Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

16/12/2011

Jacques Réda, La Liberté des rues

 

                                       Retour de Gif

                                                                                                             (À Pierre Bergounioux)

 

 

   imgres-1.jpegPendant un bon moment, j'acquiers la certitude d'avoir été délégué ce soir sur cette route, en poussière de diamant, et qu'une vague de feu qui ne brûle pas submerge dans les virages : c'est le feu de la source même dont il a gardé la fraîcheur. Alors les bois d'alentour brusquement s'assombrissent, pressés le long des talus comme de grands animaux curieux. J'entends leur souffle, à travers le déplacement d'air, chaque fois que j'en dépasse un plus proche. C'est en même temps farouche et fraternel. Je devrais donc m'arrêter tous les trente mètres pour répondre à cette affection. Mais pourquoi négliger les autres ? Or il y en a vraiment beaucoup, et qui dégringolent et qui grimpent à droite vers la rivière au nom (1) de restaurant de servante de faubourg, à gauche vers l'immensité de savane rose où luit l'étang de Saclay. Trois ou quatre fois quand même je fais halte, et flatte un de ces troncs rugueux ou moussus. La roue dont ils sont les rayons se suspend alors comme les miennes dans le déferlement de la chute d'or. Elle se remet à tourner dès que j'avance, prouvant que j'appartiens en quelque manière au moyeu. Tel est mon rôle, aussi modeste que celui de la rivière, dans l'accomplissement de ce moment qui ne durera pas, qui n'est ni du présent puisque je passe, ni du passé parce que je le vis — et que si bonne soit-elle un jour j'en aurai perdu la mémoire. Je ne suis là que pour recueillir, et ensuite disparaître au profit de cette lumière qui, elle, fait que rien ne peut cesser de ce qu'elle touche un seul instant.

 

Jacques Réda, La Liberté des rues, Gallimard, 1997, p. 43-44.



1 Yvette [note de T. H.]

15/12/2011

Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé

imgres.jpeg

                                     Roland Dubillard, 1923-13/12/2011

         

               Je connais vos reproches

 

Oh ! bien sûr, je n'aurais pas dû.

Si j'avais pu prévoir une chose, comme vous dites, si prévisible !

Mais j'en avais tellement envie !...

C'est comme s'il avait fallu

que je me prive de mes bras !

 

Ceux qui disent que je n'aurais pas dû

ont oublié bien des choses

dont ils feraient mieux de se souvenir.

 

C'est facile, quand il n'est plus temps !

C'est facile, quand c'est arrivé !

Comme c'est facile et comme c'est cruel.

Car c'est moi qui reste là,

et qui regrette.

 

Je regrette, car maintenant

il y aurait...

Mais qui peut dire ce qu'il y aurait ?

 

Ils le disent pourtant, sans savoir.

On croit qu'une chose va continuer,

et quand la chose s'arrête,

on croit qu'elle aurait duré si longtemps !

 

Mais puisque c'est fait, puisque c'est arrivé,

On ne va pas rester là, tout autour, à ne rien faire !

J'y reviendrai tout seul trop souvent, malgré moi,

puisqu'il paraît que c'est moi...

 

Ou alors, si vous croyez qu'il faut que je paye,

— mais je ne sais pas avec quoi.

 

Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé, Gallimard, 1966, p. 96-97.

 

 

14/12/2011

Bashô, Jours d'hiver, traduction de René Sieffert

images.jpeg

Une ombre noire

dans le petit matin blême

attise la flamme

 

Rossignol réveille-toi

la chandelle est allumée

 

Lune de trois jours

dans le ciel noir du levant

la voix de la cloche

 

Au jour de la lune pleine

que pareil soit mon destin

 

Auprès du foyer sans feu

on croit voir le disparu

 

On pleure les fleurs

qui du cerisier ne sont

que la moisissure

 

Soleil d'un matin d'hiver

tout n'est que mélancolie

 

Par ce temps d'automne

en voyage on versifie

sans cérémonie

 

Bashô, Jours d'hiver, présenté et traduit du japonais

par René Sieffert, Presses orientalistes de France, 1987, p. 17, 31, 45, 47, 51, 53, 61, 63.


