16/06/2020
Armand Robin, Le monde d'une voix
L’illettré
Devant les bois, les blés, j’étais béat benêt :
Je lisais ce qui ne se lit pas :
Les nuages, les vents, les rochers, les ébats
De la lune dans les bois.
Et le ciel avec son grand étang courbé
Où le soleil tout le jour accroît son caillou,
Onde par onde, et le déferlement changeant
Des nuages disposaient de moi.
Les arbres tournaient lentement en moi
Leurs pages tantôt bruyantes tantôt muettes,
Tantôt épaisses et jaunies, les saisons
Me donnaient des leçons.
Armand Robin, Le monde d’une voix, Gallimard,
préface d’Henri Thomas s, 1968, p. 43.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : armand robin, le monde d’une voix, l'illettré, nature | Facebook |
15/06/2020
Paul de Roux, Entrevoir
Privilège
Ce privilège d’un dieu : effacer les rides
aux commissures des lèvres, rendre une femme
à sa jeunesse : au pouvoir que la beauté
devrait exercer sur la vie — qui parfois la récuse —
ce privilège je l’ai envié dans le métro
face à une inconnue aux deux rides profondes
de part et d’autre de la bouche, dont le regard
(un instant levé du magazine) reflétait une grâce
animale peut-être, jeune de la jeunesse
que seul un dieu peut rappeler, effleurant
du doigt chaque sillon, autant d’amour perdu.
Paul de Roux, Entrevoir, préface de Guy Goffette,
Poésie / Gallimard, 2014, p. 297.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paul de roux, entrevoir, privilège, ride | Facebook |
14/06/2020
Paysages du marécage landais
© Photos Chantal Tanet
Publié dans MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paysages du marécage landais | Facebook |
13/06/2020
Paul Celan, Renverse du souffle
Quand le blanc nous est tombé dessuss, pendant la nuit ;
quand de la cruche dispensatrice est venu
plus que de l’eau ;
quand le genou écorché
a fait signe à la cloche du sacrifice :
Va, vole !
Alors
j’étais
encore entier.
Paul Celan, Renverse du souffle, traduction J.-P. Lefebvre,
Seuil, 003, p. 39.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Celan Paul | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paul celan, renverse du souffle, nuit, sacrifice | Facebook |
12/06/2020
Paul de Roux, Au jour le jour, carnets 2000-2005
Tout se résume en cela : l’insatisfaction de soi-même.
À tant d’appels, combien de réponses ? Et parmi les réponses, combien vont plus loin que le geste ébauché, que le geste interrompu.
La page du jour d’ouvre devant toi. Que vas-tu y écrire ? « À toi de voir », dit une voix. C’est de voir, justement, qu’il s’agit. De faire tomber les écailles qui vous bouchent la vue.
Paradoxalement, c’est de la qualité de la solitude vécue par un homme que dépend la qualité de ses rapports avec autrui, qu’ils soient amicaux ou amoureux. À chacun d’entre nous de découvrit le bon usage de sa solitude.
Paul de Roux, Au jour le jour, carnets 2000-2005, Le Bruit du temps, 2014, p. 145, 162, 167.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paul de roux, au jour le jour, carnets, insatisfaction, solitude | Facebook |
11/06/2020
Paul de Roux, Les intermittences du jour, carnets 1984-1985
Respirer, voir, entendre, sentir, et pour cela se défaire de toute idée de possession, de toute assurance, est-ce imaginable ? Peut-être pas. Mais c’est une direction.
Demandons à la pluie de venir brouiller le paysage pour que nous puissions l’aimer dans cet abandon.
Au loin, derrière les vitres fouettées par la pluie, un gros rosier en fleur, d’un rose noyé.
Le sentiment de cul-de-sac que l’on éprouve lorsqu’on ne croit plus que sa vie puisse être modifiée un tantinet par les « idées ».
