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26/12/2022

Volker Braun, Poèmes choisis

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Infanticide des idées

 

Mes parents pudibonds

Qu’effarouche le qu’en dira-t-on

Et redoutant la « honte » et « la souillure de notre nom »

M’ont incité

Au meurtre

De maintes jeunes idées

Avant même leur naissance.

L’avenir qui s’annonçait

Je ne l’ai pas mis au monde.

Si je continue à les suivre, eux pour qui

Seul compte un nom, et pas moi, toi, nous

Je serai bientôt stérile.


Volker Braun, Poèmes choisis, traduction J.-B. Barbe

et A. Lance, Poésie/Gallimard, 2018, p. 29.

25/12/2022

Volker Braun, Poèmes choisis

volker braun, poèmes choisis, amour, vie

Le petit déjeuner

 

Aimée, qui si facilement à moi s’est donnée

Comme si toute ma vie n’était que ce challenge

Car hésiter n’eût fait que retarder l’échange :

Ce que je possède, je l’ai vraiment liquidé.

 

Quand vint le matin nous barbouillâmes nos lèvres

De miel et de lait au restaurant si correct

Dans le couloir les serveurs étaient en alerte

C ‘était cette substance désirée avec fièvre.

 

Nous nous étions cherchés et trouvés. Et dès lors

Je n’avais donc plus qu’à l’absorber pour guérir

Prise régulière : elle me sauverait sans coup férir

Mais le fier navire a soudain viré de bord.

 

La substance de la vie, à la saveur de l’amour

Et de sel et de mort, je l’ai léchée un jour.

 

Volker Braun, Poèmes choisis, traduction J.-P. Barbe

et A. Lance, Gallimard, 2018, p. 66.

 

24/12/2022

Jean Tardieu, Accents

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Les dangers de la mémoire

 

Ils s’assemblent souvent, pour lutter

Contre des souvenirs très tenaces.

Chacun dans un fauteuil prend place

Et ils se mettent à raconter.

 

Les accidents paraissent les premiers,

Puis l’amour, puis les sordides regrets,

Enfin les espérances mal éteintes.

Toutes ces images sont peintes

Au mur, entre les fleurs de papier.

 

Ils pensent ainsi s’habituer

Aux poisons que leur mémoire transporte.

Moi cependant, derrière la porte,

Je vois le PRÉSENT fuir avec ses secrets.

 

Jean Tardieu, Accents, Gallimard, 1939, p. 14.

23/12/2022

Jean Tardieu, Accents

 

jean tardiez, accents, premier dernier amour

Premier dernier amour

 

Tout est mort. Même les désirs de mort

Sont morts. Ce qui grandit est sans figure.

 

Les mains, les yeux — déserts. Toute mesure

S’effondre après ce feu qui brise un corps.

 

Rien — ni espoir ni doute — n’ouvre plus

La porte où le soleil vient nous attendre.

 

Les fruits profonds, par l’orage abattus,

Sont morts : l’esprit possède enfin leur cendre ;

 

Avide, — seul — et maître d’une nuit

Où le ciel pleut, où le mouvement plonge,

 

Où, sur l’objet qu’il efface, bondit

L’appel sans voix qui confond tous nos songes.

 

Jean Tardieu, Accents, Gallimard, 1939, p. 35.

22/12/2022

Jean Tardieu, Une Voix sans personne

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L’espace

 

L’espace tout à coup m’irrite. L’interrogation logée au fond de nous a-t-elle vraiment besoin de cet organisateur de supplices et des fêtes ?

Nous ne demandions qu’une minute serrée, comme un point, le métal le plus rare, une gorgée d’eau, — car nous avons la fièvre à force de nous épuiser dans ces défilés qui n’apportent jamais de surprise !Toute l’étendue ne vaut pas un cri.

Nous savons la leçon d’avance. Assez de pas, assez de gestes, assez de détours ! La vague et le grain de sable voudraient-ils donc venir à bout de tout par la répétition ?

En attendant de me mêler à cette chose sans nom, je l’appelle encore l’Espace.

Le mot rafraîchit ma pensée — et je marche.

 

Jean Tardieu, Une Voix sans personne, Gallimard, 1954, p. 89.

21/12/2022

Jean Tardieu, Une Voix sans personne

jean tardieu, une voix sans personne,

Le monde immobile

 

Poètes de ténèbres

fontaine sourde

lac sans éclat

 

présence épaisse

battement faible

l’instant est là

 

rien ni personne

une ombre lourde

et qui se tait

 

j’attends des siècles

rien ne résonne

rien n’apparaît

 

sur ce tombeau

l’espace bouge

c’est ma pensée

 

pour nul regard

pour nulle oreille

la vérité.

