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10/04/2024

Monique Laederach, Cette absolue liberté de parole

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Est-ce que j’aime encore ?

Je bouge à peine dans les fils ténus

de ma propre mante,

rongée par les dents de l’oubli,

mensongère assurément — mais qui, encore,

pourrait m’en assigner, qui  m’offrirait davantage ?

On disparaît. On n’est plus femme,

juste ce fantôme aux cartes de crédit,

celle qui occupe, ne devrait pas,

un siège dans l’autobus.

Et cette image dedans

de la jeune femme qu’on est encore.

 

Monique Laederach, Cette absolue liberté de paroles,

dans La Revue de belles-lettres, 2023-2, p. 19.

31/03/2024

Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, dix-neuf

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Le règne du dehors et avec lui, et grâce à lui, l’empire de ses images sur nous : le corps essaie d’en absorber les chocs, d’en recueillir les forces autant que de les détourner. Le plus souvent toutefois, à l’approche des images, le corps ne s’y retrouve pas et ne fait que les détruire, faisant un désastre de leur rencontre. L’image ne frayant plus comme voie d’accès à la rugueuse irruption des corps.

Par bonheur, il n’en est pas toujours ainsi, la chair sachant adoucir son moyen d’action en bricolant ses paysages, en modifiant l’aspect des choses en sorte qu’elles puissent éteindre les images, en adorer la fièvre, et même aboutir à l’exception du désir.

 

Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, dix-neuf, Flammarion, 2024, p. 133.

29/03/2023

Jules Supervielle, Le Forçat innocent

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              Réveil

 

Le jour auprès de moi se fixe

Mais il m’ajourne dans l’oubli

Si je m’approche du miroir

Je n’y découvre rien de moi.

 

Hier encore j’eusse dit : « Mes mains »

Et aussi : « Mes jours et mes nuits »

Aujourd’hui je ne sais que dire,

Tous les mots sont restés au loin,

Saisis par leur propre délire.

 

 Jules Supervielle, Le Forçat innocent, dans

Œuvres poétiques complètes, Pléiade /Gallimard,

1996, p. 271.

14/07/2022

Esther Tellermann, Carnets à bruire

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Dans une de vos

 mains je voyais

l’étendue

reconnaissais

la langue qui illumine

les orages

terre rase ou

terre rassemblée

comme si l’air

modelait

     l’image

débordait

     le plein jour.

 

Esther Tellermann, Carnets à bruire,

La lettre volée, 2014, p. 51.

15/03/2022

Marie de Quatrebarbes, Aby

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Le rêveur, lorsqu’il se réveille, transporte avec lui un peu de son rêve, et les mots que le rêve lui donne pour le dire disent ce que le rêve donne par devers soi comme petit peu contenant le rêve à transporter. Un trouble léger survient alors, qui déborde le sens qu’il prête au rêve et le dévie. Le mot, la phrase se brouillent comme l’eau se trouble, la mare se strie de rondes sous le jet du caillou et s’obscurcit, car les mots du rêve sont ceux du trouble, ils sont vivants comme les grives, les petits pains en miettes qui flottent à la surface. Le caillou a des arêtes tranchantes qui coupent tout ce qu’elles trouvent. Elles coupent le rêve à l’endroit où se reflète le visage du rêveur.

 

Marie de Quatrebarbes, Aby, P.O.L, 2022, p. 169.

04/01/2022

Bernard Noël, L'Oiseau de craie

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L’Oiseau de craie

 

douleur.    Bonheur

c’est un oiseau de craie

sur ton visage

 

la montagne se déchire

 

Je dis    caverne

et l’eau d’autrefois

bat dans tes feuilles

 

sueur d’images

nous avons les dents vertes

 

la vie remue

on creuse des tunnels sous la peau

 

j’aime la grotte et l’ongle

la lampe renversée

l’espace qui écoute

 

mais tu marches

tu marches en toi si loin

 

Bernard Noël, L’Oiseau de craie, dans

Œuvres, I, Les Plumes d’Éros, P. O. L,

2009, p. 37-38.

12/07/2021

Roger Gilbert-Lecomte, Rimbaud

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Celui qui a vidé sa conscience de tous les images de notre faux monde qui n’est pas un vase clos peut attirer en lui, happées par la succion du vide, d’autres images venues hors de l’espace où l’on respire et du temps où le cœur bat, souvenirs immémoriaux ou prophéties fulgurantes, qu’il atteindra par une chasse d’angoisse froide. En un instant l’univers de son corps est mort pour lui : je n’ai jamais pu crfoire quand je fermais les yeux que tout restait en place. Je ferme les yeux. C’est la fin du monde. Il ouvre les yeux. Et quand tout fut détruit, tout était encore en place, mais l’éclairage avait changé. Quel silence, bon dieu, quel silence.

