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31/10/2012

Jean-Pascal Dubost, Vers à vif

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N'ayant aucun souvenir de comptine ou de lala bébé, aucun souvenir d'histoire du soir, aucun souvenir de cœur par poème ou d'anadiploses en chaîne, aucun souvenir de tonton conteur,, aucun souvenir d'historiette gentille, aucun souvenir de chanson douce de France, aucun souvenir de marmonnements liturgiques, aucun souvenir de charade en carambar, aucun souvenir de blague polissonne, de calembredaine grasse, de contrepet coquin, aucun souvenir d'hymne daté de messidor an III jusqu'au bout, aucun souvenir de slogan d'ado naissant sur le pavé, aucun souvenir de refrain rock trois accords, d'aucun standard auprès du feu hissé haut, aucun souvenir de romance en tube bon marché —

 

 

On tombe de haut une bonne fois pour toutes et de plus pomme, mais je ne creux creuserai pas plus bas, car en dessous de tout ça ne repousse pas et lorsqu'il faudra vous savez quoi, laissez-moi donc un peu de lumière —

 

Jean-Pascal Dubost, Vers à vif, Obsidiane, 2007, p. 25 et 85.

30/10/2012

Ariane Dreyfus, La bouche de quelqu'un

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          La nécessité intérieure

 

 

Mon seul livre qui n'aurait pas fini.

 

Aimer un seul homme, écrire un seul livre

Plus de clôture, plus de barrière finale.

Les pages avançaient, parfois un plus grand baiser

se couchait et ce poème gardait de vraies lèvres

Séduite, la poésie devenait femme

Qui marchait plus vite qu'elle

 

Puisqu'elle avait ta main

La droite, la gauche

Sur ma cuisse ou ma hanche

 

Mes chevaux, mes fictions ?

Pas d'autre film que ton sexe de tous les moments.

 

J'ai vu disparaître la poésie

Et pourtant nous sourions tous les deux

Quand ton souffle me brûle les oreilles presque

 

Depuis

J'écris encore plus vite

Je lance — nous ne sommes pas morts — tous mes mots

Dans le seul feu que j'ai voulu

 

Viens voir toi aussi

Nous ne parlerons pas

Il éclaire, il chauffe

Et il danse.

 

Ariane Dreyfus, La bouche de quelqu'un, Tarabuste,

2003, p. 63-64.

29/10/2012

François Lallier, Les archétypes

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        Sources de la Seine

 

I

 

Les pièces sur le bitume réparé des routes

Souvent il me semble qu'elles me retiennent,

Comme des trous à la surface du temps,

 

Et je vois des visages, sur le chemin d'une fête.

Ce sont les visages épurés des vivants, sortis de terre,

Ayant perdu toute croyance dans la mort

Parce que baignés par l'eau invisible

Ils ne regardent que l'ici qui les entoure, où la nuit à venir

Dans le midi encore respire un vent d'étoiles.

 

Procession pourtant presque immobile, ils parlent,

Souriant sans raison.

Le tournant là-bas se tient dans sa courbe, et il attend

De les accueillir là où change le paysage

Sous une voûte transparente impossédable.

Leur pain a le parfum de l'inutile absinthe,

leur eau la douceur d'ombre et de cristal

Du sang dans les veines —

Comme a le rosier près de la fenêtre,

Un inexplicable cri de joie.

Et j'avance avec eux.

L'infirme trajectoire qui m'emporte

Laisse fuir l'une après l'autre mes ombres,

À chaque tour de roue j'abandonne un regard qui me ressemble

Et va demeurer là, dans un lieu devenu ma mémoire,

Et qui en vérité m'appelle.

 

Qu'est-ce qui relie ces lieux et ces êtres, je ne sais,

Et pas plus ce qui me relie à eux,

Je ne peux que transposer ce dévoilement et cette mémoire,

Dans les mots à la fois contingents et nécessaires.

Mon seul guide : que l'écorce du sens se recompose

Sous le rythme qui la brise, écoulement, vibration, couleur,

Luttant contre l'oubli.

 

François Lallier, Les archétypes, Le temps qu'il fait, 2012, p. 35-36.

