vivre est premier. Un poème comme un contrecoup de langue à partir d'un coup de vivre.

 

Le seul vrai moment de bonheur est celui de la survenue du poème, le premier jet. Dans ce moment, on ressent une fabuleuse impression de maîtrise, d'évidence, comme si la vie /  la langue étaient poreuses, porteuses l'une et l'autre d'une même vérité simple. Une transparence de loupe, une nécessité sana freine, une musique qui s'ajuste comme sans mal, sans heurt mais avec passion, nerfs tendus à bloc.

Dès le lendemain, ou même quelques heures après, la magie a disparu, et c'est de nouveau doute, suspicion, autocritique... Il n'y a plus d'élan, juste le tracé mort de l'élan, sa mémoire, et ne reste à travailler qu'une trajectoire.

 

 

Antoine Emaz, Planche, dans Rehauts, n°31, avril 2013, p. 33, 34, 37.

23/09/2013

Antoine Emaz, "Planche", dans Rehauts, n° 31, avril 2013

Antoine Emaz, "Planche", Rehauts, vivre, vieillir, poésie

                                      Planche

 

Il n'y a pas vraiment de morale de vivre, sauf vivre, et quelques principes que chacun invente, rabote, bricole au fil des années. La vie n'est ni simple ni compliquée, elle est alternativement facile et chaotique, et souvent bêtement neutre.

 

Seul dans la maison, je ne suis pas seul. Je suis avec la maison

 

Il y a ces moments de vie où le temps rattrape, prend au collet, étrangle. Dans le même instant, on voit ce qu'on a misérablement gagné, et puis tout ce qu'on a perdu. On ne peut plus faire machine arrière, il n'y a plus de route. On ne peut pas rejouer ; les cartes sur table ont disparu et celles que l'on a encore en main laissent peu de chance. Au mieux, dans ces moments, on devient sage ; au pire, on devient méchant.

 

La poésie n'est pas plus issue qu'impasse, elle est. Tout comme, selon les moments, une fenêtre est ouverte ou fermée.

 

Poésie lichen. Par les temps qui courent, je ne vois aucune honte à considérer que le seul but est de persister. Il faut mesurer l'ambition à l'aune de ce qui est possible., et poser clairement le choix d'une résistance durable plutôt qu'un combat sans doute glorieux mais suicidaire, dans une avant-garde qui combat des moulins ou une arrière-garde qui sonne de l'olifant.

 

Vieillissement lent des choses : portes, fenêtres... La peinture s'écaille, le gris et le moisi s'installent. Et il y a vieillissement parallèle de mon côté : nettement moins d'allant pour me lancer dans un chantier de bricolage. Et je ne peux plus compter sur l'aide de mes filles. Vrai aussi qu'avec le temps je renâcle de plus en plus à me dire que je vais passer la journée à peindre un volet, comme s'il était toujours plus urgent d'être à la table. Évolution lente du corps et du comportement. On constate le glissement sur une longue période, avec le recul, pas au jour le jour.

 

Le doute forme le fond de la conscience créatrice. Même l'accord de l'éditeur ou l'adhésion enthousiaste d'un lecteur ne parviennent pas à lever cette interrogation sur la valeur du travail, ou bien, partielle mais tout aussi tenaillante, cette question : est-ce que je n'aurais pas pu aller plus loin ?

 

 

Antoine Emaz, "Planche", dans Rehauts, n° 31, avril 2013, p. 27, 28, 28, 30, 31, 34, 36.

©Photo Tristan Hordé