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21/05/2024

Jean-Antoine de Baïf, L'amour de Francine

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Pauvre Baif mé fin à ta sotise

   Cesse d’estre amoureux :

   Garde qu’amour de son feu ne t’atise

   Et tu vivras heureux.

   Puis que Francine

   Te fait la mine (= se montre hautaine)

   Et te dedaigne,

   Aincois se baigne (= mais prend plaisir)

   Pour son amour, à te vois langoureux.

Laisse-la là comme chose perdue,

   Sans en faire plus cas,

   Et sans espoir qu’elle te soit rendue,

   Tout souci metz-en bas. (= abandonne)

   Veux-tu contreindre

   Son cueur de feindre,

   Qu’elle te porte

   Une amour forte,

   Quand tu vois bien qu’elle ne t’aime pas :

Un tems croit que du jour la lumiere

   Heureuse te luysoit,

   Quand ta maitresse à t’aimer coutumiere

   Avec toi devisoit :

   Maitrese aimée,

   D’ame enflammée

   Avant qu’une ame

   D’amour s’enflamme,

   Par toy à qui sur tout elle plaisoit.

(…)

Jean-Antoine de Baïf, L'amour de Francine,

dans La Pléiade, Poésie, poétique, édition

Mireille Huchon, Gallimard/Pléiade,

2024, p. 677.

20/05/2024

Marina Skalova, Trouer la brume du paradis : recension

marina skalova,trouer la brume du paradis : recension

Marina Skalova, traductrice du russe et de l’allemand, publie aussi des poèmes (on peut la lire dans la dernière livraison de La revue de belles-lettres, 2023-2). Trouer la brume du paradis a été écrit pour le festival de Poésie de Genève, lu le 24 septembre 2022 et enregistré* : elle a consacré ce texte à une poète russe disparue, Yanka Diaghileva (1966-1991), dont elle a traduit un livre de poèmes à paraître en 2025 aux éditions suisses Zoème. Parmi d’autres, on lira ces renseignements dans l’une des pages centrales de la revue.

 

Marina Skalova ne fait pas que raconter ce qu’elle a pu rassembler de la courte vie de Yanka Diaghileva, elle la situe dans l’URSS des années 1980, dans la Sibérie où elle est née ; elle traduit aussi les chansons de la jeune femme qui en disent long sur ce qu’était la société de l’époque. C’est en Sibérie, peuplée d’une kyrielle de peuples déportés par Staline, qu’a été installé l’essentiel de l’appareil industriel soviétique — il y est encore. Yanka Diaghileva y est née dans une famille d’ingénieurs et était destinée à la même profession que ses parents, mais c’est la littérature et la musique qui l’intéressaient ; elle a interrompu ses études, écrivant poèmes et chansons. Il était exclu dans ce monde fermé de s’écarter de la norme où tout était réglementé, paroles de chansons comme achat de livres et de CD : la psychiatrie remettait les idées en place et une chanson de Diaghileva le rappelle en 1987 dans Comment vivre (strophe 1, 3 et 8, la dernière) :

 

                       Comment vivre — on te le dira en réunion

                       boire quoi — t’as qu’à lire l’oukase

                       manger quoi — rubrique "conseils utiles"

                       la vie mode d’emploi — lis l’oukase trois fois

                       et deux fois le papier sur les fusées ailées

                      

Avec qui coucher — demande à la cellule

on te donnera une réponse conforme

chaque indécence te couvre de honte

crie « non » aux guerres des étoiles !

 

À la vie d’Illitch aux préceptes de Lénine

en avant marche — drapeaux rouges  hissés haut

le monde est entre nos mains à tous

            nous brandissons nos drapeaux !

 

Dans le rien qu’était la proximité des pôles s’est développée une variété de punk, « la pièce déficitaire, le produit manufacturé qui fait dérailler la chaîne de l’usine ». En 1987, Yanka Diaghileva rencontre Egor Letov qui avait fondé trois ans plus tôt le groupe "Défense civile" ; tous deux chantent où ils le peuvent, s’opposant à tout ce qui était plus ou moins accepté par la majorité des Russes : « Si on y arrive avant cette nuit on ne rentrera pas dans nos cages / En deux secondes on doit être capable de s’enfouir sous terre / On restera couchées quand on se fera rouler dessus par les voitures grises / Elles emporteront ceux qui ne savent pas se prélasser dans la crasse » (1988, Sur les rails du tramway, strophe 2). Dans un univers à peu près exclusivement masculin, c’est par la force de ses chansons que Yanka Diaghileva s’impose et Marina Skalova détaille leur caractère particulier : elles ne sont pas seulement un rejet d’une manière de vivre.