28/10/2012

Francis Ponge, Dans l'atelier du « Nouveau Recueil »,

Francis Ponge, Dans l'atelier du « Nouveau Recueil »,, souvenirs d'Avignon

                   Souvenirs d'Avignon

 

Notre île cahote comme une marmite ;

Vagues et rochers font autour des bouillons gris.

 

La pluie. D'accord nous sommes à terre.

 

Éclair. L'Oiseau passe près du phare.

Nos vaisseaux brûlent.

   

                             *

 

À cloche-tinte la souris boit

La rampe de bois n'est pas sûre

Un ongle y racle de la cire

Deux chaussures ne sont pas loin

 

Toute la province d'ailleurs se révolte

Dans toutes les charrettes sur les chemins

Se tiennent de futurs guillotinés en chemise

Les bras croisés derrière le dos

 

À  demain. À demain sonnent les cloches

Grand Branle-bas. Je n'y serai plus

Je serai au contraire très loin

Toutes vos voitures de foin déchargées

 

Vieux réseau, tu passes à niveau sur les routes

Raison de plus pour l'hirondelle

Qu'on me verse le café chez le garde-barrière

Si j'y passe c'est perpendiculairement

 

                             *

[...]

Francis Ponge, Dans l'atelier du « Nouveau Recueil », dans

Œuvres complètes, II, édition publiée sous la direction de Bernard Beugnot, Bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 349-350.

27/10/2012

William Cliff, En Orient

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                (l'amour des enfants)

 

dans mon enfance j'avais pour amie

une putain qui œuvrait au bar de la gare

elle s'appelait Mariette elle m'aimait

je lui portais des fleurs et en échange

elle me donnait de grandes sucettes

 

elle était ce qu'on appelle une "sotte"

avec beaucoup de rouge sur les joues

et de longs cheveux teints en noir qu'elle faisait

boucler sur son dos elle passait devant la maison

faisant sonner ses hauts talons

et balançant vigoureusement sa sacoche

 

or Maman n'aimait pas que je fréquente

la "demoiselle de la gare" qui était

pourtant si bonne si aimante et qui souffrait

sans doute d'un manque d'enfant mais moi

je ne pouvais pas je savoir et j'étais tout séduit

qu'on eût tant d'amour pour mon imperceptible personne

 

enfants négligés enfants mal aimés

laissez-vous dorloter par les pauvres putains

qui rêvent de vous écraser contre leur gorge

déchirée de coups d'ongles et vous vieilles pédales

ne désirez-vous pas étreindre ces enfants

entre vos bras tremblants de tristes peaux pendantes ?

 

          — oh oui ! certainement

 William Cliff, En Orient, Gallimard, 1986, p. 48-49.

 

26/10/2012

Alberto Giacometti, Écrits

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                           Paris sans fin

 

Quinze, non, seize mai 1964, dans ma chambre ou plutôt l'atelier transformé en habitation: sur mon lit trente lithos à refaire pour le livre, interrompu depuis deux ans : j'ai essayé de reprendre, vues des rues, intérieurs, cela ne va plus, où, comment reprendre ? Paris réduit pour moi maintenant à chercher à comprendre  un peu la racine d'un nez en sculpture : je sens tout l'espace dehors autour de moi, les rues, le ciel, je me vois marchant dans d'autres quartiers un peu partout, mon carton sous le bras, m'arrêtant, dessinant. Sur le quai Montebello, la nef, le chœur de Notre-Dame comme vu l'autre jour, y aller, une espèce de découragement : aussi bien le dossier de la chaise là devant moi ou le petit réveil noir et rond sur la table qui remplit la, non il ne remplit pas la pièce, mais come un point partant duquel on voit le tout et les verrières et le plafond, l'arbre dehors où chante le merle à l'aube, ou même juste avant l'aube, chant qui en juin de l'année passé, en 1963, était pour moi le plus grand plaisir de la journée, de la nuit. Et les nus à refaire, quels nus ? Danny nue debout dans cette grande chambre d'hôtel un peu vide à Vavin ou d'autres ? Le soleil, la rue, l'absence de Paris pendant presque un an, Paris n'était lus que comme un souvenir lointain, comme une vague tache grise moire vague et profonde, lointaine : j'étais dans une autre vie.

