31/01/2012
Étienne Faure, Chapeau, Franz
Chapeau, Franz
Contre le mur plus triste qu'un cafard
assigné au thorax,
Kafka vivrait-il encore,
sorti du portrait tiré à quatre épingles,
on l'imagine après ruptures
en ses habits de fiançailles
ridé comme un pruneau, sourire
et rire, l'œil noir de nuit, incassable,
au grand jamais voilé de pruine,
plus noir que la pénombre amendée du noyau
un peu trop entourée
pour tenir
lieu de solitude.
les prunelles de Kafka
Kafka, que faisiez-vous aux temps froids,
sur le papier de neige à scruter,
des années à jeun, la mort de face,
la réception glacée de ses yeux, tenancière
aux mille griffes, ou bien serveuse
arguant de ses feux pour séduire
in limine litis, avant le catch,
tenant l'amour, cette traverse,
pour félicité provisoire
inspirée, contractée, résiliée sans cesse
comme on respire, prend l'air à la fenêtre
avant d'attraper l'onglée, quadragénaire à peine,
— et finir là toussant, crachant, tambourinaire
mû lentement en caisse de résonance
pour prendre enfin congé au prétexte
de tuberculose.
le cas de Franz
Étienne Faure, dans Contre-Allées, 29.30, Automne-Hiver 2011, p. 26 et 24.
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30/01/2012
Bernard Vargaftig, Distance nue ; Dans les soulèvements
24 janvier 1934 - 27 janvier 2012
Je t'aime
Les grèves se détachent
Et les brindilles
Où même déchiré
Ton nom est en moi
La dispersion
Un mot sur les jardins
déjà cela
Qu'un rossignol emmène
Que commencement
A murmuré
N'oubliant aucune ombre
Immense comme
L'aveu dans chaque pierre
Me voit vaciller
Bernard Vargaftig, Distance nue, André Dimanche,
1996, np.
Qu'il y a de vent et d'oiseaux
La violence de ton nom va m'emporter
Et je reconnaissais combien tout à coup
C'était l'aube sous la langage
Quel tremblement quand la désolation craque
Les rapidités se rapprochent
L'éclaircie l'énigme que frôle
Un pas d'oubli l'espace dans l'attirance
Ce qui n'est jamais effacé
Chancelant où la stupeur s'arrête immense
Et ne recouvre rien comme en moi je me
Fuyais face au consentement
Bernard Vargaftig, Dans les soulèvements, André Dimanche, 1996, p. 40.
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29/01/2012
Guillevic, Art poétique
Écrire le poème
C'est d'ici se donner un ailleurs
Plus qu'ici auparavant.
Un travail : créer
De la tension
Entre les mots.
Faire que chacun
En appelle un
Ou plusieurs autres.
Ils ne tiennent
Pas tellement à venir
De leur plein gré.
Quand ils arrivent
Ils sont arrimés
Irrévocablement
Par un silence
Qui ne sera
Jamais rompu.
Le poème
Nous met au monde.
Forcé d'écrire ?
Je n'en ai pas envie.
J'aimerais
Rester là, immobile.
À regarder le ciel,
Il n'y a pas plus bleu.
Et de temps en temps
L'horizon et ses approches.
Je voudrais
Me passer des mots.
Guillevic, Art poétique, précédé de Paroi et suivi de Le Chant, Préface de Serge Gaubert, Poésie / Gallimard, 2001, p. 260, 280, 291, 294.
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28/01/2012
Louis Scutenaire, Mes inscriptions
Les romans sont trop longs.
Le marquis de Sade sortit à cinq heures.
Orgueil, seule vertu.
Éphésien : On a tout dit.
Louis : Possible. Mais on n'a pas tout entendu.
C'est un livre admirable, comme il y en a tant.
La virtuosité me fait mal au cœur.
Si on ne me lit plus dans mille ans, on aura tort.
Un poète est un bonhomme qui fait des poèmes.
Mémoire que je perds, vide que je retrouve.
Tout accord repose sur des malentendus.
L'aigle donne moins de profit que le mouton.
J'ai une vison ; la voici : je vois exactement les choses que vous-mêmes voyez.
Louis Scutenaire, Mes inscriptions, préface d'André Thirion, lecture d'Alain Delaunois, éditions Labor, 1990, p. 22, 22, 27, 28, 33, 44, 48, 54, 83, 86, 92, 101.
