Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

17/10/2012

Yves Bonnefoy, Notre besoin de Rimbaud (recension)

images.jpeg

 

Rimbaud est toujours resté très présent dans la réflexion d’Yves Bonnefoy sur la poésie. Ce fort volume le prouve qui réunit, avec Rimbaud par lui-même paru pour la première fois en 1961, divers textes : préfaces, articles, conférences — dont les plus récentes ouvrent le livre en indiquant pourquoi Rimbaud et Baudelaire ont marqué l’existence de Bonnefoy : « révélation de ce qu’est la vie, de ce qu’elle attend de nous, de ce qu’il faut désirer en faire. » Qu’un écrivain de cette grandeur dise que Rimbaud a été pour lui un guide, et en quoi il l’a été, cela suffirait pour désirer le lire attentivement.

Dans les deux premières conférences qui donnent leur titre à l’ouvrage comme dans son Rimbaud, Yves Bonnefoy construit par touches successives un portrait intérieur de Rimbaud et de l’examen attentif de l’œuvre tire une leçon de vie. L’analyse met en valeur l’acharnement de Rimbaud à toujours vouloir extraire le vrai des choses, et découvre l’insatisfaction continuelle du jeune poète allant vers autrui, toujours à dénoncer la misère et toujours dans l’utopie, toujours déçu et toujours repris par des chimères. Par dessus tout, Rimbaud est occupé par la question de l’écriture ; ce qu’il écrit dans sa lettre à Demeny du 15 mai 1871 (dite "lettre du voyant"), c’est ce que représente à ses yeux la poésie. Elle est, comme le résume Yves Bonnefoy, « accès à nos vrais besoins, lesquels sont d’assumer notre finitude, d’en reconnaître l’infini intérieur, ramassé sur soi, de nous ouvrir de ce fait à des rapports de plus d’immédiateté avec nos proches dans une société qui pourrait en être transfigurée ».

 

Sans doute cela est-il devenu clair aujourd’hui pour beaucoup. Ce qui l’est moins peut-être, et il faut savoir gré à Yves Bonnefoy de l’écrire à plusieurs reprises, c’est que travailler dans la langue de manière à en modifier l’ordre, c’est toucher profondément l’ordre des choses. C’est la leçon que donne sa lecture du sonnet Voyelles, où le chaos introduit dans la perception permet de voir ce sur quoi le regard ordinaire passe sans s’arrêter. « Épiphanie de l’indéfait », Voyelles enterre le lyrisme romantique, « le désordre qui se répand dans l’emploi des couleurs va ruiner toutes les figures de l’être au monde ancien et avec celles-ci balayer les espérances que Rimbaud jusqu’alors avaient fait siennes, dans l’espace de la pensée d’autrefois. » 
Yves Bonnefoy suit la volonté de Rimbaud de mettre à bas les manières de comprendre le monde, notamment celles du milieu parisien de la poésie qu’il ne supporte pas. Contrairement aux poètes qu’il rencontre, et c’est pourquoi sans doute l’œuvre de Rimbaud garde toute sa force aujourd’hui, la poésie était pour lui « une expérience directe de l’unité, de sa présence au cœur de tous les actes de l’existence et de tous les emplois de mots, dans ce seul vrai infini qu’est la réalité quotidienne ». Leçon toujours et encore à répéter, contre la pression incessante qui pousse à ne pas penser  et à ne pas agir autrement que dans la norme. "Notre besoin de Rimbaud", il est, dans « l’éternel effondrement », de comprendre que « si l’esprit est souvent, ou toujours, illusionné, il n’est pas, comme tel, dans son essence, illusoire ».

 

Le livre dense qu’était Rimbaud par lui-même, ici sous le titre Rimbaud, rompait en 1961 avec les lectures de Rimbaud. On était peu habitué à l’époque — l’est-on nettement aujourd’hui ? — à une lecture, à un commentaire qui s’efforcent de penser l’œuvre comme une « biographie spirituelle ». On retient ici de l’analyse précise des poèmes comment s’opéra le rejet de la poésie subjective, et en quoi Les Illuminations furent la « reconnaissance d’un échec » : la vie vécue comme opaque, noire. Rimbaud, à la fin de 1874, entreprend l’apprentissage de plusieurs langues (allemand, italien, russe, arabe) et Yves Bonnefoy rappelle que « la poésie ne se fait qu’en portant à l’épreuve de l’absolu une langue », et qu’il faut « en voir la secrète et active dénégation dans cette étude de la parole ». Renoncement ? oui, mais l’œuvre est toujours là pour « témoigner de l’aliénation de l’homme, et l’appeler à passer du consentement sans bonheur à l’affrontement tragique de l’absolu ».

