26/06/2024
Marianna Kiyanovska, Partager la lumière
C’est la faute à la guerre dit la petite fille la faute à la guerre
si le printemps tarde tellement à venir
déjà les cigognes se sont envolées, les cerisiers ont fleuri
c’est la faute à la guerre dit la petite fille
voici deux jours que mon Ouman est dans le brouillard
j’ai si mal à ma ville à mon Ouman si mal
que la douleur suspend son vol comme le halo d’une étoile ou d’une fleur
et alors on la voit dit la petite fille
je marche et je vois dit-elle
c’est la faute à la guerre dit la petite fille et le vent fait voler les cendres de la vie des gens
ici le vent emporte les cendres de la vie des gens partout
au lieu des fleurs ailleurs
à présent les gens là-haut et les cerisiers là-haut
se sont envolés ont fleuri
la petite file dit qu’il n’y a presque plus de temps c’est la faute à la guerre
dans le brouillard la guerre va plus vite que le temps plus vite que deux jours
et c’est bizarre que le printemps tarde tellement à venir
Marianna Kiyanovska, Partager la lumière, traduction de l’ukrainien Iryna Dmytrychyn, dans La Revue de belles-lettres, 2024-I, p. 121.
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12/03/2022
Marie de Quatrebarbes, Aby
(...) Quelques années plus tard un autre homme, Ernst Friedrich, fera éditer un livre dans lequel il tentera de donner un visage à cette guerre [= Première Guerre mondiale]. Son titre, Guerre à la guerre !, est un retour à l’envoyeur adressé aux chefs d’escadron, aux patriotes et autres publicitaires qui jettent les corps prolétaires dans la guerre sans en subir eux-mêmes les conséquences. Comme Aby, Ernst rassemble des images et des documents qu’il accompagne de légendes. Prélevée dans les tranchées, les camps de prisonniers, les fosses communes, les potences, les fabriques de munitions, les bordels à soldats, les forêts décimées, les corps mutilés, les chansons militaires, les règlements de police, les articles de presse et de propagande, la littérature enfantine et jusqu’aux jouets conçus pour prédisposer au maniement des armes, la collection d’images se resserre, dans les dernières pages du livre, sur les visages décomposés des survivants et les tombes profanées. Ces visages soustraits, ravagés comme la terre soulevée par les obus, déchirée si profondément qu’on ne saurait dire, des cadavres exposés au grand jour ou des vivants ensevelis, lesquels portent le deuil des autres, ont vu la guerre de leurs propres yeux.
Marie de Quatrebarbes, Aby, P.O.L, 2022, p. 41-42.
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09/03/2022
Cédric Demangeot, Obstaculaire
Un colloque des débris
L’instant
d’après
l’instant d’après la guerre
on entend dans la poussière
autre chose que le silence des morts
quelque
chose, quel-
que chose de cassé qui
parle, peut-être, ou voudrait parler
*
ça se traîne, ça
racle, ça renâcle
et ça grince de se multiplier
tôt ou tard une multitude
qui demande la parole
intacte, à coups de
dents arrachées –
(...)
Cédric Demangeot, Obstaculaire,
L’Atelier contemporain, 2022, p. 65-66.
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05/01/2022
Georges Lambrichs, Les Rapports absolus
L’exposition est à l’intérieur
Il arrive qu’on s’éloigne de la guerre, sans avoir épuisé son enseignement, sa traversée, comme s’il restait à entrer avec moins de précision dans la confusion qui menace sa fin. Il faut, dès maintenant, nous exercer à la faier durer. L’esprit ne se connaît pas tant de façons pour se libérer, il est sûr que toute contrainte extérieure lui est une faveur. Ma is, heureusement, on n’en est pas si loin. Elle ne s’est faite qu’un peu plus sourde, à part soi, volontiers plus humaine. Nous savons, maintenant, que le reste ne vaut pas notre peine, qu’il n’y a pas en nous un élément de paix, un seul pli organique de sécurité. Rien que des replis, peut-être, interdits aux psychologies, à l’amour, à la cruauté, au pathétique, à la pauvreté.
(...)
Georges Lambrichs, Les Rapports absolus, Métamorphoses / Gallimard, 1949, p. 45-46.