Paul de Roux, Les intermittences du jour, Carnets 1984-1985, Le temps qu’il fait, 1989, p. 143, 151, 158, 159.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paul de roux, les intermittences du jour, carnets, idée, pluie | Facebook |
10/06/2020
Anne Portugal, et comment nous voilà moins épais,
de mon vivant comme document
se jeter sous la lame
photocopier l’inversion simple
y’a eu qu’à demander
du mieux du bien être sous la mécanique
je me glisse enlève aussi
les coussins sont produits par le champ scientifique
entraîne à tout moment
à tout le monde dans sa répétition
non mais nous nous non mais nous nous
l’air comprimé de son
passe encore sur le point d’être validé
@ronsard
Anne Portugal, et comment nous voilà moins épais,
P. O. L, 2017, p. 59.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : anne portugal, et comment nous voilà moins épais, de mon vivant comme document | Facebook |
09/06/2020
Mathilde Vischer, Comme une étoile tombe dans la nuit
La mort est descendue sur la ville, lourde et lente, elle a ouvert les maisons, frôlé les arbres, baigné les corps. Elle est descendue, frêle, silencieuse, a vu les visages arrêtés. Elle glisse dans le souffle des rues, sur les tuiles de ciment, les clôtures de fer, les places trouées. Elle se serre dans le battement de la ville, sa pulsation blême. C’est le chant de la mort blessée, arrachée à sa propre force, à sa tâche la plus basse ; elle se terre, impuissante, ignare, implorante. C’est le chant de la mort blessée, la mort qui danse dans ses chaînes.
Mathilde Vischer, Comme une étoile tombe dans la nuit, Samizdat, 2020, p. 51.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : mathilde vischer, comme une étoile tombe dans la nuit, mort, chant | Facebook |
08/06/2020
Kafka, Journaux : recension
Robert Kahn, disparu le 6 avril, avait traduit pour le même éditeur À Milena(2015) et Derniers cahiers (2017). Le lecteur avait découvert sous le titre Journal, en 1954, la traduction de Marthe Robert*, du texte établi et expurgé par Max Brod, mais traduction faite aussi pour certains fragments en partant de l’édition anglaise. Robert Kahn a tenu compte de tous les textes contenus dans les cahiers, traduisant à partir de l’édition critique allemande qui reproduit les manuscrits de Kafka ; il n’a donc pas exclu les ensembles narratifs, achevés ou non, mêlés au texte autobiographique — ne serait-ce que pour mieux comprendre les commentaires qu’en fait parfois Kafka à leur suite. Par ailleurs, de nouvelles études ont conduit à modifier la chronologie. Enfin, un autre regard était aussi nécessaire pour restituer le style de Kafka, qui ne songeait pas du tout à ce que ces écrits soient un jour publiés.
C’est là un aspect important qui apparaît à la lecture des Journaux. Souvent — et surtout quand un "journal" est publié du vivant de son auteur (sous ce titre ou non) — le lecteur a longtemps eu devant lui un écrit nettoyé, qui ne pouvait choquer au regard des normes sociales en vigueur : on pense par exemple au Journal de Jules Renard revu et corrigé par son épouse avant publication. Les Journaux de Kafka regorgent de phrases inachevées (« Par la fenêtre du coupé »), de phrases elliptiques qui n’ont de sens que pour leur auteur, de notations parfois acides à propos de ses amis, tel Max Brod dont Kafka regrette la « mesquinerie de comptable », se promettant d’ouvrir « un cahier spécial sur [s]es rapports avec Max ». Kafka ne distinguait pas ce qui concernait sa vie intime, sociale, et les fictions qu’il écrivait dans ses cahiers : ils étaient un lieu d’essai et on y lit des débuts de nouvelles, parfois repris, prolongés et abandonnés, ou écrits d’un seul jet comme Le Verdict : « dans la nuit du 22 au 23 [septembre 1912] ». C’est alors un moment heureux, où il éprouve, écrit-il, « terrible tension et joie (...) comme si je fendais les flots ». Il commente d’ailleurs de temps à autre ce que représente pour lui ce que sont ces cahiers.