 

Prenant un exemple, elle explique comment elle choisit de les traduire, montrant qu’il est quasiment impossible d’en restituer le rythme et son usage très particulier de la langue russe ; les vers « sont des sortes d’anagrammes souvent composées de deux parties dont elle [Y. D.] permute deux lettres ou deux mots pour passer de l’une à l’autre. » Le sens n’est pas du tout absent mais « La logique est d’abord sonore » et la poète joue constamment avec les assonances et les allitérations, les sonorités. D’où la remarque de Jean-Baptiste Para cité ici, également traducteur de ces poèmes, « Face à un poème, on est face à un incendie. On ne peut pas tout sauver. » Les vers ne respectent pas toujours la métrique ni la cohérence, il s’agit donc dans la restitution d’être « fidèle au geste » et non d’essayer de présenter un texte sans ambiguïté.

 

 Marina Skalova écrit en connaissance de cause ; avant de connaître, à l’âge adulte, la jeune chanteuse, elle aimait la musique punk occidentale et écrivait des chansons — perdues avec l’ordinateur qui les contenait. Pour elle, traduire Yanka Diaghileva c’est revivre des moments de son adolescence mais, au-delà des souvenirs, c’est découvrir une poésie « traversée d’éclats, de  bruits de tessons, de bribes de comptines, de postes-frontières, de gyrophares, de visions fulgurantes, d’éléments fantastiques, d’êtres mythologiques. » La jeune poète fait éclater les limites d’un milieu étroit où penser par soi-même, comme maintenant sous le règne de Poutine, équivalait à se condamner à la prison, à la déportation, dans le meilleur des cas. Elle chante une volonté d’être libre, d’être elle-même, dans un pays où le sort de la femme est d’être « au bord », jamais au centre, et elle est sans illusions sur ce qui viendra après l’URSS (1987, L’Enfer-le bord, début) :

 

                       Repose-toi, je me tais, je suis en bas, sur le côté.

                       Je suis dans le coin, où l’on se tait, tout au bord.

                       Le bord est quelque part, l’Enfer est quelque part, l’Eden n’est nulle part.

                       Voilà le bord — l’Enfer c’est là. L’Eden est par-là — il n’y a rien là-bas.

 

Marina Skalova conclut par un état des lieux : « En 2022 en Russie, le punk est à la mode, beaucoup de jeunes ont les cheveux verts ou rose, et c’est à peu près la seule liberté qui reste. » Le 9 mai 1991, Yanka Diaghileva entre dans la forêt. On retire son corps d’un lac une semaine plus tard. Elle n’a rien publié de son vivant, le premier recueil (100 poèmes) date de 2003. En attendant de lire en français un volume de ses poèmes, on apprend un peu à la connaître, elle qui chantait « Brûle-brûle flamme, surtout ne n’éteins pas ».  

Marina Skalova, Trouer la brume du paradis, L’Ours blanc, n° 39, automne 2023, 28 p., 6 €.Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 26 février 2024.         

 

 

 

 

 

19/05/2024

Pontus de Tyard, Mon esprit ha heureusement porté...

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Mon esprit ha heureusement porté

   Au plus beau ciel sa force outrecuidée, (=présomptueuse)

   Pour s’abbruver en la plus belle Idée,

   D’où le pourtrait j’ai pris de ta beauté.

Heureusement mon cœur s’est enretté (= pris au piège)

   Dens ta beauté d’un libre œil regardée :

   Et ma foy s’est heureusement gardée,

   Et t’a ma bouche heureusement chanté :

Mais si encore heureusement j’espere,

   Qu’en fin ton cours (ô ma divine Sphere)

   Veut asseurer la creinte qui me touche,

J’auray parfait en toy l’heur (=bonheur) de ma vie,

   Et toy en moy l’heur d’estre bien servie

   D’esprit, de cœur, d’œil, de foy et de bouche.