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27/01/2012
Vittorio Sereni, Étoile variable
Rimbaud
écrit sur un mur
Vienne un instant la morsure de son nom
la goutte qui exsude de son nom
écrit en lettres claires sur un mur brûlant.
Puis il me haïrait
l'homme au semelles de vent
pour y avoir cru.
Mais l'ombre renard ou rat qu'importe
habituée des mastabas
qui sans lien file dans notre regard
nous ignorant dans le jour qui décline...
Toi aussi tu l'as pensé.
Disparu. Faufilé dans sa maison
de cailloux de sable qui s'éboule
quand le désert recommence à vivre
il nous lance à nouveau ce nom en un long frisson.
Louxor, 1979
Rimbaud
scritto su un muro
Venga per un momento la fitta del suo nome
la goccia stillante dal suo nome
stilato in littere chiare su quel muro rovente.
Poi mi odierebbe
l'uomo dalle suole di vento
per averci creduto.
Ma l'ombra volpe o topo che sia
frequentatrice di mastabe
sfrecciante via del nostro sguardo
irrelata ignorandoci nella luce calante...
Anche tu l'hai pensato.
Sparito. Sgusciato nella sua casa
di sassi di sabbia franante
quando il deserto ricomincia a vivere
ci rilancia quel nome in un lungo brivido.
Luxor, 1979
Vittorio Sereni, Étoile variable [Stella variabile], éditon bilingue, traduit de l'italien par Philippe Renard et Bernard Simeone, préface de Franco Fortini, 1987, p. 163 et 162.
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26/01/2012
André Salmon, Créances, 1905-1910
Modigliani, Picasso et André Salmon en 1916
Arthur Rimbaud
MORTEL, ANGE et DÉMON, poète et baladin,
Casseur de pierre aussi et soldat de fortune,
RIMBAUD ! frère de ceux qui naissent pour l'exil,
Tu passas, recélant sous la face commune
Le visage d'un dieu honni des dieux voisins
Et voulus, dîneur des festins inutiles,
Mordre sans les cueillir tous les fruits du jardin.
Sur tes cahiers d'enfant écrasés de ratures,
Partout enluminés d'énormes caricatures,
Dans l'étude moisie et sous le gaz blafard
Tu griffonnais, petit prodige narguant son art,
Des pamphlets prophétiques que tu signais : ARTHUR.
N'étais-tu que l'enfant maudit de Charleville ?
Des mères t'ont crié dans les rues : « Antéchrist ! »
Sans savoir quelle aurore illuminait tes yeux.
Et sans faire baiser tes cheveux à leurs fils.
Tu fus le frère lointain des princes douloureux
Qui quelque soir, au fond d'une sombre Bavière,
Quand les étudiants chantent autour des pots de bière,
Laissent les eaux gardiennes se refermer sur eux,
Pour avoir compris l'âme des cygnes et des lys.
Un matin ce fut beau. Au pied d'un sapin rouge
Déroulant jusqu'à toi ses bras de palmes vertes,
Le voyageur qui va triste de bouge en bouge,
De palais en palais et dans les gares désertes
S'ennuie à regarder la pluie aux carreaux noirs,
L'éternel voyageur cherchant le but de vivre
Et ne le trouvant pas et repartant put voir
— Et trembla de le voir et de t'avoir surpris —
Au pied d'un sapin rouge un poète accroupi,
Qui riait aux éclats et qui brûlait son livre !...
Un empereur casqué de plumes et vêtu d'or
T'estimait. Ses sujets disaient : « Rimbaud le Juste ».
Tu vendais du café, du poivre et de l'ivoire
Et des fusils au nègre qui jouait les Augustes,
Et si quelqu'un venu de la mourante Europe
Te demandait : « Vous avez fait des vers, dans le temps ? »
Tu fronçais le sourcil et haussait les épaules
Et refaisais le compte de tes dents d'éléphant.
Puis tu revins mourir quelque jour à Marseille,
Avec ton or conquis caché dans ta ceinture
Et tu traînais la jambe sur le pavé cruel,
Meurtri du poids de l'or, meurtri par tes blessures,
RIMBAUD ! Ils t'on dit mort en bon fils de l'Église
Car tu parlais d'Amour et de Terre promise...
André Salmon, Créances, 1905-1910 (Les Clés ardentes, Fééries, Le Calumet), Gallimard, 1926, p. 120-122.