Le Journal contient une partie des matériaux qui pourraient conduire à rédiger une autobiographie, ce qui « serait une grande joie », mais ce projet à peine évoqué n’a jamais eu de suite. Surtout, s’assujettir à écrire régulièrement dans un cahier est un pis-aller nécessaire quand il ne peut travailler à une autre forme d’écriture (« Je n’abandonnerai plus le Journal. Je dois me tenir fermement ici, car je ne peux qu’ici », 10/12/1910). L’écrit a alors une fonction de repère ; il est relu pour des raisons pratiques : des extraits sont choisis pour être lus à Max Brod, tout en sachant qu’ils n’ont pas de « valeur particulière », d’autres « dans le but précis de [s]e faciliter le sommeil ». Il est relu aussi plusieurs fois pour retrouver des moments du passé et des allusions sont faites à un « vieux carnet de notes », à de « vieux papiers », ou encore parce qu’il peut en tirer « une sorte d’intuition quant à l’organisation » de sa vie. Mais dans les moments de dépression, une notation à propos de son emploi du temps lui apparaît une « observation ridicule » et, au sanatorium à la fin de l’été 1913, il n’a « même plus envie d’écrire un Journal » tant cette pratique accroît sa « tristesse. »
L’état d’abattement bien réel que connaît Kafka n’est pas constant, il est d’abord provoqué par le regard qu’il porte sur son corps. Dans les premières pages du premier cahier (1910), il rapporte que s’il trouve agréable de se toucher les oreilles, il note aussitôt « le désespoir que me causent mon corps et l’avenir avec ce corps ». Les remarques négatives abondent pour qualifier ce corps, les moins acides le voient « provenant d’un débarras » ou comme « un tas de paille ». C’est un corps malade, atteint de la tuberculose, un corps aussi qui n’est pas du tout à l’aise sexuellement : ce n’est pas hasard si, par exemple, décrivant un acteur, il insiste sur sa « puissance sexuelle », s’il décrit le viol de la jeune servante d’une auberge par un "il" qui pourrait lui ressembler. C’est également un corps qui ne trouve que rarement le sommeil, souvent plusieurs jours de suite. On ne relève qu’une seule remarque positive, il a « cessé d’avoir honte » de son corps, au moins quelque temps, quand il a fréquenté les piscines. Ce fort rejet a évidemment des conséquences dans ses relations, très complexes, avec les femmes, question qui demanderait à être suivie dans les Journaux. Kafka balance entre les amours sans lendemain et le mariage ; à propos de prostituées vues dans une rue, il écrit, « Passer près d’elles m’excite, cette possibilité lointaine, mais toujours présente, d’aller avec l’une d’elles » ; à l’inverse, après quelques jours à Marienbad avec Felice, qu’il connaît depuis cinq ans, le ton est négatif : il n’a pas supporté la vie commune et résume elliptiquement : « Nuit malheureuse. Impossibilité de vivre avec F. Vie en commun insupportable avec quiconque ». Il lui arrive de s’exalter à l’idée d’être amoureux (« que ne ferais-je ») tout en avouant ailleurs qu’il comprend l’amour « à peu près autant que la musique » — donc, pas du tout.
Un regard apaisé sur lui-même existe cependant lorsqu’il lit ce qui le passionne (par exemple Gœthe ou des ouvrages sur l’histoire du judaïsme), fréquente le théâtre, et notamment les troupes juives, assiste à des conférences qui l’intéressent : après l’une de Richepin, il note « Je ne pensai pas à mes souffrances et à mes soucis. » Ce qui est destructeur et qui agit sur son corps, c’est l’impossibilité d’écrire comme il le voudrait, ce qu’il affirme à l’ouverture du premier cahier (« mon incapacité à écrire »), opposant « la vraie vie », c’est-à-dire « un travail littéraire » à son poste au bureau. Au cours des années, il a relevé les moments où il est incapable d’écrire, d’où le sentiment de perte de soi, « le vide, l’absence de sens, la faiblesse » (3 mai 1915). Par ailleurs, il analyse avec acuité en quoi l’écriture peut lui permettre, écrit-il, « d’extirper complètement de moi tout mon état de peur et, de même qu’il vient des profondeurs, de le déverser dans la profondeur du papier » et, plus avant, précise qu’il faut « s’abandonner à l’inconscient, qu’on croit lointain, alors que précisément on s’y brûle ». Cette clairvoyance ne suffit malheureusement pas pour trouver un équilibre et les dernières pages des Journaux sont à cet égard un exemple de lucidité ; conscient de la destruction progressive de lui-même, Kafka songe à l’enfance perdue, « appel de la vie », à son effondrement (« incapable de tout sauf d’avoir mal » 12/06/1923), mais un peu plus tôt (27/01/1922) rappelle ce que peut être l’écriture : « Consolation de l’écriture : étrange, mystérieuse, peut-être dangereuse, peut-être libératrice. » C’est peut-être la certitude de ne pas surmonter son sentiment de vide qui, progressivement, conduit Kafka à abandonner le Journal ; aux notations suivies et abondantes de 1910 à 1915 succède leur raréfaction : on passe du 29 février 1920 au 15 octobre 1921, et l’année 1923, la dernière, ne compte que trois mentions. Parallèlement, plusieurs textes paraissent entre 1913 et 1922, dont La Métamorphose, La colonie pénitentiaire, Un champion de jeûne.