 

Jean Tardieu, Une Voix sans personne,

Gallimard, 1954, p. 38-39.

20/12/2022

Jean Tardieu, Une Voix sans personne

jean tardieu, une voix sans personne, couleur, chemin

Petite suite villageoise

 

I

Les délégués du jour auprès de ce village

ce sont les espaliers solennels :

une poire dans chaque main

une pomme sur la tête `

Entrez entrez Messieurs les Conseillers

 

2

Quelle couleur aimez-vous :

Le bleu le vert le rouge

le jaune qui saute aux yeux

le violet qui endort ?

 

—  J’aime toutes les couleurs

parce que mon âme est obscure.

 

2

Autrefois j’ai connu des chemins

ils se sont perdus dans l’espace

je les retrouve quand je dors

Je vais partout rien ne m’arrête

ni le temps ni la mort.

 

Jean Tardieu, Une Voix sans personne,

Gallimard, 1954, p. 50.

18/12/2022

Peter Gizzi, Et maintenant le noir

 

L’ingénuité de la vie animale

 

Loin au fond de l’enzyme gît la forme du foyer.

 

Loin au fond du code l’architecture où nicher.

 

Le Rouge-Gorge de son bec collecte boue et branchettes fragments de duvet de de plumes aussi.

 

La Grouse s’enfouit dans n monde sous la neige en quête de chaleur et d’abri.

 

Le Corbeau se sert des branches et le casse sous son poids, de son bec, il tapisse son nid de bouts de fourrure et de débris.

 

L’Oie arrache les plumes du poitrail pour apprêter la chambre.

 

Long est le chagrin.

 

Peter Gizzi, Et maintenant le noir, traduction Stéphane Bouquet, Corti, 2022, p. 60.

17/12/2022

Peter Gizzi, Et maintenant le noir

 

Empire du dimanche

 

Les toits parlent

comme la lumière sur

un pano de silence.

 

Une cacophonie

 de formes

débute dans le ciel.

 

Les gens vivent ici

dans le calme

un jour se dévêt.

 

Les tons s’éparpillent.

 

Peter Gizzi, Et maintenant le noir,

traduction Stéphane Bouquet,

Corti, 2022, p. 43.

16/12/2022

Peter Gizzi, Et maintenant le noir

                                             Enterrement céleste 

Le rouge-gorge qui vit dans mon jardin

vit aussi en moi. Voici l’intérieur

tandis que l’état se dévide à travers

une vaste étendue divisant le ciel.

Il y a tant et plus ;

ces choses servaient de passage

à l’après-midi porté par la lumière

cascadant puis s s’enroulant

comme une bride autour de jour.

Oui, le jour, staccato

sous sa bannière d’azur et d’or ;

puis on apprend, comme on apprend

du crépuscule, comment regarder

par ici, et par ici, en souriant.

La glycine à la fenêtre ondoie, haut, et bas, et haut

c’est si loin en même temps, dehors.

Je suis ici où le monde s’ouvre.

Il y a des lointains, toute

l’échelle tonale explose,

clarté à l’aspect atténué,

charge utile livrant une poussière sensée.

Voici un jour idéal pour mourir.

 

Peter Gizzi, Et maintenant le noir, Corti,

2022, p. 32.

13/12/2022

Novalis, L'Encyclopédie

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Le caractère de la passion est la démesure — doubles modes de passions — toute passion est fièvre.

 

Secrets de l’art d’utiliser comme formule tout phénomène naturel, toute loi naturelle — ou de   construire l’art sur un mode analogique.

 

Qu’est-ce qu’un auteur ? Un auteur a nécessairement pour but d’être auteur. — On ne saurait considérer la nature au sens habituel du terme comme auteur ou artiste.

 

Les livres sont une variété moderne de l’essence historique — mais d’une très haute importance. Ils ont pris peut-être la place des traditions.

 

Novalis, L’Encyclopédie, traduction Maurice de Gandillac, Les éditions de Minuit, 1966, p. 216, 304, 305, 307.

 

12/12/2022

Agnès Rouzier, Non rien ; Journal

 

Non, rien

(((Corps, en vêtement de nuit, raide, invisibles, (dentelles pourpres. Tourbes. Lourde) raide, invisible, avant même que commence (se déploie, se replie, nulle force) l’histoire –––––––– orientation, chemin : impossible. Indices : nuls.)))