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25/01/2012
Julien Gracq, Carnets du grand chemin
Étrange siècle, que le dix-huitième. Au moment même où la poésie semble en lui faire définitivement faux bond à l'art des vers, la littérature, elle, se met dans toute la France à rimailler à propos de bottes, de la lettre de château jusqu'à la satire vengeresse, du pamphlet politique jusqu'au traité de jardinage et de sylviculture. Cette métromanie galopante qui au XVIIe siècle obligeait déjà Boileau à suer sang et eau sur ses Satires et ses Épîtres, devient au siècle suivant une vraie épidémie. L'encaisse-or de la poésie volatilisée, l'encaisse-papier circule partout en nourrissant une inflation de mauvais aloi ; là aussi le XVIIIe siècle est bien celui qui commence avec la rue Quincampoix.
Dans le prestige qui entoure à cette époque les petits vers, le "chant", la musique verbale, atteint à sa teneur la plus faible, et même s'élimine complètement comme élément de valeur, toutes les images sont des clichés (et même surexposés) ; ne reste que la difficulté artificielle imposée par le mètre et la rime : simple exercice d'assouplissement et de musculation abusivement tenu par toute une époque pour la beauté, dont il est un accessoire insignifiant. Une bonne partie de l'œuvre rimée de Voltaire, capable d'écrire une prose si déliée et si acérée, nous fait l'effet de gammes acrobatiques, où la virtuosité du doigté nous reste encore sensible, mais dont on se demande pourquoi on a jugé les notes dignes de s'inscrire sur une portée.
Julien Gracq, Carnets du grand chemin, José Corti, 1992, p. 236-237.
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24/01/2012
Jean Ristat, Du coup d'état en littérature...
Épilogue
Amour en quel état m'as-tu réduit et dou
Ce déchéance qui plus démuni que moi
Par les artifices quel monarque parmi
Tes serviteurs plus illustres et d'honneurs comblé
Plus soumis Ô cruel mais que nul ne plaigne
Le pauvre jean sans terre et ne rie de sa
Superbe qui m'habite en souveraine dé
Cision quel rêve me fait cortège et gloire
De reposer en ce jardin où je vous prie
Que dépouiller l'on me laisse et ne s'avise
Le dieu d'avertir l'oiseau qui porte le vent
Maintenant je veux être seul en dévotion
Et mon ravisseur entretenir des affai
Res du monde comme elle va l'herbe le ciel
Aiguiser et mon sang rougir la place où il
Me couronne voyez qu'en jalousie il
En meurt le vieux jupin enfin lassé de guer
Royer seul sur son nuage ou peut-être qu'à
Me foudroyer il s'emploie attends au
Moins qu'avec la lune s'achève ma course
Laisse amour nous rendre immortels prête
Moi l'éclair qui déchire et va dormir comme au
Trefois innocent et léger sinon de voir
Comme en ce jardin l'on joue sous les fougè
Res rouillées vers quel marécage
Ouvrent leurs serrures je tairai mes nuits
Tu disais c'est loin la grèce plutôt mourir
Que survivre plutôt me perdre et sans larmes
Le rire du dieu qui sommeille alors que
Penché sur la couché j'épie ton rêve et s'il
Parle de moi jaloux de n'y être pas les
Poètes disent l'oubli oh on temps sans mé
Moire quelle est ma demeure que vais-je fai
Re du temps qu'il me reste à vivre le décor
Est le même les dieux sur la locomoti
Ve trois-mille quarante-quatre les ombres
En une lanterne prisonnières ce
Grand rêve de vouloir et de ne plus atten
dre
[...]
Jean Ristat, Du coup d'état en littérature suivi d'exemples tirés de la Bible et des Auteurs anciens, Gallimard, "Le Chemin", 1970, p. 23-24.
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23/01/2012
Franck Venaille, C'est à dire
Certains qui tombent
Plusieurs, plusieurs fois, par jour de vie oui plusieurs
je me risquais dans mes souterrains
J'avais perdu ma part d'animalité
et n'étais plus rien qu'un homme
se souvenant de sa force d'autrefois, sa force
en allée
quand le père de votre père vivait encore vivant Mais
je suis si nerveux cela me ronge de l'intérieur
ne vous attendez pas à lire la fin heureuse du poè-
Me
ainsi étais-je au-dessus de mes forces
espérant simple-
Met une fois encore entendre
hurler fort le chien si agité
devant la mer en larmes
[...]
Peintures en trompe-l'œil sur les murs de l'hôpital
Heure noire de la journée, heure creuse, heure où les chevaux refusent toute nourriture. Animaux obstinés, comme je vous envie & vous demande de demeurer pleinement ce que vous êtes, installés calmement, les sabots de devant dans la fraîcheur de l'eau (claire, ici) lagunaire.
