16/12/2011
Jacques Réda, La Liberté des rues
Retour de Gif
(À Pierre Bergounioux)
Pendant un bon moment, j'acquiers la certitude d'avoir été délégué ce soir sur cette route, en poussière de diamant, et qu'une vague de feu qui ne brûle pas submerge dans les virages : c'est le feu de la source même dont il a gardé la fraîcheur. Alors les bois d'alentour brusquement s'assombrissent, pressés le long des talus comme de grands animaux curieux. J'entends leur souffle, à travers le déplacement d'air, chaque fois que j'en dépasse un plus proche. C'est en même temps farouche et fraternel. Je devrais donc m'arrêter tous les trente mètres pour répondre à cette affection. Mais pourquoi négliger les autres ? Or il y en a vraiment beaucoup, et qui dégringolent et qui grimpent à droite vers la rivière au nom (1) de restaurant de servante de faubourg, à gauche vers l'immensité de savane rose où luit l'étang de Saclay. Trois ou quatre fois quand même je fais halte, et flatte un de ces troncs rugueux ou moussus. La roue dont ils sont les rayons se suspend alors comme les miennes dans le déferlement de la chute d'or. Elle se remet à tourner dès que j'avance, prouvant que j'appartiens en quelque manière au moyeu. Tel est mon rôle, aussi modeste que celui de la rivière, dans l'accomplissement de ce moment qui ne durera pas, qui n'est ni du présent puisque je passe, ni du passé parce que je le vis — et que si bonne soit-elle un jour j'en aurai perdu la mémoire. Je ne suis là que pour recueillir, et ensuite disparaître au profit de cette lumière qui, elle, fait que rien ne peut cesser de ce qu'elle touche un seul instant.
Jacques Réda, La Liberté des rues, Gallimard, 1997, p. 43-44.
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