Quelques éléments bibliographiques sur le haïku traduit en français

 

BASHÔ Matsuo, Cent cinq haïkaï, trad. du japonais par Kumiko Muraoka et Fouad El-Etr, Paris, La Délirante, 1979.

BASHÔ Matsuao, Cent onze haïkus : Bashô, traduit du japonais par Joan Titus-Carmel, Lagrasse, Verdier, 1998.

BASHÔ Matsuo, Jours de printemps : haïku, trad. du japonais par Alain Kerven, Paris, Arfuyen, 1988.

BASHÔ Matsuo, La Lumière des bambous : 60 haïkaï de Bashô et de son école, trad. et présentation par Alain Kerven, Romillé, Folle Avoine, 1988.

BASHÔ Matsuo,  Le chemin étroit vers les contrées du nord, précédé de huit haïkus, trad. de Nicolas Bouvier, présentation d'Alexandre Chollier, Genève, Héros-Limite, 2006.

BASHÔ Matsuo, Le haïkaï selon Bashô  : traité de poétique, propos recueillis par ses disciples, présentation et trad. par René Sieffert, Presses orientaliste de France, 1983.

BASHÔ Matsuo, Le Voyage d'hiver : Trente six haïkaï de Matsuo Bashô, trad. du japonais par Jacques Pezeu-Massabiau,

BASHÔ Matsuo, Bashô et son école, trad. du japonais par René Sieffert, Paris, Textuel, 1998.

BASHÔ Matsuo, Vingt haïku [Bashô, Buson, Issa], trad. du japonais par Philippe Denis, encres de Jacques Capdeville, Varces, La Petite fabrique, 2009.

Brefs du soleil levant : haïkai, choix et présentation de Jean Pietri, Annecy, Guile du poème, 1985.

Cueillette d'éclairs, suivi de Notes dans la paume, choix de haïkus, trad. et mise en vers de Roland Halbert, calligraphies de Hosoda Kiyonobu, Paris, éd. Le Veilleur, 2001.

BUSON Yosa, Haïku, trad. du japonais par Nobuko Imamura et Alain Gouvret, Arfuyen, 1983.

BUSON Yosa, Haïku, choisis, présentés et trad. du japonais par Joan Titus-Carmel, Paris, éd. de La Différence, 1990.

BUSON Yosa, 66 Haïku, choisis, présentés et trad. du japonais par Joan Titus-Carmel, Lagrasse, éd. Verdier, 2004.

BUSON Yosa, Travers la mémoire, florilège de haïku, poèmes trad. et adaptés du japonais par Akié Boulard, gravures d'Oscar Lloveras, Paris, éd. Arichi, 2004.

Fourmis sans ombre : le livre du haïku, anthologie-promenade par Maurice Coyaud, Paris, Phébus, 2001.

Du rouge aux lèvres, haïjins japonaises, trad. du japonais et présenté par Dominique Chipot et Makoto Kemmoku, éd. bilingue, Paris, Le Seuil, 2010.

Haïku, avant-propos et texte français de Roger Munier, préface de Yves Bonnefoy, Paris, Fayard, 1990.

Haïku, présentés et transcrits par Philippe Jaccottet, dessins d'Anne-Marie Jaccottet, Montpellier, Fata Morgana, 1996.

Haïku pour les amants, réunis par Manu Bazzano, adapté de l'anglais par Bernard Dubant, Paris, éd. Véga, 2003.

Haïku : poésies anciennes et modernes, une anthologie compilée par Jackie Hardy, adaptation de l'anglais par Bernard Dubant, Paris, éd. Véga, 2003.

Haïku : anthologie du poème court japoais, présentation, choix, traduction de Corinne Atlan et Zéno Bianu, Paris, Poésie / Gallimard, 2002.

Haïku du XXe siècle : le poème court japonais d'aujourd'hui, présentation, choix, traduction de Corinne Atlan et Zéno Bianu, Paris, Poésie / Gallimard, 2007.