Arrivent alors des camions sans bâche où chacun des soldats prend appui sur le dos d'un autre. Quelle histoire ! C'est pour sauter à terre plus vite (bruits de croquenots) au cas où une embuscade barbaresque bouleverserait soudain les manuels traitant de stratégie militaire. Si ! Le premier blessé — pied droit arraché, moignon devenu festin pour chirurgiens carnivores — qui longuement, criera le nom de sa mère — est déjà un héros. Lâchez pour lui les chiens de guerre. Qu'ils partent tous pour la corvée de bois. C'est la mélodie des phares qui, bientôt, s'élève. Quelque chose qui tient d'un mouvement de symphonie primitive ! Eux (c'est-à-dire Moi-infant) se taisent. Obstinément ils se taisent. Obstinément les chiens.
Je dis qu'il faut plus que de la hargne pour gagner une guerre. Avant toute chose : vaincre l'ennemi principal : soi-même ! Et puis n'a-t-on pas pris l'habitude élégante de fusiller les cadavres en premier !
LE BON DOCTEUR DÖBLIN
S'EN VA - TA - LA CANTINE
MANGER DES VONGOLÉS
AVEC SA TANTE HERMINE
Heure noire donc. Alors que la lumière de cette fin de journée, partout, (mer & canaux) est la même. Mais l'eau monte. Comme elle s'insinue, lentement, dans le salon d'attente de ce médecin du cerveau spécialisé dans la pensée rationnelle. Que lit-il ? : La Libre pensée. La Raison. Pensée & raison. Que peut-il faire de plus ? Se balancer d'un pied sur l'autre ! L'heure noire tombe l'hiver vers cinq heure, moment où la lagune vomit son fiel sombre.
L'instant où le More Othello et Desdémone échangent des serments d'amour.
(duo)
Tout m'est blessure. Je ne sais plus que faire pour vivre mieux.
Franck Venaille, C'est à dire, Mercure de France, 2012, p. 45, 77-78.
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22/01/2012
Pierre Reverdy, Le Livre de mon bord et Le Gant de crin
Le style, ce ne doit pas être tellement l’homme qu’on l’a dit – car l’on se complaît bien plus à sa personnalité qu’en ce qu’on écrit. On se désespère d’écrire mal, et rien ne concorde entre ce que l’on sent et ce que l’on écrit. On se relit, on retouche ce style répugnant, rien ne vient mieux. Je crois que ce qui est vraiment l’homme c’est le plaisir ou le dégoût qu’il prend à l’effort pour écrire mieux. C’est-à-dire qu’il n’y ait pas plus de vulgarité dans le style que dans la pensée.
L’homme ne se réalise que dans la connaissance. Les frontières de sa connaissance sont les frontières de son être. Plus il connaît, plus il est vaste et étendu, moins il connaît, plus il est étroit et restreint. Mais il y a aussi le parti qu’il tire et l’usage qu’il fait de ces connaissances et qui le font grand ou petit.
Le style, bon ou mauvais, je parle de ce qui caractérise un écrivain, ce n’est pas le premier jet, mais l’état où il laisse la chose écrite, celui auquel il n’éprouve plus le besoin de rien changer. Et ce n’est pas la moindre révélation du caractère que de ne jamais tenir pour définitive l’expression formelle de sa pensée.
Pierre Reverdy, Le Livre de mon bord, 1930-1936, Mercure de France, 1948, p. 47-48, 162, 210.
Je ne connais pas d’exemple d’une œuvre qui ait inspiré moins de confiance à son auteur que la mienne.
Aussi me gardé-je bien de la défendre.
J’accepte ici qu’elle peut n’être qu’un témoin d’impuissance.
Le propre de l’image forte est d’être issue du rapprochement spontané de deux réalités très distantes dont l’esprit seul a saisi les rapports.
Le poète est poussé à créer par le besoin constant et obsédant de sonder le mystère de son être intérieur, de connaître son pouvoir et sa force.
Il n’est que les gens de métier qui se satisfassent de quelque certitude sur leurs facultés.
Mais en poésie les gens de métier sont les médiocres.
Si les glaces de verre sont flatteuses pour toi, supprime-les. Ne te regarde pas en dehors mais en dedans, il y a là un sombre miroir sans complaisance.