Il est d’autres aspects de la vie de Kafka, lisibles dans son Journal, que l’on pourrait reconstituer : son intense activité de lecteur, sa fréquentation du théâtre juif, des acteurs et du yiddish, ses réunions fréquentes avec un cercle d’amis, son intérêt constant pour la Palestine — il ne faut pas oublier, aujourd’hui, que des communautés juives y étaient installées et que Tel-Aviv a été fondé en 1909. Les notes (650 à propos des Journaux) sont indispensables pour comprendre l’importante vie intellectuelle de Kafka et de la communauté juive de Prague, mais pas seulement, c’est toute une époque de la culture allemande qu’évoquent les dizaines de titres d’œuvres, de noms de personnes et de lieux. Robert Kahn, pour la quatrième de couverture, présente les Journaux comme « le cœur de l’œuvre de Kafka : le lieu où les frontières entre la vie et l’œuvre s’évanouissent ». Ne serait-ce que pour cette raison, leur lecture est passionnante.
* Cette traduction a été reprise en édition de poche. Sous le titre Journal intime, Pierre Klossowski avait traduit (1945) des fragments des cahiers tenus par Kafka.
Kafka, Journaux, première traduction intégrale par Robert Kahn, éditions NOUS, 2020, 848 p., 35 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 4 mai 2020.
Publié dans Kafka Franz, RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : kafka, journaux, première, robert kahn | Facebook |
07/06/2020
Danielle Collobert, Survie
balancé au chaos sans armure
survivra ou non résistance au coups la durée longue de vie
je parti l’exploration du gouffre
tâtonnant contre jour
déjà menottes aux mains stigmates aux poignets
aux pieds les fers les chaînes
la distance d’un pas l’unité de mesure
je raclant mon sol avec ça
traîne le bruit dans l’espace
en premier sur la bande son du prométhée
le vautour dans la gorge
à coups au sang rabattu sans fin vers le silence
au milieu du front le plat désert futur
derrière caché peut-être le corps à s’agglomérer
Danielle Collobert, Survie, dans Changee n° 38, 1979, p. 35.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danielle collobert, survie, gouffre, prométhée | Facebook |
06/06/2020
Jacques Réda, Retour au calme
Juin
Entre les haies qui se rejoignent en ogives
Et brillent ce matin comme un mur de vitraux
De vent, de ciel et d’or mêlés de neige vive,
Le chemin cesse d’avancer, pris d’engourdissement,
On le dirait hanté d’une invisible foule
Prête à chanter et dont les pas suspendus foulent
À peine une herbe droite et qui déjà l’entend.
À travers la chaleur qui s’élève en nuages
Et des épaisseurs de parfums acides ou sucrés,
On voit trembler au bout le plateau sans rivage,
Net et luisant comme un fragment d’éternité.