Haïku : poésie du zen, textes choisis et présentés par Manuela Dunn Mascetti, péf. de T.H. Barrett, trad. de l'anglais par Zéno Bianu, Paris, P. Picquier,

Haïkus érotiques :  extraits de "La fleur du bout" et du "Tonneau de saule" : des moines, des dames du palais, de la vie conjugale, des domestiques, des veuves, des courtisanes ; trad. et présenrtés par Jean Cholley, Paris, P. Picquier, 1996.

Haïkus des saisons, sous la dir. de Armelle Caron et Bruno Bonhoure, Drancy, Destination 2055, 2006.

ISSA Kobayashi, Haïku, trad. du japonais par Joan Titus-Carmel, Lagrasse, Verdier, 1994.

ISSA Kobayashi, Pas simple en ce monde d'être né humain, trad. du japonais par Danièle Faugeras et Pascale Janot, Ramonville-Saint-Agne, éd. Érès, 2008,

ISSA Kobayashi, Sous le ciel de Shinano : haïku, texte choisis et trad. par Alain Gouvret et Nobuko Imamura, Arfuyen, 1984.

L'année des douze singes, calligraphies de Sotaro Takanami, trad. du japonais par Valérie Terranova, Versailles, Artlys,  2004.

Le Livre d'or du haïkaï, réuni et présenté par Pierre Seghers, avec la collaboration de Claude Gertier, Paris, Robert Laffont, 1984.

L'hôte, l'invité et le chrysanthème blanc : haïkus d'automne, trad. du japonais par Cheng Wing fun et Hervé Collet, Millemont, Moundarren, 1990.

Les grands maîtres du haïku (Bashô, Issa, Taïgi, Shiki), présenté par Érik Sablé,

Les plus beaux haïkus, illust. de Ichiro Sato Tessen, Masayuki Kaï, Setsuko Ikai, traduits par Akié Boulard,Paris, Arichi, 2006.

MERCIER Catherine Jeanne, Haïkus, mis en images par C.J. Mercier, Paris, Le Seuil, 2003.

OKUYAMA Kimihito, Flânerie, trad. du japonais par  Camille Déhauprés, gravures de Catherine Prats, Paris, Dervy, 2003.

On se les gèle, haïkus d'hiver, poèmes trad. du japonais par Cheng Wing fun et  Hervé Collet, calligraphie de Cheng Wing fun, Millemont, Moundarren, 1990.

Paroles du Japon : haïkus, choisis et présentés par Jean-Hugues Malineau, Paris, Albin Michel, 1997.

Perles choisies du Japon : 150 poèmes classiques : haïkaï, trad. par Édouard Desmons, illustrations de Marguerite Capon, Denain, É. Desmons, 1989.

RYOKAN, Les 99 haïkus de Ryôkan, trad. du japonais par Joan Titus-Carmel, Lagrasse, Verdier, 1992.

Quelle chaleur ! , haïkus d'été, poèmes trad. du japonais par Cheng Wing fun et Hervé Collet, calligraphie de Cheng Wing fun, Millemont, Moundarren, 1990.

Regarder le temps : choix de haïkus illustrés, conception et illustrations d'Isabelle Bourbonnaud, Paris, Les Xénographes, vers 2005.

Sagesse du zen, texte choisis et présentés par Manuela Dunn Mascetti, introd. de T. H. Barrett, trad. de l'anglais de Zéno Bianu, Paris, P. Picquier, 1997.

SHIKI Masaoka, Cent sept haïku, trad. du japonais par Joan Titus-Carmel, Lagrasse, Verdier, 2002.

TANEDA Santôka, Zen à pas comptés : haïku, dessins de Masayuki Kaï, trad. du japonais par Akié Boulard, éd. Arichi,

Tanka, haïku, renga, le triangle magique, textes présentés et trad. par Maurice Coyaud, Paris, Les Belles Lettres, 1996.