 Les huit études qui composent le reste (un tiers) du volume offrent notamment des lectures de poèmes ("Les Reparties de Nina", "Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs") et un examen détaillé des rapports complexes de Rimbaud à sa mère. On relira en particulier la comparaison des poétiques de Mallarmé et de Rimbaud, et ce que ce dernier a un moment rêvé du rôle social du poète — rêve dont on peut se demander comment il serait reçu aujourd’hui quand on en lit la synthèse de Yves Bonnefoy :

Le poète : celui qui apportera aux délibérations de la société son expérience de la subjectivité toujours en désordre, de l’imaginaire toujours en proie aux fantasmes, autrement dit son affrontement des désirs sans mesure et des visions chimériques. Tout cela désormais non plus idolâtré ni dénié, mais traversé, malmené, accepté, compris.

  

      Yves Bonnefoy, Notre besoin de Rimbaud, 
Seuil, 2009, 23 €.

 

16/10/2012

Jacques Roubaud, Quelque chose noir

imgres.jpeg

                                                Envoi

 

   S'attacher à la mort comme telle, y reconnaître l'avidité d'un réel, c'était avouer qu'il est dans la langue, et dans toutes ses constructions, quelque chose dont je n'étais plus responsable.

 

Or, c'est là ce que personne ne supporte plus mal. Où sont les insignes de l'élection individuelle sinon en ce qu'un ordre vous est obéissant, avec ses raisons de langue.

 

La mort n'est pas une propriété distinctive, telle qu'à jamais les êtres qui ne la présenteraient pas, à jamais s'excluraient des décomptes.

 

Ni les Trônes, ni les Puissances, ni les Principautés, ni l'Âme du Monde en ses Constellations.

 

Cela que pourtant tu t'efforçais de frayer, par photons évaporants, par solarisation de ta nudité précise.

 

La transcription réussie, l'ombre ne devait être nulle part appuyée plus qu'en ce lieu où le soleil avait poussé l'évidence jusqu'au point de conclure : le lit, de fesses qui s'écartent en brûlant.

 

Or, et c'est là ce que personne ne tolère plus mal, l'écriture de la lumière ne réclame pas l'assentiment.

 

Pour qui sait lire, seuls les limbes de l'entente.

 

Et le soleil, qui t'empaquetait entre deux vitres.


 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Gallimard, 1986, p. 93-94.

 

15/10/2012

Béatrice et Stello Bonhomme, Kaléidoscope d'enfance

Béatrice et Stello Bonhomme, Kaléidoscope d'enfance, enfance, temps passé

Dans le tissu de certaines journées se trouve comme la forme en creux d'une possibilité plus pure et plus belle qu'on pourrait presque saisir et cette possibilité se plaît pourtant toujours à vous échapper.

La clarté de l'air, la transparence est parfaite, le soleil possède le glacis de certains matins d'hiver, on sent une limpidité dans l'atmosphère. Cependant le moment d'en jouir paraît déjà terminé et toute cette splendeur ne se présente à vous que comme un déjà-vu d'enfance, cette clarté n'est qu'un simple reflet, un peu plus terne, d'une journée encore plus ciselée de bleu, plus joyeuse. Du temps passé.

 

La lumière est voilée par une pellicule très fine, le voile que posent sur leur tête les pleureuses.

 

Aujourd'hui lorsque je vois l'aube s'effranger de mauve, je pense à ce lit en berceau au centre de rayons caressants que mon regard ensommeillé filtre dans la chambre aux bougainvilliers.

Les murs étaient tapissés de mauve très pâle où se jouaient les clartés feuillues en ombres chinoises.

 

Matin brûlé de neige pari les mimosas en fleurs, je courais dans le jardin d'arbre en arbre. L'année veloutée était déjà si chaude dans la touffeur de l'été qu'elle exaltait l'odeur du jasmin.

 

Aux matins premiers de mon enfance.

 

Béatrice et Stello Bonhomme, Kaléidoscope d'enfance, éditions de la revue NU(e), avril 2012, non paginé.