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27/09/2021
Étienne Faure, Ciné-plage
Sous d’apatrides vêtements aux couleurs
perdues dans la bataille
ils arrivaient par l’Europe en neige,
alors champ équivoque où germaient les victoires défaites,
puis repartaient pour cause de guerre en sens inverse,
pour les beaux yeux d’une patrie disant des mots d’adieu
dans une langue occasionnelle,
n’importe quoi qui comblât l’écart
en train de se creuser depuis l’arrière
jusqu’à l’amovible première ligne
approchée la nuit dans l’éclat d’armes blanches,
la lutte acharnée des chairs pour quelques mètres,
ici ressortissants drapés dans la boue
des gisants d’avant-hier autre époque,
en d’identiques raideurs nationales.
quelques mètres
Étienne Faure, Ciné-plage, Champ Vallon, 2015, p. 126.
Photo Chantal Tanet
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03/07/2019
Étienne Faure, Scrutations
Dans la ville à pied, sans repli, sans arrière
pays, origines, hors cela, il emprunte
sous le nom de rue, pont, grève
un parcours exempté de fil, anonyme,
laissant l’impasse pour attraper les quais
via les passages, les cours et circuler
inclus dans la foule en mue sans arrêt
selon l’heure ou l’allure à laquelle on passe,
interdit soudain sous un nom, un bouquet
au mur scellé (mortellement blessé)
après la chute de naguère, le bruit d’un corps au sol,
épitaphe à jamais cernée du crible des impacts
encore aux murs, semblant dire : passant,
nous allons mourir, et personne n’en saura rien,
ou bien de continuer de parler aux vivants
plus avant, ceux qui vont te survivre
— et le flâneur éclairé sous un angle
un instant exposé au soleil du soir,
médite à découvert avant de traverser vite,
regagner l’ombre.
passage à découvert
Étienne Faure, Scrutations, dans la revue de
belles-lettres, 2019, I, p. 110.
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14/06/2019
Solmaz Sharif, Mire
ALLONGE-TOI par terre
pour dormir ensuite
pour ton dernier repos hier soir
avant d’être compté pour mort
sur un brancard
sur une épaule
par-dessus une jambe
sous un bras
dans un linceul
dans un berceau
sur le toit d’une voiture
attaché au pare-chocs
sous un pont
sur une place publique
dans la fontaine
dans le Tigre
sous une eau bouillie par des bombes intelligentes
dans une cave
sur la banquette arrière en comptant les réverbères
qui défilent au-dessus
sous les bombardements
sous les vrilles de phosphore
dans une silhouette brûlée
sur un lit d’enfant
sous une tente
en retenant encore ta respiration
sous la table du repas
sous cinq étages
dans un trou
Solmaz Sharif, Mire, traduction de l’anglais
R. M. Hanea et Heusbourg, éditions Unes, 2019, p. 19.
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20/12/2018
Apollinaire, Poèmes en guerre
Le chant d’amour
Voici de quoi est fait le chant symphonique de l’amour
Il y a le chant de l’amour de jadis
Le bruit des baisers éperdus des amants illustres
Les cris d’amour des mortelles violées par les dieux
Les virilités des héros fabuleux érigées comme des pièces contre avions
Le hurlement précieux de Jason
Le chant mortel du cygne
Et l’hymne victorieux que les premiers rayons du soleil ont fait chanter à Memnon l’immobile
Il y a le cri des Sabines au moment de l’enlèvement
Il y a aussi les cris d’amour des félins dans les jongles [sic]
La rumeur sourde des sèves montant dans les plantes tropicales
Le tonnerre des artilleries qui accomplissent le terrible amour des peuples
Les vagues de la mer où naît la vie et la beauté
Il y a le chant de tout l’amour du monde
Apollinaire, Poèmes en guerre, édition Claude Debon, Les Presses du Réel, 2018, p. 331.