 

Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1990, p. 91.

25/10/2012

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline

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De l'information nulle à une certaine espèce de poésie

  

C'est bien vrai qu'il faut dire il neige quand il neige

c'est comme ça que l'on se fait comprendre

c'est en disant qu'il neige quand il neige que

c'est agréable de faire la conversation avec des gens qui disent que

c'est le temps qui veut ça qu'il neige quand il neige

c'est comme ça qu'on vit en société sans difficultés aucune et

c'est comme ça qu'on se fait des amis et

c'est si facile de dire qu'il neige quand il neige

plutôt que de dire il pleut

 

en effet

c'est prétentieux de dire qu'il pleut s'il neige

mais où la poésie va-t-elle se nicher dans tout ça ?

dans un flocon

dans un flocon de neige

arrosé de marsala

un jour d'été sur la grève

d'une plage au Sahara

où si l'on dit : « tiens... mais il neige...»

c'est un peu au hasard...

                   comme ça...

 

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline, "Le Point du jour",

Gallimard, 1965, p. 108-109.

24/10/2012

Jean Arp, Jours effeuillés

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                        Jumeaux de sève

 

Une rue vide sans fin.

Des maisons vides.

Des chambres vides.

Un homme vide la bouche ouverte.

comme un nid vide

est réconforté coup sur coup du vide.

 

Un homme à cheval sur une femme.

Deux femmes nues se battent avec de vieux balais...

Des tabourets à tentacules.

Un crâne en pain sur une étagère.

Un cœur humain en guise d'éponge.

Des personnes plus éteintes que des lampes à pétrole éteintes disparaissent dans un tunnel noir.

Un deuxième homme à cheval sur une femme

arrive au grand galop

et annonce à hauts cris sa découverte sensationnelle :

une poudre qui provoquera en plein jour une nuit totale

et dont il fera immédiatement la démonstration.

 

Des chevaux attendent immobiles sur un radeau

dans une rue couverte de confetti blancs

le dégel d'un écho.

 

Sur une chaise qui a le hoquet

traînent des baisers momifiés.

Au moindre frôlement la chaise fait entendre un bruit cru

dû au passage de l'air dans la glotte.

 

Un mendiant couvert de la tête aux pieds

d'une barbe noire et malodorante

vend des clefs pour ouvrir la porte

qui donne sur l'incessante nudité de la lumière infinie.

Une fleur travestie en chair et en os

vend des mannequins porte-bonheur

parés de leurs plus beaux atours.

Un ange sombre vend des boussoles

pour trouver le chemin du ciel.

 

Dans chaque tiroir d'une grande commode en verre

dort un homme grand

déguisé en mite.

 

Sur le lit conjugal parmi les houpettes des franges

et des incrustations de dentelles vénitiennes

repose un estomac verni

dans lequel se mirent des jumeaux de sève.

 

Jean Arp, Jours effeuillés, poèmes, essais, souvenirs, 1920-1965, Gallimard, 1966, p. 385-386.

 

23/10/2012

Catherine Pozzi, Très haut amour

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Ave


Très haut amour, s’il se peut que je meure
Sans avoir su d’où je vous possédais,
En quel soleil était votre demeure
En quel passé votre temps, en quelle heure
Je vous aimais,

Très haut amour qui passez la mémoire,
Feu sans foyer dont j’ai fait tout mon jour,
En quel destin vous traciez mon histoire,
En quel sommeil se voyait votre gloire,
Ô mon séjour…

Quand je serai pour moi-même perdue
Et divisée à l’abîme infini,
Infiniment, quand je serai rompue,
Quand le présent dont je suis revêtue
Aura trahi,

Par l’univers en mille corps brisée,
De mille instants non rassemblés encor,
De cendre aux cieux jusqu’au néant vannée,
Vous referez pour une étrange année
Un seul trésor

Vous referez mon nom et mon image
De mille corps emportés par le jour,
Vive unité sans nom et sans visage,
Cœur de l’esprit, ô centre du mirage,
Très haut amour.