 

Pontus de Tyard, dans La Pléiade, Poésie, poétique, édition Mireille Huchon, Gallimard/Pléiade, 2024, p. 665-666.

18/05/2024

Étienne Jodelle, Sonnet

 

Le flamboyant, l’argentin, le vermeil,

   Œil de Phebus, de Phebé, de l’Aurore,

   Qui en son rond brule, pallit, decore,

   Midi, minuit, l’entrée du Soleil :

Ses feux, son teint, l’honneur de son réveil,

   Voudrait cacher, brunir, et tenir ore (=maintenant)

   Voyant le feu qui ard, blanchit, honnore,

   Ton jour, ta nuict, et la fin du sommeil.

Phebus alors que plus le ciel alume,

   N’est poinct si beau qu’on le voit par ta plume,

   Phebé n’est poinct, ny l’Aube belle ainsi,

Ô peintre heureux ! mais plus qu’Ange ! qui ores

   As bien tant peu (=pu), que mesme tu colores

Le Soleil mieux, la Lune, et l’Aube aussi.

 

Étienne Jodelle, Sonnet, dans La Pléiade, poésie, poétique,

édition de Mireile Huchon, Pléiade,/Gallimard, 2024,

p. 484.

17/05/2024

Francis Ponge, Pratiques d'écriture

                                    francis ponge, pratique d'écriture, chose

Témoignage

 

Né depuis 13 ans. Jeté alors au milieu du monde, muni d’une aiguë et profonde … sensibilité, ou par elle contre l’épaisseur des choses plutôt démuni. Enrichi par l’éducation de la formidable ressource des paroles, ou plutôt par elle chargé embarrassé. Il ne reste plus, après avoir vécu 35 années, qu’à parvenir au jour.

A propos des choses les plus simples, tout me semble rester à dire. Par le travail de tous les diables. « Les qualités les plus pures de la pensée ne se peuvent imaginer sans quelque défaut qui la mette en action. »

Sollicité par les muettes instances de toutes choses, et de moi-même, c’est pour être exprimées selon leur propre mesure.

N’ayant aucune impression d’avoir jamais été le vainqueur, voilà pourquoi je continue à écrire — chacun de mes précédents poèmes  me paraît avoir été « le salut trop tôt ».

 

Francis Ponge, Pratiques d’écriture, Hermann, 1984, p. 65.

16/05/2024

Georges Perros, Poèmes bleus

                                    georges perros, poèmes bleus, mourir

Ces envies qui me prennent

Et cette panique, cette supplication

Cette peur de mourir

Alors que je n’ai pas encore vécu

Et que dans ces moments

J’ai ma vie sur ma langue

Il me semble que ça va être possible, enfin

Que je vais y aller d’une grande respiration

Que je vais avaler le soleil et la lune

Et la terre et le ciel et la mer

Et tous les hommes mes amis

Et toutes les femmes mes rêves

D’une seul grand coup

De poitrine éclatée

Quitte à en mourrir, oui,

Mais pour de bon

Pas de cette mort ridicule

Déshonorante, ridicule,

Qui accuse la parodie

Qui accuse le défaut

De ce qu’on appelle la vie

Sans trop savoir de quoi nous parlons.

On se renseigne auprès des autres

On leur pose des tas de questions

Avec cette hypocrisie de bonne société

On marque des points en silence

Ils souffrent autant que nous, tant mieux

On se dit même

Qu’on est un peu plus vivant qu’eux

O l’horreur

Et la fragilité

De nos amours.

 

Georges Perros, Poèmes bleus, Gallimard,

1962, p. 129-130.

15/05/2024

René-Guy Cadou, Hélène ou le règne végétal

 

rené-guy cadou, hélène ou le règne végétal, vivre

Écrire mais vivre

 

Est-ce que je sais seulement que j’écris ? mais je vais

Au bout de ma vie comme d’une route mal percée

Toujours au bout crevant l'opaque pour mieux voir

Quoi ? Le dernier wagon du train du soir

Une fleur sur le bord du talus un enfant

Maigre qui recherche ses parents

Sans indice sans rien et qui croit au miracle

D’une maison rose avec des portraits de Jeanne d’Arc

Ah je suis bien toujours le même malgré l’âge

Et l’on peut soupeser à deux mains mon visage

Et l’on peut ausculter

La cloison de mon cœur et son vieux papier peint

Rien ne répond à rien

Et je peux bien partir

Pour l’éternité avec mon vieux sac de cuir

Comme en trimballent les bons curés et les saints

Les soirs de gel quand ils changent de patelin

Rien ne subsistera de moi dans votre Histoire

Pas même un invendu dans un kiosque de gare

Mais mon amour et moi nous avons notre histoire.