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16/11/2018
Guillaume Apollinaire, Calligrammes
L’avenir
Soulevons la paille
Regardons la neige
Écrivons des lettres
Attendons des ordres
Fumons la pipe
En songeant à l’amour
Les gabions sont là
Regardons la rose
La fontaine n’a pas tari
Pas plus que l’or de la paille ne
[s’est terni
Regardons l’abeille
Et ne songeons pas à l’avenir
Regardons nos mains
Qui sont la neige
La rose et l’abeille
Ainsi que l’avenir
Guillaume Apollinaire, Calligrammes, avril
1918, Pléiade / Gallimard, 1965, p. 300.
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07/10/2018
Rémi Chechetto, Laissez-moi seul
(…) loin la mort, loin dans le pays laissé loin d’ici, loin dans le pays où je suis né, où nous sommes nés dans la lumière, la poussière, où nous portions les toits des maisons afin que la tranquillité habille et habite notre corps, où nous célébrions les fêtes, pleurions les défaites, où les terres portaient nos noms, où elles paraient nos noms de leurs pierres
et les feuilles des arbres s ‘élargissaient afin que l’ombre soit plus tendre, nous étions pain dans les chansons, et lune et robe et chemise et chemin solitaire, nous mêlions l’écho de nos voix aux voix de la colline, les dieux étaient les compagnons de nos veillées, ils nous servaient leurs mots, nous leur servions nos mets, nous pouvions tenter d’être ce que nous voulions, mettions nos pas dans ceux de l’avenir, ne levions les mains que pour accueillir et cueillir la pluie, et nous n’étions pas coupables d’être nés
d’être nés là
pas coupables
arriva la foudre, ou plutôt les bombes furent là, les fusils furent là, engendrant la foudre, prodiguant la foudre, la décuplant, comme arrivée de partout et partout là, partout, jusqu’à la présence de la foudre jusque sous ma peau, et la foudre me vola le soleil qui était mon pain, me vola le toit de ma maison, mes amandiers, mon chant, ma table, l’ombre tendre, mes mots en ordre et mes mots en désordre, ma famille, mes amis, ma boussole, mes blessures anciennes, me vola, décréta que ma terre ne portait pas mon nom et que mon nom était pire q’une quantité inutile, plus négligeable qu’un mégot
(…)
Rémi Chechetto, Laissez-moi seul, Lanskine, 2018, p. 8-9.
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03/07/2018
Marlene Dumas, Afrique du Nord (Femmes d'Alger)
Afrique du Nord (Femmes d’Alger)
Foyer du striptease,
Foyer de la danse des sept voiles,
Foyer des ancêtres d’Abraham,
patriarche des Juifs, des Musulmans et des chrétiens.
Foyer d’un Dieu qui ne veut pas être reproduit.
D’Alger, Nelson Mandela reçut un entraînement militaire,
apprit de leur guerre de libération des tactiques de guérilla.
Delacroix peignit "Femmes d’Akger" (1834),
femmes détendues dans un harem féminin pacifique.
En 1954, Picasso peignit (de nombreuses) toiles sensuelles
inspirées par cette source franco-africaine.
Il ignorait de ce que deviendrait cet orientalisme.
En 2000, je vis la photo d’une jeune fille nue,
tenue par — « exposée » entre — deux soldats français posant.
Elle fut prise en 1960 à Alger.
Je peignis ma "Femme d’Alger" en 2001.
Marlene Dumas, traduction Martin Richet, dans Koshkonongn° 14, p. 21.
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22/03/2018
Colette, Lettres à sa fille, 1916-1953
1944 [Janvier ?], Lundi soir
C’est beaucoup de temps sans lettre de toi, chérie. Ce bout de papier n’est que pour te rassurer, te dire que nous allons bien, que nous mangeons assez mal, que je te blâme pourtant de m’avoir fait apporter des choses si précieuses. Un soir un peu maigre, nous avons tordu le cou à une boîte qui contenait un merveilleux morceau de cochon, et nous l’avons mangé chaud avec des pommes de terre. Un mets des dieux, chérie ! Mais pas de gaspillage ! Je cache les autres. Car la vie et la ville sont idiotes. Plus d’eau chaude électrique. Une heure de gaz. Défense de. Interdiction de. Le métro se résorbe mais les barrages prolifèrent. Pas de lumière de 7 h 30 matin à 8 h 30 du soir, etc., etc. Et par là-dessus un froid ! Tourbillons glacés de poussière, vent du nord-est.