 

 

13/12/2011

Antoine Emaz, Peau

424950374-1.jpg

 

Vert, I (31.09.05)

 

on marche dans le jardin


il y a peu à dire


seulement voir la lumière

sur la haie de fusains


un reste de pluie brille

sur les feuilles de lierre

 

rien ne bouge

sauf le corps tout entier


une odeur d'eau

la terre acide


les feuilles les aiguilles de pin


silence

sauf les oiseaux


marche lente

le corps se remplit du jardin

sans pensée ni mémoire


accord tacite

avec un bout de terre

rien de plus

 

ça ne dure pas

cette sorte de temps


on est rejoint

par l'emploi de l'heure

l'à faire


le corps se replie

simple support de tête

à nouveau les mots

l'utile

 

on rentre


on écrit

ce qui s'est passé


il ne s'est rien passé

 

Antoine Emaz, Peau, encres de Djamel Meskache,

éditions Tarabuste, 2008, p. 25-28.

© Photo Tristan Hordé

12/12/2011

Valérie Rouzeau, Va où

valérie rouzeau,va où,la mort


Me règle un peu mes comptes ici sur le papier couche ma vie     séparée ma vie mirabelle et ma joie capitale allonge enfin mon tout

Que me coule douce la Seine j'y ai laissé ma main je n'en ai plus besoin c'était un coquillage

C'était toute pour des prunes

La main qui fait rougir fallait que l'écrevisse

J'ai noyé le chagrin et  la gaieté me dure j'ai craché les noyaux

Ça ne me valait rien cette eau grise qui déchante je lui ai fait un lit

Et maintenant je ris ici au bord je sèche

 

 

Des pages pour ne pas vivre idiote pour m'entraîner au testament et en même temps purger ma peine

Pour aimer frères et sœurs humains réparer toute ma méchanceté

Trouver si le silence est d'or avant qu'il devienne de la boue

La mort ne fait pas mal qu'à l'âme si vous restez assis longtemps sur le marbre d'un disparu cher

Autant de pensées de jetées dans le vague d'un rêve éveillé

Un songe à répéter encore ni folle ni sage et ni françoise

Voilà pour m'apprendre à la fin pour m'exercer au jour le jour au soleil et au jour sans jour

 

Valérie Rouzeau, Va où, Le temps qu'il fait, 2002, p. 48 et 73.

© Photo Chantal Tanet

 

 

 

11/12/2011

Jacques Roubaud, La pluralité des mondes de Lewis

imgres-1.jpeg

                   xxii

              Monde clair

 

monde clair, lumières terreuses, pentes

le soleil tourne dans les eaux

j'ouvre les yeux, je constate le poids

de la chaleur sur mes yeux, mes mains,

l'air est brillant, sans durée.

monde arrêté dans la transparence

présent, tournant sur soi

hier obscur, épais, opaque

demain opaque, épais, obscur

monde clair, halte

séjour

sans dimensions, que ton image traverse.

 

 

                      xxviii

              Que le monde était là

 

M'endormant je croyais que le monde était là,

le monde et tout ce qui s'ensuit ;

'maintenant' plus petit qu'un point

derrière les couleurs immenses et sérieuses.

bourdonnantes années revenues de loin,

angle de la rue avec la rue,

effacées traces sous de la pluie,

jaune matériel rassemblé dans la main.

 

En m'endormant je voyais tout cela :

la chaleur et l'ellipse du puits,

la terre, où les feuilles n'ont plus de poids,

l'eau juste et médiane, qui balance.

 

Je voyais, m'endormant, je voyais cela

que j'avais accueilli en des années

que je ne savais pas dans mon souvenir :

années entières, avec vérité,

c'est-à-dire, si on veut, avec mort.

 

Je voulais, et je ne voulais pas, en m'endormant,

voir ce que trop de fois j'avais vu.

 

Jacques Roubaud, La pluralité des mondes de Lewis, Gallimard,

1991, p. 30 et 37. 