 

Roger Gilbert-Lecomte, Rimbaud, Lurlure, 2021, p.30.

21/03/2021

Octavio Paz, Salamandre

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     Durée

          I

 

Noir le ciel

Jaune la terre

Le coq déchire la nuit

L’eau se lève et demande l’heure

Le vent se lève et te demande

Passe un cheval blanc

 

            II

 

Comme le bois dans son lit de feuilles

tu dors dans ton lit de pluie

chantes dans ton lit de vent

embrasses dans ton lit d’étincelles

 

             III

 

Odeur véhémence multiple

corps aux nombreuses mains

Sur une tige invisible

une seule blancheur

 

               IV

 

Parle écoute réponds-moi

ce que dit le tonnerre

la forêt le comprend

 

                  V

 

J’entre par tes yeux

par ma bouche tu sors

Tu dors dans mon sang

sur ton front je m’éveille

 

                      VI

 

Je te parlerai un langage de pierre

(tu réponds par un monosyllabe vert)

Je te parlerai un langage de neige

(tu réponds par un éventail d’abeilles)

Je te parlerai un langage d’eau

(tu réponds par une pirogue d’éclairs)

Je te parlerai un langage de sang

(tu réponds par une tour d’oiseaux)

 

Octavio Paz, Salamandre, dans Œuvres,

Pléiade/Gallimard, 2008, p.139-140.

20/03/2021

Philippe Jaccottet, Le bol du pèlerin (Morandi)

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   [...] ces paysages de Morandi sont, à les bien regarder, très étranges. Tous, rigoureusement, « sans figures », et si la plupart comportent des maisons, celles-ci ont souvent des fenêtres aveugles : on les dirait fermées, sinon vides.

Ce serait une erreur pourtant d'y voir l'image d'un monde désert, d'une « terre vaine », comme celle du poème d'Eliot ; je ne crois pas que, même sans le vouloir ou sans en être conscient Morandi ait fait de cette partie de son œuvre une déploration sur la fin des campagnes.

 

   Certains critiques ont noté que le peintre aimait à laisser se déposer, quand il ne le faisait pas lui-même, une légère couche de poussière sur les objets de ses natures mortes : était-ce encore une couche de temps qui devait les protéger et les rendre plus denses ? Sur ses paysages aussi, on a souvent cette impression d'un voile de poussière. Il me vient l'image puérile du « marchand de sable », parce que son office est d'apaiser, d'endormir. Je pense même à la « Belle au bois dormant » ; on pourrait nommer ainsi la lumière égale, jamais scintillante ou éclatante, n'opérant jamais par éclairs ou trouées, qui les baigne ; même aussi claire que l'aube, avec des roses et des gris subtils, elle est toujours étrangement tranquille. Paysages « aux lieux dormants ».

 

Philippe Jaccottet, Le bol du pèlerin (Morandi), La Dogana, 2006, p. 45-46.

05/05/2020

Paul Celan, Grille de parole

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    Un œil ouvert

 

Heures, couleur mai, fraîches.

Ce qui n’est plus à nommer, brûlant,

audible dans la bouche.

 

Voix de personne, à nouveau.

 

Profondeur douloureuse de la prunelle :

la paupière

ne barre pas la route, le cil

ne compte pas ce qui entre.

 

Une larme, à demi,

lentille plus aiguë, mobile,

capte pour toi les images.

 

Paul Celan, Grille de parole, traduction

Martine Broda, 1991, p. 75.

14/11/2019

Reinhard Priessnitz, 44 poèmes

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Large au séant

 

                     Et pourquoi qu’tu trompaytes ?

                    j. van hoddis

 

moins de fesses, d’yeux, cerveaux,

ça suffirait. moins de mains.

bien. moins de texte. ôter l’image ;

moins de mots. nuls relais,

rejets, nulle vapeur ! sans pin-pon

écrire encore moins de vagues.

plus de  papier, moins de trombones

à cul lisse aussi dégonflé. nul présent !

 

Reinhard Priessnitz, 44 poèmes, traduction

Alain Jadot, préface Christian Prigent,

NOUS, 2015, p. 147.