14/10/2012

Samuel Beckett, Soubresauts

Samuel Beckett, Soubresauts, la nuit, la lumière

   Assis une nuit à sa table la tête sur les mains il se vit se lever et partir. Une nuit ou un jour. Car éteinte sa lumière à lui il ne restait pas pour autant dans le noir. Il lui venait alors de l'unique haute fenêtre un semblant de lumière. Sur celle-là encore le tabouret sur lequel jusqu'à ne plus le vouloir ou le pouvoir il montait voir le ciel. S'il ne se penchait pas au-dehors pour voir comment c'était en dessous c'était peut-être parce que la fenêtre n'était pas faite pour s'ouvrir ou qu'il ne pouvait pas ou ne voulait pas l'ouvrir. Peut-être qu'il ne savait que trop bien comment c'était en dessous et qu'il ne désirait plus le voir. Si bien qu'il se tenait tout simplement là au-dessus de la terre lointaine à voir à travers la vitre ennuagée le ciel sans nuages. Faible lumière inchangeante sans exemple dans son souvenir des jours et des nuits d'antan où la nuit venait pile relever le jour et le jour la nuit. Seule lumière donc désormais éteinte la sienne à lui celle lui venant du dehors jusqu'à ce qu'elle à son tour s'éteigne le laissant dans le noir. Jusqu'à ce que lui à son tour s'éteigne.

 

Samuel Beckett, Soubresauts, éditions de minuit, 1989, p. 7-9.

13/10/2012

Jean-Pierre Verherggen, Ni Nietzsche, Peau d'Chien !

VERHEGGEN-Jean-Pierre-photo.jpeg

                           Par-delà le larbin papal

 

                                                                     Iéna, 18 janvier 1889

 

Il déclame continuellement. D'une voix affectée. Sciemment. En faisant usage de mots grandiloquents !

En donnant dans le voussoiement apprêté !

L'entregens !

L'affèterie !

Le cul pincé !

La girie mélo et le compassement gourmé.

Dans l'excellence de la révérence !

En donnant dans le frotte manche. Dans l'éminence. Dans l'altesse Dans la hauterie et la lèche de loque à reloqueter.

En donnant dans le torchon empesé. Le faste alpenrosé et le plastron suranné.

En se magnant le popotin.

En chauffant la colle à larbins et en activant le protocole du tapis déroulé.

En donnant dans le milady et le béni-oui-oui de garden-party.

En faisant des guiliguilis et des entrechats à la Nietzschejinski.

                                                                                 (Vaslav !)

Et tac quand c'est un graf !

Et toc quand c'est un herzog !

En claquant de la botte devant le moindre titulaire d'un poste !

Et la carpette jusqu'à terre quand c'est un freiher, un ritter ou un canard edler.

Et mille autres manières. Palefrenières !

Et mille autre tics ! Diplomatiques, aristocratiques ou ecclésiastiques !

La brosse à reluire et le sir d'encaustique, sœur de la pâte à faire briller !

 

Toutefois, si, en retour, on lui donne de la Majesté

ou mieux : de la Sainteté !

Nietzsche sourit,

consent à cette petite entorse,

à condition, dit-il,

qu'on le compte pour Innotzschecent Quatorze !

 

Jean-Pierre Verherggen,  Ni Nietzsche, Peau d'Chien !, TXT/Limage 2, 1983, p. 30.

12/10/2012

Yaël Cange, L'en-allée

 

yaelcange.jpeg

                           Ce que j'aime à la fin ?

 

« Pas de cœur. » C'est bien ce qu'on disait, non ? N'en quelles contrées déjà ? N'sais plus. Sauf qu'il y faisait froid : « Pas de cœur », pensez ! De quel regard Ah ! Doux regard en si fol appel de vous — ces mots m'auront privée ! Vous étiez — dès l'heure présente — toutes mes blessures à venir.

 

     « Qu'une main vienne à se tendre » — peu de choses que j'ai demandé là ? Cela m'est — jusqu'à maintenant — tendresse apeurée. Comme autant d'étoiles qui finiraient de s'éteindre.

          Qu'aucun, aucune — ne l'ait présagé seulement  !

          Au reste : longtemps — que je n'aime plus personne.

Mais si. Toi peut-être. À toi je peux parler. Imagine : « pas de cœur ». « Pas de cœur » — moi, ça ?

 

     Toutes ces lyres, ces luths pourtant — qu'il croyait vous porter !

 

Ç'aurait dû se passer ainsi, non ?