10/12/2011

Les montagnes, les rizières et la mer, 64 dodoïtsu

5735727_2331150.jpeg

Que les grenouilles

Coassent dans l'eau

Et se lèvent dans ma mémoire

Les jours anciens

 

*

 

Libérant leurs gosiers

D'un mutuel assaut

Des oiseaux par milliers

Sur la route des îles

 

*

 

Le long des berges

Par temps de pluie

Des grenouilles se tiennent

Vigiles de l'autre monde

 

*

 

De la montagne d'en face

Le piaillement des oiseaux

Pour la coupe des foins

Me réveille à l'aube

 

*

 

La lune luisante

La nuit si profonde

M'étreignent le cœur

Soudain le timbre d'une cloche

 

*

 

Cœur de femmes

Corps de lucioles

Sans un mot

Se consument

 

Les montagne, les rizières et la mer, 64 dodoïtsu, préface, traduction [du japonais] et dessins de Alain Kervern, Calligrammes, 1984, non paginé.

 

09/12/2011

Cesare Pavese, Travailler fatigue / Lavorare stanca

 

cesare pavese,travailler fatigue,lavorare stanca,solitude

            Travailler fatigue

 

Traverser une rue pour s'enfuir de chez soi

seul un enfant le fait, mais cet homme qui erre,

tout le jour, par les rues, ce n'est plus un enfant

et il ne s'enfuit pas de chez lui.

 

En été, il y a certains après-midi

où les places elles-mêmes sont vides, offertes

au soleil qui est près du déclin, et cet homme qui vient

le long d'une avenue aux arbres inutiles, s'arrêt.

Est-ce la peine d'être seul pour être toujours plus seul ?

On a beau y errer, les places et les rues

sont désertes. Il faudrait arrêter une femme,

lui parler, la convaincre de vivre tous les deux.

Autrement, on se parle tout seul. C'est pour ça que parfois

Il y a des ivrognes nocturnes qui viennent vous aborder

et vous racontent les projets de toute une existence.

 

Ce n'est sans doute pas en attendant sur la place déserte

qu'on rencontre quelqu'un, mais si on erre dans les rues,

on s'arrête parfois. S'ils étaient deux,

et même pour marcher dans les rues, le foyer serait là

où serait cette femme et ça vaudrait la peine.

La place dans la nuit redevient déserte

et cet homme qui passe ne voit pas les maisons

entre les lumières inutiles, il ne lève pas les yeux :

il sent seulement le pavé qu'ont posé d'autres hommes

aux mains dures et calleuses comme les siennes.

Ce n'est pas juste de rester sur la place déserte.

Il y a certainement dans la rue une femme

Qui, si on l'en priait, donnerait volontiers un foyer.

 

 

            Lavorare stanca

 

 

Traversare una strada per scappare di casa

Io fa solo un ragazzo, ma quest'uomo che gira

tutto il giorno le strade, non è piú ragazzo

e non scappa di casa.

 

                            Ci sono d'estate

pomeriggi che fino le piazze son vuote, distese

sotto il sole che sta per calare, e quest'uomo, che giunge

per un viale d'inutili piante, si ferma.

Val la pena esser solo, per essere sempre piú solo ?

Solamente girarle, le piazze e le strade

sono vuote. Bisogna fermare une donna

e parlarle e deciderla a vivere insieme.

Altrimenti, uno parla da solo. È per questo che a volte

c'è lo sbronzo notturno che attacca discorsi

e racconta i progetti di tutta la vita.

 

Non è certo attendendo nella piazza deserta

che s'incontra qualcuno, ma chi gira le strade

si sofferma ogni tanto. Se fossero in due,

anche andando per strada, la casa sarebbe

dove c'è quella donna e varrebbe la pena.

Nella notte la piazza ritorna deserta

e quest'uomo, che passa, non vede le case

tra le inutili luci, non leva piú gli occhi :

sente solo il selciato, che han fatto altri uomini

dalle mani indurite, come sono le sue.

Non è giusto restare sulla piazza deserta,

Ci sarà certamente quella donna per strada

che, pregata, vorrebbe dar mano alla casa.

 

 

Cesare Pavese, Poésies I, Lavorare stanca / Travailler fatigue, traduit de l'italien et préfacé par Gilles de Van, "Poésie du monde entier", Gallimard, 1969, p. 193 et 195, 192 et 194.