 

Catherine Pozzi, Très haut amour, poèmes et

autres textes, édition de Claire Paulhan et Lawrence

Joseph, Poésie / Gallimard, 2002, p. 23-24.

 

22/10/2012

Henri Pichette, Les ditelits du rougegorge

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Petit propriétaire à la cravate rouge

     il chante contre l'intrus

     il se rengorge se redresse

     il se crête se hérisse

     il se campe torse bombé

tant le cœur lui bat que le sang lui bout

     ses yeux flamboient

     son corps saccade

et plus il mélodie plus il furibonde

 

     Gare la bagarre !

on pourrait bien se voler grièvement

     dans les plumes.

 

 

Le rougequeue pour s'amuser du rougegorge,

               il lui crie :

     Cou en feu ! cou en feu !

Et le rougegorge de répondre, qui se rit :

     Feu au cul ! feu au cul !

 

 

Si tarde à partir l'hirondelle,

C'est que l'hiver se tient loin d'elle ;

Quand le rougegorge est à l'huis,

C'est que l'hiver de près le suit.

 

Quand les hirondelles s'en vont,

Le rougegorge s'en vient.

 

Henri Pichette, Les ditelis du rougegorge, Gallimard,

2005, p. 49, 62 et 66.

21/10/2012

Aragon, Les Adieux et autres poèmes

 

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                                          Échardes

 

                                           I

 

Cesse donc de gémir. Rien de plus ridicule

Q'un homme qui gémit

Si ce n'est un homme qui pleure

 

                                  II

 

Je me promène

Avec un couteau d'ombre en moi

Je me promène avec

Un chat dans ma mémoire

Je me promène

Avec un pot de fleurs fanées

Je me promène

Avec un vêtement irréparable

Je me promène

Avec un grand trou dans mon cœur

 

                                    III

 

Crois moi

Rien ne fait si mal qu'on pense

 

                                      IV

 

Plus le poème est court

Plus il entre dans la chair

 

                                       V

 

Il faut chasser de la cité ce poète

Il n'y a pas dans la cité de place

Pour l'exemple de la douleur

 

                                       VI

 

Nous avons tout fait pour ceux qui étouffent

Tout fait pour ceux qui demandent de l'air

Construit sur la nuit des fenêtres

Ouvert partout des dispensaires

Épargnez-nous ce bruit de plaintes

 

                                       VII

 

Il n'y a jamais rien de si beau qu'un sourire

Et même avec un visage défiguré

N'as-tu pas souci d'être beau

 

Aragon, Les Adieux et autres poèmes, dans Œuvres poétiques complètes, II, édition publiée sous la direction d'Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2007, p. 1129-1130.

Gérard Titus-Carmel, Ici rien n'est présent

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                             Angle mort

                                   (récit)

 

   J'appuie le front contre ma paume, le coude bien planté au bord du monde et, les yeux grands ouverts, je disparais lentement en moi.

 

   Pourtant ma mémoire pèse de tout son poids, cherchant un point d'équilibre entre ce qu'elle tisonne infiniment et ce qu'elle s'obstine à oublier. La conque amie de la main devient alors tiédeur et confidence, que la nuit seule parvient à distraire. Mais déjà au silence de mon corps j'ai gagné une contrée, une terre d'innocence. Et j'attends.

 

   (L'attente, c'est cet animal sans nom, recroquevillé dans le contre-jour de la chambre, comme à l'angle perdu de la nuque : il tremble de tous ses membres, sans que cela se voie vraiment, et c'est pire. Mais les murs se resserrent autour de lui, qui n'est plus que boule et terreur.)

 

Et je m'avance dans l'attente, c'est-à-dire vers l'ombre de la bête innommée, suffocante.

[...]

 

Gérard Titus-Carmel, Ici rien n'est présent, Champ Vallon, 2003, p. 49-50.

20/10/2012

Marie-Laure Zoss, Une syllabe, battant de bois

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I.

     pars, érafle de tes jours le dedans, tes jours à mesure sous tes gestes déboîtés ; ton visage de plusieurs feuillets : tu n'en connais plus aucun, tu empaquètes l'ordinaire ; dans un no man's land faire mine d'être là, sur un filet de souffle déjà rétracté ; agrégé dans sa propre farine — ne la tourne plus dans celle du monde, quelque chose te réfrène vers l'intérieur, toi si singulier soudain — l'intérieur, s'il en est encore un ; plie bagages ; s'infliger telles désertions, dites, qui le voudrait ?