 

René-Guy-Cadou, Hélène ou le règne végétal,  

Poésie / Gallimard, 2024, p. 102.

14/05/2024

René-Guy Cadou, Hélène ou le règne végétal

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Art poétique

 

Quand ce sera la nuit

Et toi tout seul dans une limousine

Quelque part sur une route de forêt

Quand ce sera nuit noire

O mon poète aie garde d’allumer tes phares

Appuie de toutes tes forces sur le champignon de la beauté

Sans rien savoir

Et sans souci du flot battant ton pare-brise

Enfonce-toi comme un noyé dans la nuit rageuse qui grise

 

Tu as perdu la direction

Le nord l’étoile les feux de position

Et tu sens soudain un grand choc

Tu es couché tout près de toi dans la verdure

Tu es comme mille petits trous de serrure

Qui regardent dans ta tête éclatée

Les éléments épars de la beauté

 

Et qui viendrait te chercher là

Quand tu disposes de toi-même

Secrètement pour un destin

Qui ne peut plus te laisser seul

N’appelle pas

Mais entends ce cortège innombrable de pas.

 

René-Guy Cadou, Hélène ou le règne végétal, Poésie/

Gallimard, 2024, p. 91.

13/05/2024

André du Bouchet, Enclume de fraîcheur

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Embâcle

 

      S’il fallait, aussitôt sorti, rester dehors,

                                               qu’il n’était plus

temps de reculer. Ici, quand la montagne serait sur

nous. Mais il est temps de reculer.

 

                                           - Le chemin le plus court m’éclaire, dès le

jour, comme il prend, sans faire halte. De retour, déjà,

il emporte.

 

             Oh, la route que l’inaction de l’air envahit !

 

André du Bouchet, Enclume de fraîcheur, La Dogana, 2024, np.

12/05/2024

Edoardo Sanguineti, Codicille : recension

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Des proses d’Edoardo Sanguineti (1930-2010) ont été traduites en français dans les années 1960 par Jean Thibaudeau, Capriccio italiano (1964) et Le noble jeu de l’oye (1969), mais il n’y eut aucune publication jusqu’en 2013 avec Corollaire, puis L’amour des trois oranges (2016) et Cahier de brouillon(2022), tous trois aux éditions NOUS. Aujourd’hui, nous lisons Codicille ; beaucoup de lecteurs pensent sans doute bien peu "poétique" ce titre ; un codicille, en effet, est un ajout à un testament sans, cependant, en modifier les dispositions principales. Sanguineti a publié le livre (Codicillo) en 1982, soit loin d’être à l’âge où l’on estime nécessaire de fixer ses "dernières volontés" ; c’est le prétexte pour, une fois de plus, déclarer son amour à l’épouse — « toi », jamais nommée mais toujours là, de dire aussi la vie de la cité, mais ce qui importe le plus, c’est son écriture.

 

         Le livre s’ouvre avec la relation amoureuse — « mante aimée » — mais imaginée sans vive activité, elle comme lui perdant ses dents, l’un et l’autre âgés, donc malgré la présence de la chambre peu aptes à être, elle, une mante amante, lui se décrivant plus avant comme « muet, cocu, assis, débile, immobile ». Le discours amoureux peut-il être toujours reçu ? Il s’agit surtout de mots écrits et, une fois qu’ils sont lus, le papier peut servir à jouer : on le plie de diverses manières pour fabriquer un bateau, un chapeau, un avion, etc., et le discours disparaît. Tout serait, ainsi, toujours à recommencer, le couple n’étant vivant qu’à être sans cesse construit pour exister et cette nécessité est répétée à tous moments sous des formes explicites : « je te demande ta main », « je te séduis trois fois », « je suis à la recherche d’un habitat : de toi », « je sors de mon rêve de toi (de moi) ». Quand les aléas du quotidien sont déplaisants — des chaussures trop étroites, par exemple, qu’on ne peut changer — la vision de soi devient négative, « je suis moins sexuel, moins sexué et sexualisable ». À l’inverse, libre cours à l’imagination quand rien ne s’y oppose ; il suffit d’inventer une situation favorable pour, dans le discours, (re)connaître son corps et le corps de l’autre dans l’échange amoureux. Composer un numéro de téléphone au hasard libère la parole et les possibilités dans l’imaginaire, toutes propositions pouvant être faites, «  puis je dis : prends-la, serre-la, secoue-la ; et je dis : je te la mets (ou tu te la mets) : et je dis : et je te l’enfile : ça dépend de la voix que je prends : [etc.] ».