08/12/2011

Tristan Tzara, Phases

imgres.jpeg

         Phases (4)

 

la nuit gratte à la porte

ronge l'impossible songe

et l'éclat de l'oranger

sous la lampe tu déchiffres

les déchirements anciens

les blessures parallèles

tu échappes à la mémoire

des bras souples de marée

à l'orée de la peur bleue

les sentiers mouvants des fleuves

 

or la nuit amie fidèle

dans le même sac pour rire

plie les choses et le temps

toute la terre

à ton sein

 

                (5)

 

ni les yeux ne savent que dire

ni les pas mener à bien

l'aventure de poussière

le soleil fou dans les vignes

 

si de toutes les démarches

tu choisis la plus fragile

dégrafée au col neigeux

l'aube noire aux chevilles

 

c'est sous d'anciennes herbes

que par des chemins de chèvre

perce une voie imaginaire

où la mer au feu se mêle

 

Tristan Tzara, Phases, "Poésie 49", Pierre Seghers

éditeur, 1949, p. 12-13.

07/12/2011

Jacques Borel, Un voyage ordinaire (caprice)

 

 borel.jpg

Un journal de bord prenant, non pas seulement la place de l'œuvre, mais de la vie même, est-ce que c'est ça ? Un journal de bord de ma vie et proliférant d'autant plus monstrueusement que dans ma vie, désormais, il ne se passe plus RIEN ?

Seulement, ce n'est pas ça, la coulée, à même le lit de l'écriture, de la vie, et je le sais.

[...]

Sauver l'autre, et non soi-même. Écrire, même, ç'a été pour ça : pour la sauver. Ma première pensée : une Vie de ma mère. Pour être aimé, l'écriture ? Mais ce peut être pour qu'un autre, aussi, soit aimé. Elle qui n'a jamais rien eu, pour qu'il y ait eu au moins cet illusoire reflet d'elle ; sur son ombre presque soufflée, au moins, comme elle vacillait, ce misérable halo, un instant, avant la fin. Un leurre redoublé, une autre folie, un autre échec.

 

À chaque ligne un nouveau démenti, à chaque livre. Et je ne m'acharnerai pas moins, malgré tant de retombements, tant de traverses, jusqu'au bout. Tout pétri d'elle, par elle dévasté peut-être, et de plus en plus à mesure que dans l'absence et le rien elle s'enfonce, à tout lui rendre.

Un cadavre démembré, Les Saugrenus, et c'est cela qu'elle doit rester, cette « fin », que seule elle peut être. Tu ne feras pas ce livre : tu le détruiras. C'est cette destruction même qui sera lui. Il ne peut plus, le voudrais-tu, être autre chose.

 

Les bas de ma mère tenant, comme ceux de presque toutes les pensionnaires, non pas par des jarretelles, mais par des jarretières, pas même : par un simple élastique comme les chaussettes d'enfant autrefois, et ridés sur les pauvres jambes osseuses, c'est ça, à l'instant, que je viens de voir, je dérivais dans le grand ciel un peu rosi à ras d'horizon, à travers les taillis, les branches sèches, cette fumée bleutée qui montait d'un toit loin en contrebas dans la campagne, — c'est ça.

 

Jacques Borel, Une voyage ordinaire (caprice), Le temps qu'il fait, 1993, p. 96 et 97-98.

06/12/2011

Samuel Beckett, Mirlitonnades

images.jpeg

en face

le pire

jusqu'à ce

qu'il fasse rire

*

rentrer

à la nuit

au logis

 

éteindre voir

la nuit voir

collé à la vitre

le visage

*

somme toute

tout compte fait

un quart de milliasse

de quarts d'heure

sans compter

les temps morts

*

fin fond du néant

au bout de quelle guette

l'œil crut entrevoir

remuer faiblement

la tête le calma disant

ce ne fut que dans ta tête

*

silence tel que ce qui fut

avant jamais ne sera plus

par le murmure déchiré

d'une parole sans passé

d'avoir trop dit n'en pouvant plus

jurant de ne se taire plus

*

écoutez-les

s'ajouter

les mots

aux mots

les pas

aux pas

un à

un

*

lueurs lisières

de la navette

plus qu'un pas s'éteignent

demi-tour remiroitent

 

halte plutôt

loin des deux

chez soi sans soi

ni eux

 

Samuel Beckett, Mirlitonnades, dans Poèmes, suivi de Mirlitonnades, éditions de Minuit, 1978, p. 33-35.