Jacques Réda, Retour au calme, Gallimard, 1989, p. 76.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Réda Jacques | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques réda, retour au calme, juin, paysage, éternité | Facebook |
05/06/2020
Jacques Réda, L'incorrigible
Ha’ Penny Bridge
Tandis que le soleil descend, gros comme un gazomètre,
Rose comme un charbon qui s’embrase, mais sans chaleur,
Je me tiens sur la passerelle et je dois bien admettre
Que je le contemple à travers des larmes. La douleur
Aussi passera. Mais comment oublier la pâleur
De la fille un peu trop frisée et son regard, peut-être
(Elle renonce même à vendre une dernière fleur)
Le plus démuni de tous ceux où j’ai cru reconnaître
Un reflet sans espoir de ma propre misère. Et nous
Tous dans ces yeux incapables de larmes ; tous
Avec cette rose à la main, déjà presque flétrie,
Sidérés devant l’astre indifférent qui s’étouffe et
Sombre avec volupté dans le brouillard — ah, vacherie,
J’ai jeté la mienne dans l’eau morte de la Liffey.
Jacques Réda, L’incorrigible, Gallimard, 1995, p. 74.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Réda Jacques | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques réda, l’incorrigible, larme, misère, rose | Facebook |
04/06/2020
Jacques Réda, L'adoption du système métrique
L’homme et le caillou
J’aime le bas d’ici : je ramasse un caillou
Quelconque. Il a déjà cinq cent millions d’années
Et survivra longtemps aux races condamnées —
À la nôtre. Partir ? Vous voulez qu’on aille où ?
Je tiens ce bout de rien dans ma main peu-de-chose.
Je le palpe, le flaire, en très lointain neveu
Des durs qui l’ont cogné pour en tirer du feu.
Mais il reste confit dans sa lourde ankylose.
Je le médite. Il se réchauffe. Je dirai,
Quand j’entendrai tonner : « Qu’as-tu fait pour ton proche ? »
— Seigneur, j’ai réchauffé cet orphelin de roche,
Quelque part dans un terrain vague. Mais juré :
C’est lui qui m’a jeté quand il a vu ma poche.
Jacques Réda, L’adoption du système métrique,
Gallimard, 2004, p. 97.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Réda Jacques | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques réda, l’adoption du système métrique, l'homme et le caillou | Facebook |
03/06/2020
Emil Cioran, Aveux et Anathèmes
L’homme étant un animal égrotant, n’importe lequel de ses propos ou de ses gestes a valeur de symptôme.
On n’en veut pas à ceux qu’on a insultés ; au contraire, on est disposé à leur reconnaître tous les mérites imaginables. Cette générosité ne se rencontre malheureusement jamais chez l’insulté.
Ces enfants que je n’ai pas voulus, s’ils savaient le bonheur qu’ils me doivent !
On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d’autre.
Il y a du charlatan dans quiconque triomphe en quelque domaine que ce soit.
Cioran, Aveux et Anathèmes, Arcades / Gallimard, 1987, p. 13, 14, 17, 21, 21.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : symptôme, insulte, langue, charlatan, cioran, aveux et anathèmes | Facebook |
02/06/2020
Georges Bataille, Manet
Une subversion impersonnelle
Qu’est donc Manet, sinon l’instrument de hasard d’une sorte de métamorphose ? Manet participa au changement d’un monde dont les assises achevaient lentement de glisser. Disons dès l’abord que ce monde était celui qui jadis s’ordonna dans les églises de Dieu et dans les palais des rois. Jusqu’alors l’art avait eu la charge d’exprimer une majesté accablante, incontestable, qui unissait les hommes ; mais rien ne restait désormais de majestueux, selon le consentement de la foule, qu’un artisan eût été tenu de servir. Les artisans qu’avaient été — comme les littérateurs — les sculpteurs et les peintres ne pouvaient exprimer à la fin que ce qu’ils étaient. Ce qu’ils étaient, cette fois, souverainement. Le nom équivoque d’artiste témoigne en même temps de cette dignité nouvelle et d’une prétention difficile à justifier : l’artiste est-il souvent plus qu’un artisan que gonfle la vanité, le vide d’une ambition sans contenu ? Cet individu ombrageux, sachant mal ce qui le fait plein de lui-même !
Georges Bataille, Manet, dans Œuvres complètes, IX, Gallimard, 1979, p. 120.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ÉCRITS SUR L'ART | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : georges bataille, manet, une subversion impersonnelle, artisan, artiste | Facebook |