     à travers la nuit l'esprit ficelle dans les vallées l'aboiement des chiens errants, déballe des rouleaux d'ombre sur la caillasse ; comme si on avait changé d'espèce : une chair recroquevillée, à la merci du vaste, où s'engouffrent froid bouillon d'urine, vent himalayen et suif ; et ce vert, l'étincelant mercure des saules

 

2.

     ni la tasse d'eau à boire d'un trait, ni l'assiette — jamais ne l'entameras, posée sous le ciel ; moins qu'une miette sur un toit d'argile, pas de pays — qu'un puits d'azur entre autre solives ; toi à la traîne des vivants, soigneusement balaie dans un seul angle tes navrantes forces ; par ce châssis de peuplier fondra le soleil d'hiver jusqu'aux rigoles, et le compte des jours qui restent, un par un s'étouffant dans la vallée qui fatigue ses poussières carrossables, le cœur devenu dur battant d'une cloche de bois — tu aurais mieux fait de ne jamais ; une plaine soulève, à rebours de soi, le pas, sans relâche pique ses meutes de terre pelée

 

Marie-Laure Zoss, Une syllabe, battant de bois, dans fario, 11, printemps-été 2012, p. 167-168.

L'ensemble des poèmes composant Une syllabe, battant de bois a été publié en 2012 aux éditions Cheyne.

19/10/2012

Boris Pasternak, dans Quatre poètes russes

Boris Pasternak, dans Quatre poètes russes, fleur, poème

          Le poème d'avant les poèmes

 

Laisse de toi les mots descendre

Comme d'un clos le zeste et l'ambre :

Distraitement et richement,

Lents, très lents, très lentement.

 

                             *

 

          Ébranlant la branche odorante

 

Ébranlant la branche odorante

     Lampant dans ces ombres ce bien-être,

De calice en calice allait courante

     Une moiteur qu'hébéta la tempête.

 

Par les calices roulait, sur deux

     Calices glissa, sur eux deux,

En goutte d'agate volumineuse,

     Se suspendit, pudique, lumineuse.

 

Le vent peut bien, soufflant sur les spirées,

     Martyriser cette goutte, l'écraser.

Une, intacte, elle reste : goutte des deux

     Calices s'entrebaisant, buvant à deux.

 

Ils rient, tentent de s'entr'échapper,

     De se remettre droits comme avant cette goutte :

Ils ne peuvent plus égoutter leurs bouches hors cette    goutte

     Et même qui les coupe ne peut les séparer.

 

Boris Pasternak, dans Quatre poètes russes, V. Maïakovski, B. Pasternak, A. Blok, S. Essénine, texte russe traduit et présenté par Armand Robin, éditions du Seuil, 1949, p. 115 et 121.

18/10/2012

René Char, Fenêtres dormantes et porte sur le toit

 

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                Légèreté de la terre

 

Le repos, la planche de vivre ? Nous tombons. Je vous écris en cours de chute. C'est ainsi que j'éprouve l'état d'être au monde. L'homme se défait aussi sûrement qu'il fut jadis composé. La roue du destin tourne à l'envers et ses dents nous déchiquettent. Nous prendrons feu bientôt du fait de l'accélération de la chute. L'amour, ce frein sublime, est rompu, hors d'usage.

     Rien de cela n'est écrit sur le ciel assigné, ni dans le livre convoité qui se hâte au rythme des battements de notre cœur, puis se brise alors que notre cœur continue à battre.

 

                                         *

 

          Une rose par mégarde.

          Une rose sans personne.

          Une rose pour verdir.

 

                                         *

 

     Nous vivons avec quelques arpents de passé, les gais mensonges du présent et la cascade furieuse de l'avenir. Autant continuer à sauter à la corde, l'enfant-chimère à notre côté.

 

René Char, Fenêtres dormantes et porte sur le toit, Gallimard, 1979, p. 52, 54 et 65.