23/11/2018

Jacques Moulin, Sauvagines

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Regard de clairière

Paupières feuillues

Œil de lynx

Oreilles sylvestres

Nez en l’air jusqu’à terre

Nez en flair avec

L’humus l’humeur des vents

L’ardeur des fumées

L’honneur du poil ou de la plume

Mains moussues

Corps tendu vers l’attente l’accueil

Il avance sans appareil photo

— l’appareil ne l’appareille jamais

Il avance toutes antennes offertes

Live sauvagement live

Il ne vient pas faire photo

Gonfler l’album thésauriser le cliché

Jouer la montre la démonstration

Il vient comprendre attendre entendre

Goûter à l’espace apprécier les lieux

Se dissoudre en eux

Garantir sa communion avec le vivant

Il est vivant au sein du vivant

Comme la pierre il est posé là

Dans le mitan du monde

Un coup de sécateur — sa dentition sauvage

Et il attend il observe il écoute il respecte

Il est à l’affût il s’affûte corps et esprit

[…]

 

Jacques Moulin, Sauvagines, éditions la clé à molette, 2018, p. 27-28.

20/10/2018

Cécile A. Holdban, Toucher terre

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                    Autour d’elle

Des images se retournent dans l’ombre

Si simple la nuit assise au fond du corps

d’être pur langage, vérité d’une origine

inscrite.

 

Sortilège du son

on achève l’orage dans le creux d’une oreille

des chevaux mortellement blessés se brisent

entraînent dans les tranchées l’infini galop des mots

 

la lumière creuse plus profond dans ce rêve

en perles sur la peau d’une rosée nocturne

le temps chaviré du poème parmi

les interstices de la foudre.

 

Mais balbutiant il faudra tout reprendre

de la gorge au souffle, resserrer le jour et sa robe trop courte

comme un vêtement d’amour

sur les restes en pièces de la nuit.

 Quelque chose tombait dans le silence. Un son de mon corps. Mon dernier mot fut  je mais je parlais de l’aube lumineuse.(Alejandra Pizarnik)

 

                                                    Cécile A. Holdban, Toucher terre, Arfuyen, 2018, p. 44.

10/07/2017

Georges Perec, La belle absente

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             La belle absente

 

                       1

 

Daphné fit le visage que j’ombre

Plomb figé devenu torche jusqu’ ;

Au dos fragile, vasque, jubé, champ,

Blanc qu’âge de jade rompt à vif

Jusqu’au flambant pavot d’or, gâchis

Déjà fléchés : manque. Boive ta page

Humble, grave, l’aspect que je fonde,

Qui défit cet aplomb gravé hors jeu

 

Champ d’or gravi jusqu’au but final.

 

                         2

 

Inquiet, aujourd’hui, ton pur visage flambe.

Je plonge vers toi qui déchiffre l’ombre et

La lampe jusqu’à l’obscure frange de l’hiver :

Quêtes de plomb fragile où j’avance, masqué

Nu, hagard, buvant ta soif jusqu’à accomplir

L’image qui s’efface, alphabet déjà évanoui.

L’étrave de ton regard est champ bref que je

Dois espérer, la flèche tragique, verbe jeté,

Plain-chant qu’amour flambant grava jadis.

 

Georges Perec, Œuvres, II, édition Christelle Reggiani,

Pléiade / Gallimard, 2017, p. 796.

 

 

 

17/05/2017

Georges Perros, Papiers collés

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Les poètes écrivant mal. C’est leur charme. Si tout le monde écrivait comme Anatole France, lire ne serait plus et définitivement qu’une entreprise maussade. Ils écrivent mal, n’ayant qu’un obstacle mais cet obstacle impossible à franchir. Ils le retrouvent partout. C’est le mot. Ils n’ont pas le loisir d’aller plus avant, c’est-à-dire de penser à quelque chose. À leur sort. À leur misère. À leur condition. Prendre quelqu’un au mot, c’est le sommer dans l’immédiat. Le poète est pris au mot. S’il réfléchit, c’est dans l’angle strict du langage. Une horloge ne pense pas. Elle réduit le mystère, le temps, à sa perpétuelle délibération. Mais aussi bien rend-elle à ce mystère toute son implacabilité, toute sa folle éternité.

   Donc un mot ne veut rien dire. C’est grave quand on s’avise que la plupart des hommes utilisent cette monnaie d’échange pour correspondre. Pour aimer. Pour prêter serment. Mais le mot n’aime guère qu’on le presse, qu’on le prenne pour ce qu’il n’est pas. Le poète a compris cela. Il le traite avec discrétion sinon avec indifférence, et le mot donne tout son sens. Et même un peu plus. Il éclate, à maturité, faisant gicler l’image. Non sans donner sa chance à l’idée.

 

Georges Perros, Papiers collés, Le Chemin/Gallimard, 1960, p. 80-81.