Colette, Lettres à sa fille, 1916-1953, édition Anne de Jouvenel, Gallimard, 2003, p. 448.
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26/12/2016
Jean Giono, Le grand troupeau
Il se fit soudain dehors un grand silence, comme si on tombait dans l’épaisseur du ciel. Joseph s’en sentit le ventre tout vide. Le major leva en l’air son ciseau sanglant.
— L’attaque, il dit. Puis : Fabre, va voir !
Fabre sortit. C’était le petit jour : plus d’obus. On entendait clapoter le canal et, là-bas au fond, vers le liséré vert de l’aube, des cris d’hommes menus et pointus, comme d’une bataille de rats. Une mitrailleuse tapait lentement. Une grappe de grenades éclatait du côté du moulin.
— Oui, dit Fabre en rentrant, c’est ça, ils sont partis…
— Alors maintenant, dit le major…
Il regarda autour de lui ce sang déjà et cette boucherie d’hommes.
Maintenant, dans cette petite caverne de la terre, contre le talus du canal, on venait décharger de la viande à pleins brancards. Un barrage enragé écrasait les réserves de l’autre côté du canal. Ce feu de fer et cette fumée dansaient sur les hommes à grands coups. Dans le canal l’eau frémissait comme une peau de cheval. La flamme de la lampe de carbure se couchait, puis s’élançait vers le plafond. Toute la caverne tremblait comme un ventre de bateau.
Jean Giono, Le grand troupeau, Folio/Gallimard, 1986 [Gallimard, 1931], p. 132.
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05/11/2016
Marie-Hélène Lafon, Les derniers Indiens
Le père était parti plus de cinq ans en captivité. On disait toujours ce mot, en captivité, pendant la captivité, en rentrant de captivité. Ils étaient restés seuls les trois enfants avec la mère, le père de la mère, et deux domestiques trop âgés pour aller à la guerre. La mère avait tout dirigé avec son père de soixante-quatorze ans qui donnait des conseils et n’était pas la moitié d’un homme. Les gens venaient chez Santoire, c’était une grosse maison, ils avaient besoin d’être aidés, soutenus, ils rendraient le service une autre fois. […]La mère disait que le père [depuis qu’il était rentré] était devenu un autre homme pendant la guerre, que la captivité était passée sur lui. Elle l’avait aplati, rétréci, lui avait retiré la force et l’envie ; il exécutait, faisait, se taisait. Il vivait au fond de lui-même. La nuit parfois, il parlait, criait, des mots que l’on ne comprenait pas et qui auraient pu être de l’allemand, des ordres, ou des prénoms. On ne savait pas. Il ne racontait pas.
Marie-Hélène Lafon, Les derniers Indiens, Folio / Gallimard, 2015, p. 92 et 93-94.
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26/09/2016
Georges Perec, W ou le souvenir d'enfance
Photo André Perlstein
Une autre fois, il me semble qu’avec plein d’autres enfants, nous étions en train de faire les foins, quand quelqu’un vint en courant m’avertir que ma tante était là. Je courus vers une silhouette vêtue de sombre qui, venant du collège, se dirigeait vers nous à travers champs. Je m’arrêtai pile à quelques mètres d’elle : je ne connaissais pas la dame qui était en face de moi et qui me disait bonjour en souriant. C’était ma tante Berthe ; plus tard, je suis allé vivre presque un an chez elle ; elle m’a peut-être alors rappelé cette visite, ou bien c’est un événement entièrement inventé, et pourtant je garde avec une netteté absolue le souvenir, non de la scène entière, mais du sentiment d’incrédulité, d’hostilité et de méfiance que je ressentis alors ; il reste, aujourd’hui encore, assez difficilement exprimable, comme s’il était le dévoilement d’une « vérité » élémentaire (dorénavant, il ne viendra à toi que des étrangères ; tu les chercheras et tu les repousseras sans cesse ; elles ne t’appartiendront pas, tu ne leur appartiendras pas, car tu ne sauras que les tenir à part…) dont je ne crois pas avoir fini de suivre les méandres.
Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, L’imaginaire / Gallimard, 1994, p. 137-138.
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