Pierre Reverdy, Le Gant de crin, Plon, 1927, p. 26-27, 34, 44, 105.
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21/01/2012
Malcolm Lowry, Nulle poésie
Nulle poésie
Nulle poésie à vivre là.
Vous êtes ces pierres mêmes, ces bruits ceux de vos esprits
Les ferraillants tramways grondeurs et les rues qui mènent
Au bar de vos rêves où le désespoir siège
Ne sont que rues et tramways : la poésie est ailleurs.
Cinémas et boutiques une fois abandonnés
On les regrette. Puis plus. Étrangement hostiles
Semblent les nouveaux points de repère marquant ici et maintenant.
Mais allez du côté de la Nouvelle-Zélande et vers les Pôles,
Ces pierres s'avivront, ce bruit sera chant,
Le tramway bercera l'enfant qui dort
Et aussi celui qui court toujours, dont vogue la nef
Mais qui jamais ne peut retourner au pays mais doit rapporter
À Illion d'étranges et sauvages trophées.
Malcolm Lowry, Poèmes, traduction de Jean Follain, dans "Les Lettres nouvelles", juillet-aoùt 1960, p. 91.
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20/01/2012
Guy Goffette, Éloge pour une cuisine de province
La visite de Rembrandt
La nuit a volé
son unique lampe à la cuisine
piégé dans la vitre
celui qui se tait
debout dans la tourbe des mots
Il brûle à feu très doux
l'obscure enveloppe du silence
(comme ces collines sous la cendre
réchauffent l'aube de leur mufle)
et pour la première fois peut-être
son visage d'ombre est toute la lumière
et parle pour lui seul
Guy Goffette, Éloge pour une cuisine de province, postface de Jacques Borel, Champ Vallon, 1988, p. 25.
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19/01/2012
Nelly Sachs, Brasier d'énigmes et autres poèmes
Dans un paysage
Dans un paysage de musique
dans une langue uniquement de lumière
dans une gloire
que s'est allumé le sang
avec les paroles de la nostalgie,
là-bas où les épidermes,
les yeux, les horizons,
où la main et le pied
ne se distinguent déjà plus,
là-bas où le parfum de santal
déjà flotte malgré l'absence du bois
et où l'haleine continue à construire cet espace
qui n'est que frontières outrepassées...
Ici où le soir de son torchon rouge
excite jusqu'à la mort
le taureau de la vie,
ici s'étend mon ombre
main de nuit
qui possédée de l'esprit noir du chasseur
a tué
l'oiseau rouge du sang.
In einer Landschaft
In einer Landschaft aus Musik,
in einer Sprache nur aus Licht,
in einer Glorie,
die das Blut
sich mit der Sehnsucht Zunge angezündet,
dort wo die Haüte,
Augen, Horizonte,
wo Hand und Fuss
schon ohne Zeichen sind,
dort wo des Sandelbaumes Dufr
schon holzlos schwebt
und Atem baut au jenem Raume weiter,
der nur aus übertretnen Schwellen ist —
Hier wo ein rotes Abendtuch
den Stier des Lebens reizt
bis in den Tod,
hier liegt mein Schatten,
eine Hand der Nacht,
die mit des schwarzen Jägers Jagegeist
des Blutes roten Vogel
angeschossen hat.
Nelly Sachs, Brasier d'énigmes et autres poèmes, édition bilingue, traduit de l'allemand par Lionel Richard, "Les Lettres Nouvelles", Denoël, 1967, p. 103 et 102.