 

         On comprend que la passion pour l’aimée si régulièrement exprimée passe, d’abord, par des mots pour mimer un discours lyrique — mais pourrait-il être autre chose ? Sanguineti assure que non quand il revient sur leur vie, « ton bonheur fut mon devoir » ; cependant, lorsqu’il lui faut indiquer ce qu’il lui lègue, ce sont les biens sans intérêt, représentatifs de la société qu’il exècre, qui sont énumérés :

 

je n’ai plus de mots

                       mais par signes et clin d’œil (et

gros coups de coude, et très gros coups de pied dans

les tibias) […] je te remets le reçu d’un bracelet Black&white,

d’un porte-clé Yves Saint-Laurent (6 crochets), ainsi

que de la résurrection (de la cave à la cuisine) de la

gigantesque relique de ma pendule paternelle

 

Un humour politique parcourt le texte ; dans une comparaison. Sanguineti se présente dans la position de la prière, « puant comme un saint agenouillé » et, une autre fois, invité à l’Élysée avec d’autres intellectuels, il n’a parlé que de « classes sociales, lutte des classes, et caetera ». Plus constamment, c’est par le refus de la logique propre au récit qu’il montre le chaos du monde, dans des assertions telle : « je me souviens de mon futur comme d’un cauchemar : je ne sais pas prévoir mon passé ». À côté de ce renversement de l’ordre, on lira l’impossibilité de situer le lieu, le temps, et la manière d’aborder la question du "moi", et même de se poser cette question, « j’ai lu je ne sais où / je ne sais quand (et je ne sais comment et je ne sais à quel propos) ». L’impossibilité de dire pour être compris concerne toute chose et toute personne dont Sanguineti parle, y compris de son aimée ; des séries d’éléments disparates pointent un univers en folie : de la femme figurée par un carré le narrateur assaisonne « dément, en salade, [son] hypothétique hypoténuse, hypnotisée, diaphorétique éidétique ».

 

On voit par cet exemple que le texte se construit à partir d’une reprise de sons ; c’est une des constantes de Codicille et c’est souvent par la répétition de sons que le sens émerge, ce qui soulève le problème de la traduction, même si la proximité de l’italien et du français aplanit les difficultés. Un exemple parmi d’autres illustre la relation étroite son/sens :

 

non ti sto a dire lo scacco e lo smacco (e lo

scasso e lo scazzo, e lo sballo e lo svacco) che

mi voglio, ogni volta, cosi vivo […]

 

je te passe le saccage et le dommage (le forçage et la 

rage et le vertige et le naufrage) qui me réveille, chaque

fois, si vivant.

 

         Reprise de sons et, également, de situations, avec l’anecdote du chauffeur de taxi à Neufchâtel, puis à Bâle, Fribourg, Zurich, à Lausanne où cette fois, il s’agit d’une femme « s’intéressant à tout (ma non a me) ». Le français apparaît dans le texte italien, mais aussi l’allemand, l’anglais, le latin. Les séries de mots proches aboutissent régulièrement à donner l’idée d’un monde sans axe, sans avant ni après, puisque l’on peut écrire pour le dire avec des assonances et des allitérations : « (et je gâte les gâteaux) : (et je grille les grilles) : (et je barre la barbe) [etc.] » ; pour l’original : « (e casso la cassate) : (e cancello i cancelli) : (e biffo i baffi) : ». Une autre caractéristique de l’écriture, qui n’est pas propre à ce livre, est l’emploi constant des parenthèses et des deux points, qui organisent le rythme de la lecture, une phrase trouvant parfois sa résolution plusieurs lignes après son début, ou n’ayant pas de fin. Chaque poème s’achève par deux points, ce qui transforme l’ensemble en un seul poème ; quant au dernier poème, il ne compte que du texte entre parenthèses, des commentaires et explications sans appui, achevés aussi par deux points, ce qui laisse le livre ouvert.