05/12/2011

Roger Giroux, L'arbre le temps

20070831_giroux_2.jpeg

Que bâtirais-je avec ma langue ?

Quel palais fou de désespoir ?

Hanté d'absence immobiles ?

Quelle ville, vouée, dès jadis

Aux purs silences de l'oubli ?

 

Arbre, amour, solitude, poussière...

 

Et c'est comme si je n'existais pas

Dans cette immensité qui me sépare de moi-même

Dans l'intouchable de ce lieu

Frémissant, monstrueux...

 

 

NEUTRE : être nu.

Parole neutre, parole nue, parole non à dire, parole non dite. Et disant cette parole non dite, l'œil s'ouvre dans la vision non plus œil dit, vision dite, mais œil et vision confondus dans le non dit. (Et la parole non-dite doit être, et DONC est dite, sinon elle ne serait pas « non-dite »). Parole incorrigible, et qui ne revient pas deux fois sur ses traces, parole écrite sur une surface toujours blanche, combustible. (Parole qui brûle tout sur son passage, et soi-même ; qui se détruit en se proférant ; qui n'existe que pour n'être pas. Cette parole : un feu qui se dévore, et ne laisse dans la bouche qu'un goût de cendre ; qui ne laisse de la bouche que cendre).

 

Roger Giroux, L'arbre le temps, suivi de Lieu-je et de Lettre,

Mercure de France, 1979, p. 41 et 105.

04/12/2011

Henri Pichette, Odes à chacun

imgres-3.jpeg

                                Pichette par Antonin Artaud


                 L'ode à chacun

 

Je dirai le meunier, le forain, le tourneur,

Le mitron, le clown blanc, l'échevelé glaneur,

La foi du charbonnier au grand jour témoignée,

L'horticulteur fleuri, la coiffeuse orpeignée,

La trame de la vie aux doigts du tissutier,

Le ruban bleu de lune à l'avant du routier,

Le peintre qui respire au balcon de ses toiles,

l'infini matelot, le pilote aux étoiles,

Celui qui fait la pluie avec un arrosoir

Et l'autre le foyer reprendre à l'attisoir,

Le tombelier dos rond sous les averses drues,

Le salubre éboueur, le balayeur des rues,

Le cordonnier qui tient l'usure des chemins,

Le bateleur habile à marcher sur les mains,

L'ongle en deuil du typo qui désigne la faute,

L'éclusier qui caresse un rêve d'argonaute,

L'humble boulanger qui des pauvres fait la part,

Le vieux curé pour qui ce n'est jamais trop tard,

L'éleveur d'alevin sur l'eau d'un lac de combe,

Le calme jardinier qui met la terre en tombe,

L'empailleur d'animaux qui les veut l'air vivants,

Le vivier au cri de cristal à tous vents,

L'agriculteur masqué s'escrimant aux abeilles,

La cueilleuse de cerises pendants d'oreilles,

Le fermier en haut lieu sur le foin engrangé,

La bonne qui babille au poupon frais langé,

[...]

L'obscur enlumineur les heures adornant,

Et le maître verrier qui d'en bas suit la pose

Des lumières dans la résille de la rose,

Ô librairie en fleurs ! Ô monde romancier !

Ô grand livre imprimé par le divin pressier !

Beau photographe d'art ! tireur subtil d'eaux-fortes !

Chimiste entre les serpentins et les retortes !

Nomenclateur sur les trois règnes incliné !

Frère zoologiste ! ô biologue-né !