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18/01/2012
Jean Bollack, note sur Le Cygne de Baudelaire
Baudelaire, dans "Le Cygne", l'une des investigations les plus poussées de la faculté de mémoire qui ait jamais été conçue, s'est attaché à faire de l'Andromaque de Virgile, et en arrière de celle d'Homère, le symbole de l'absence, accueillie et surmontée dans la pathos de la mise en scène. C'est le pouvoir de l'esprit, ne se séparant pas, mais se reconstituant par la séparation : «... je pense à vous », « je ne vois qu'en esprit », « je pense à mon grand cygne », puis « je pense à la négresse » : le mouvement s'étend à tout ce qui jamais a été arraché, exilé, exclu. À « l'immense majesté » des pleurs de la veuve répond la fécondité d'une "mémoire" déjà fertile, comme la terre, contenant tout ce qui a jamais pu être dit et écrit plus tard (comme le Livre soit de Mallarmé soit de Celan). La majesté, toute objective, est d'abord le produit d'une tradition livresque, immémoriale et c'est elle qu'en fait le poète retrouve, qu'il se remémore et qu'il analyse dans les étagements de l'alexandrin, transposant les conquêtes de l'expérience immédiate dans les couches les plus médiatisées de la culture littéraire, celles où l'on peut faire sonner un mot comme "Hélénos". C'est comme si les arrachements les plus tragiques étaient à l'origine de toutes les créations et qu'inversement, on n'accédait à l'absence que par les livres. Un exil à lui, propre au poète (« ... dans la forêt où mon esprit s'exile »), le rapproche des exilés de tous les temps. « Un vieux souvenir sonne...» ; il n'y en a qu'un : au terme d'une extension, il est vieux comme le monde, recueillant toute la perte :
« Je pense...». À fin, c'est n'importe quoi, tout ce qu'on fait exister en vers parce qu'on ne l'avait plus. C'est aussi une histoire de la poésie. La douleur est la Muse, qui connaît toute chose. Le poète jubilant a une clé qui ouvre ce qu'il touche.
Jean Bollack, extrait d'un ouvrage à paraître.
©photo Tristan Hordé
Le Cygne
Victor Hugo
I
Andromaque, je pense à vous ! Ce petit fleuve,
Pauvre et triste miroir où jadis resplendit
L'immense majesté de vos douleurs de veuve,
Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,
A fécondé soudain ma mémoire fertile,
Comme je traversais le nouveau Carrousel.
Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville
Change plus vite, hélas! que le cœur d'un mortel) ;
Je ne vois qu'en esprit tout ce camp de baraques,
Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,
Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des flaques,
Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.
Là s'étalait jadis une ménagerie ;
Là je vis, un matin, à l'heure où sous les cieux
Froids et clairs le Travail s'éveille, où la voirie
Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux,
Un cygne qui s'était évadé de sa cage,
Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,
Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.
Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec
Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,
Et disait, le cœur plein de son beau lac natal :
« Eau, quand donc pleuvras-tu? quand tonneras-tu, foudre ? »
Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,
Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide,
Vers le ciel ironique et cruellement bleu,
Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,
Comme s'il adressait des reproches à Dieu !
II
Paris change ! mais rien dans ma mélancolie
N'a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,
Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,
Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.
Aussi devant ce Louvre une image m'opprime :
Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,
Comme les exilés, ridicule et sublime,
Et rongé d'un désir sans trêve ! et puis à vous,
Andromaque, des bras d'un grand époux tombée,
Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus,
Auprès d'un tombeau vide en extase courbée ;
Veuve d'Hector, hélas ! et femme d'Hélénus !
Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique,
Piétinant dans la boue, et cherchant, l'œil hagard,
Les cocotiers absents de la superbe Afrique
Derrière la muraille immense du brouillard ;
À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve
Jamais, jamais ! à ceux qui s'abreuvent de pleurs
Et tettent la Douleur comme une bonne louve !
Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs !
Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile
Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor !
Je pense aux matelots oubliés dans une île,
Aux captifs, aux vaincus !... à bien d'autres encor !
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, dans Œuvres complètes texte établi et annoté par Y.-G. Le Dantec, édition révisée, complétée et présentée par Claude Pichois, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1961, p. 81-83.
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17/01/2012
Eugenio Montale, Derniers poèmes
J'ai parsemé le balcon de miettes à becqueter
pour le concert, demain, à l'aube.
J'ai éteint la lumière, attendu le sommeil.
Et sur la passerelle déjà commence
le défilé des morts grands et petits
que j'ai connus vivants. Ardu le choix
de ceux que je voudrais ou non voir revenir
parmi nous. Là où ils sont
ils semblent inaltérables pat un surplus
de corruption sublimée. Nous avons
fait de notre mieux pour qu'empire le monde.
(11 avril 1975)
Ho sparso di becchime il davanzale
per il concerto di domani all'alba.
Ho spento il lume e ho atteso il sonno.
E sulla passerella già comincia
la sfilata dei morti grandi e piccoli
che ho conosciuto in vita. Arduo distinguere
tra chi vorrei o non vorrei che fosse
ritornato tra noi. Là dove stanno
sembrano inalterabili per un di più
di sublimata corruzione. Abbiamo
fatto del nostro meglio per peggiorare il mondo.
Eugenio Montale, Derniers poèmes, Poésie VI, édition bilingue, choix, traduction et notes de Patrice Dyerval Angelini, Gallimard, "Du monde entier", 1988, p. 65 et 64.
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