 

         Peut-on rêver que soit entreprise la traduction de l’œuvre poétique, du théâtre et des essais ? Il est curieux qu’un écrivain de la stature de Sanguineti soit resté un peu à l’écart de l’édition française. Pour l’instant, lisons cette traduction précise et élégante d’un texte tonique.

Edoardo Sanguineti, Codicille, Bilingue, traduction de l’italien Patrizia Atzei et Benoît Casas, NOUS, 2023, 72 p., 17 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 5 mars 2024.

 

11/05/2024

Hélène Sanguinetti, Alparegho, Pareil-à-rien

hélène sanguinetti, alparegho, pareil à rien, fille

Escargot face à la nuit,

escargot clos, muet.

Nuit et des voix.

Des voix, des voix partout,

des sortes de.

 

Elles passent, elles

traversent,

ou bien habitent là

dans la petite boîte devant

qui s’ouvre d’un coup,

d’un coup elle s’ouvre dans le soleil

sous le préau

parmi les filles,

il y a celle-là

et elle brille,

les garçons ne regardent qu’elle,

restera-t-elle u peu debout sur le trottoir,

et ses longs yeux de fille,

de glycine, d’odeur de fille,

c’est midi sur le trottoir,

un poulain secouait la tête

pour fuit cette folie.

(…)

Hélène Sanguinetti, Alparegho, Pareil-à-rien,

Lurlure, 2024, p. 68.

 

 

10/05/2024

Hélène Sanguinetti, Alparegho, Pareil-à-rien

                       hélène sanguinetti, alparegho, pareil-à-rien, escargot

Brillante nuit dans la maison,

astiquée nuit mieux qu’avec

chiffon de laine.

 

Elle est nue

bouclée, qu’on ne voit pas,

qu’on sent derrière le bois,

clos volets, l’hiver

quand c’est l’hiver,

escargot prend ses cornes

et rentre,

écoute,

la nuit,

aspirée par le bout

des cornes, tirée

avec ses étoiles

 

Il a gardé du jour dedans,

replié jour dans son ventre,

mélangé avec la nuit des cornes

ah, gourmandes étoiles !

Coureuses !

 

Hélène Sanguinetti, Alparegho, Pareil-à-rien,

Lurlure, 2024, p.50-51.

09/05/2024

Hélène Sanguinetti, Alparegho, Pareil-à-rien

  hélène sanguinetti,alparegho,pareil-à-rien,silence

C’est aujourd’hui grand jour !

 

Sauvages comme elles sont,

trois jeunes filles sont entrées, plus !

L’une l’autre se tenant sauvages par la robe,

le bas de la ——

avec des fleurs et des poissons,

qui s’entassent dans un coin,

mortes ou quoi ?

Puis d’autres aux chevilles de peintre,

avec des bracelets,

et elles défilent à la hâte,

puis renversées dans un coin,

elles se taisent toutes, oui.

C’est après la toilette de soir.

Longtemps après,

ça sent encore.

(…)

Hélène Sanguinetti, Alparegho, Pareil-à-rien,

Lurlure, 2024, p. 13.

08/05/2024

Joseph Joubert, Carnets, I

 

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Aux médiocres il faut des livres médiocres.

L’illusion est dans les sensations. L’erreur est dans les jugements. On peut à la fois connaître la vérité et jouir de l’illusion.

Évitez s’acheter un livre fermé.

Le penchant à la destruction est un des moyens employés pour la conservation du monde.

 

Joseph Joubert, Carnets, I, Gallimard, 1994, p. 172, 182, 183, 188.                               

07/05/2024

Joseph Joubert, Carnets, I

 

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Amour. Avec quel soin les Anciens évitaient tout ce qui pouvait en rappeler non les plaisirs mais du moins le mécanisme, le jeu.

La révolution a chassé de mon esprit le monde réel en me le rendant trop horrible.

Parler plus bas pour se faire mieux écouter d’un public sourd.

Si je m’appesantis, tout est perdu.

 

Joseph Joubert, Carnets, 1, Gallimard, 1994, p. 458, 458, 472, 477,