 

Ou bien : (épaules bronzées (te mordre. Couler à vos pieds. Me tordre.) Chemise déboutonnée, torse, (visible ? à peine) jambes nues, ruisselantes (lécher ? Boire ? Vous tordre) pieds dans ses espadrilles (matin. Matin encore. Dictature. /Nous tordre. :)

 

Non. Rien.

[...] 

Agnès Rouvier, Non, rien, dans Le fait même d’écrire, Change/Seghers, 1981, p. 85. 

 

9 août 1977

Étrange impression : il devrait y avoir dans le « journal » une part qui dépasserait l’exactitude. Une part d’imagination pure ; celle de la fabrication. Elle dirait sur un autre ton, un autre thème. Ce thème qu’un discours vivant s’applique presque constamment à retenir. Jalonner l’espace imaginaire : encore un projet.

Je ne m’ouvrirai que si quelque chose en moi se retire. Une acceptation lucide restant à instaurer. Cela ne se pourra que si j’assimile à ma vie, au niveau même de l’inconscient (à moi-même et pour moi-même), mon propre langage. Alors je ne le ferai plus peur. Ne pas affirmer –  revendiquer – vis-à-vis des autres la différence, mais ne pas laisser l’inconscient l’escamoter, faute de quoi, à chaque fois que je me retrouve en face d’elle, je perds pied, m’agite à tort et à travers. Il existe probablement un moyen d’accepter tranquillement un certain malaise. Ou de la contourner de telle sorte qu’il n’ouvre pas sue une passivité paralysante qui entraîne une réaction violente, mais sur une activité secondairement construite.

 Agnès Rouvier, Journal I, dans Le fait même d’écrire, Change/Seghers, 1981, p. 178.

 

11/12/2022

Henri Thomas, Nul désordre

 

             La chambre

 

Neige du corps aux douces pentes,

Plus haut que l’ombre des bas noirs,

Le mouvement des longues jambes

Si loin m’égare certains soirs.

 

Que cette courbe de ton corps

Est le pays où je m’éveille,

Une terre d’avant les jours,

D’avant le sort, si peu pareille

 

À cette chambre où tu t’endors,

Mon pauvre amour selon le sort.

 

Henri Thomas, Nul désordre (1950),

dans Poésies, Poésie/Gallimard, 1970, p. 215.

10/12/2022

Henri Thomas, Le monde absent

 

Je viens de la rue aux travaux sans nombre,

j’ai vu l’arroseur matinal changer

le bord du trottoir en azur léger,

sur l’autre trottoir c’est encore l’ombre.

 

J’ai vu fuir, presque silencieuse,

une automobile merveilleuse,

et les petits bars, très en retard

sur le jour (ils n’ouvrent que le soir).

 

J’ai vu peu de choses et bien des choses,

la rosée au fond des parcs déserts,

la Seine où mouraient de froides roses,

les chalands de leurs panneaux couverts.

 

Que m’en restera-t-il dans dix années,

et dans trente, seul, geignant dans un lit ?

Rien peut-être, une incertaine pensée,

ou bien tout un monde, épars dans ma nuit ?

 

Henri Thomas,  Le monde absent (1947), dans

Poésies, Poésie/Gallimard, 1970, p. 133.

 

 

 

 

                                          

09/12/2022

Djuna Barnes, L'Almanach des Dames

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JANVIER

                           a trente et un jours

 

En ce premier mois de notre calendrier chrétien, la Terre est ligotée et les Mers prises dans les serres de l’effroi ! Des oiseaux, nulle évidence, la mémoire seule en a souvenance ! La sève sommeille et l’arbre en est à l’obscur, herbes vives et verdures luxuriantes ne sont que promesse incertaine, la charrue est remisée avec la herse, et les champs livrent leur surface à une moisson de neige que nulle faucille ne coupe, que nulle grange n’abrite, nulle charrette, ployant sous le faix, ne recueille, car la neige se sème toute seule et seule se récolte sans laisser la moindre trace.

Or, en ce mois de l’année, comme pour la Terre-Mère, il en va de toutes les espècesde la Nature et tout spécialement de la Femme.

Celle-ci éprouve alors une certaine commisération envers l’homme, envers ce que, des siècles durant, ses soins l’ont amené à espérer et elle ne laisse pas que de se sentir un peu coupable.

Djuna Barnes, L’Almanach des dames, traduit par Michèle Causse, Flammarion, 1982, p. 18-19.