Cosmosophe pétri de très vieille sapience

Et poète bordant le berceau de prescience !

Vous, savant avancé dans l'atome essentiel,

Astronome à l'orée admirable du ciel !

Yeux du soudeur à l'arc sous le pare-étincelles !

Ô temps que l'horloge prend avec ses brucelles !

Et celui-là, plus loin sitôt qu'il a bouclé

Le jour de la serrure et l'anneau de la clé.

 

Henri Pichette, Odes à chacun, Gallimard, 1988, p. 11 et 30.

03/12/2011

Julien Gracq, Lettrines, 2

imgres-3.jpeg

   La littérature de cette fin de siècle commence à ressembler furieusement aux armées de campagne modernes, dévorées de plus en plus par leur encombrant appareil logistique. Tel l'éclaire de loin, tel la renseigne, tel lui dresse des plans, tel classe ses archives, tel inventorie son matériel, tel prévoit déjà sa reconversion future, tel met au point pour elle de nouvelles méthodes et conçoit dans ses laboratoires les armes suprêmes du futur. Le train des équipages, les services auxiliaires, sont gonflés à craquer. D'écrivains de première ligne — d'écrivains qui tout bonnement écrivent — point, ou si peu.

 

                                               *

 

   Dans un grand journal du soir, à la page des spectacles, on peut trouver la liste des films « en exclusivité » à Paris classés sous trois rubriques : Films français — Films étrangers — Films d'auteurs. Le premier mouvement est d'en sourire, mais il y a là, même naïf, en somme un essai de tri qui, transposé dans le domaine de l'imprimé, ne serait pas sans clarifier le commerce de la littérature. La notion utile de livre sans auteur, introduite dans la librairie, en officialisant un secteur de littérature industrielle, permettrait à la clientèle de masse, dans les bibliothèques de gare et de métro, au tourniquet des drugstores, d'aller à l'imprimé comme on va au cinéma du samedi soir, sans se poser de questions de provenance embarrassantes et inopportunes.

   Mais — j'y songe — c'est déjà fait. Si on parcourt de l'œil l'éventaire d'une librairie de gare, il est clair que le nom de l'auteur n'est plus aujourd'hui sur la couverture, neuf fois sur dix, que l'équivalent du nombril au milieu du ventre : quelque chose dont l'absence se remarquerait, mais qui ne saurait a priori inciter personne à une quelconque recherche de paternité.

 

Julien Gracq, Lettrines 2, dans Œuvres complètes, II, édition établie par Bernhilde Boie, avec la collaboration pour ce volume de Claude Dourguin, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1995, p. 305

02/12/2011

Paul Louis Rossi, Le Voyage de sainte Ursule

Paul Louis Rossi, 1.jpg

[le plaisir]

 

(donnez-nous des plaisirs aigus

croisés comme des fers d'épées)

Il l'embrasse il la vénère

Elle a des cheveux roux et fous

Ils semblent dire une prière

L'un pour l'autre et contre tous


(ah! donnez-nous des plaisirs aigus

l'odeur des œillets sauvages)


Elle sourit au fond de la salle

Une légère moue sur les lèvres

Un col blanc comme une voile

Tendue sur la mer tranquille


(des aiguilles de pin

criblées des feux de l'été)


Elle penche la tête pour cacher

Le trouble de son regard

Son désir et sa chasteté

Pareil au vin à l'eau mêlé


(violet couleur de la mer

violet couleur de la mort)


Pris d'une passion ingénue

Il agite devant ses yeux

Les prestiges de sa bouche

Rêvant son image nue


(comme une bête furieuse

un taureau ivre de rouge)


L'orage gronde sur la côte

Ils sentent venir le désir

De mesurer côte à côte

Le vertige du plaisir


(un paysage endormi

lassé de couleurs et de cris)


Ils reposent ensommeillés

Sur le sable d'une plage

Abandonnés contre les épaves

Seuls et las de s'être enlacés

 

Paul Louis Rossi, Le Voyage de sainte Ursule, Gallimard,

1973, p. 64-65.

© Photographie Chantal Tanet