 

[...]

                                          *

 

                               Presque nuit déjà

 

Pourquoi diable — ce cri — qui me troue la gorge ?

 

                                             Mais cet état — que ronces — ou fibres au-dedans appellent : de parfait abandon. L'avez-vous connu, vous ?

 

          Serait temps, oui, de perdre cœur. Le mieux. Le meilleur ce serait, sans doute, contre un tel sentiment de tendresse blessée.

 

Yaël Cange, Pierre Cordier et Gundi Falk,  L'en-allée, préface de Claude Louis-Combet, Bruxelles, La Pierre d'Alun, 2012, p. 35, 59.

11/10/2012

Jean-Louis Giovannoni, Journal d'un veau

imgres.jpeg

   Je ne cherche pas à me consoler, comme tant de bêtes, avec l'herbe grasse des prairies. On ne noie pas sa mort en l'étourdissant avec trop de biens. Rien ne peut la  rassasier, ni même l'enivrer. Alors, pourquoi lui fournir plus qu'elle ne demande ? Un corps léger donne autant de joie qu'un repas de gala ! L'important, c'est de vivre intensément et non de raboter la terre pour empeser tous ses copeaux au fond de soi. Le massif n'épargne jamais l'entrée des couteaux. Les lames connaissent par cœur nos géométries secrètes. Pourquoi les perdre dans l'épais, les accumulations de vivres ? Certaines vaches, en se gonflant ainsi, se disent : Plus je prends de terre, plus elle me gardera en son affection. Pensent-elles se rendre ainsi nécessaires ? Plus grande sera leur chute. Rien en vaut une cuisine légère !

Les ventres pesants, couchés, se perdent dans de mauvais rêves. Ma  mission n'est pas la torpeur, mais la contemplation, le détachement des ligaments bestiaux

 

 Jean-Louis Giovannoni, Journal d'un veau, roman intérieur, éditions Léo Scheer, 2005, p. 37-38.           

10/10/2012

Giorgio Agamben, Nudités

imgres.jpeg

                              Identité sans personne

 

[...] Persona signifiait à l'origine "masque" et c'est à travers le masque que l'individu acquiert un rôle et une identité sociale. Ainsi, à Rome, tout individu était identifié par un nom qui exprimait son appartenance à une gens, à une lignée, mais celle-ci, à son tour, se trouvaient définie par le masque en cire de l'aïeul que chaque famille patricienne conservait dans l'atrium de sa demeure. De là à faire de la personne la « personnalité » qui définit la place de l'individu dans les drames et dans les rites de la vie sociale, il n'y a qu'un pas et persona a fini par indiquer la capacité juridique et la dignité politique de l'homme libre. Quant à l'esclave, tout comme il n'avait pas d'aïeux, ni de masque, ni de nom, il ne pouvait pas davantage avoir une « personne », une capacité juridique (servus non habet personam). La lutte pour la reconnaissance est donc, à chaque fois, une lutte pour le masque, mais ce masque coïncide avec la « personnalité » que la société reconnaît à chaque individu (ou avec le « personnage » qu'elle fait de lui avec sa connivence plus ou moins réticente).

 

   Il n'est donc pas étonnant que la reconnaissance des personnes ait été pendant des millénaires la possession la plus jalouse et la plus significative. Si les autres êtres humains sont importants et nécessaires, c'est avant tout parce qu'ils peuvent me reconnaître. Le pouvoir lui-même, la gloire, la richesse, tout ce à quoi "les autres" semblent être si sensibles n'a de sens, en dernière analyse, qu'en vue de cette reconnaissance de l'identité personnelle. On peut bien, comme aimait à le faire, selon les récits, le calife de Bagdad Haroun-al-Rashid, se promener incognito par les rues de la ville et s'habiller comme un mendiant ; mais s'il n'y avait jamais un moment où la gloire, les richesses et le pouvoir étaient reconnues comme « miens », si, comme certains saints invitent à le faire, je passais tout ma vie dans la non-reconnaissance, alors mon identité personnelle serait perdue à jamais.

 

Giorgio Agamben, Nudités, traduction de l'italien par Martin Rueff, éditions Payot & Rivages, 2012 [2009], p. 69-70.

09/10/2012

Valérie Rouzeau, Va où

imgres.jpeg

Des heures de nuit des heures de jour je fais mon temps je                 pointe quoi passe

Poèmes à la chaîne j'avance bien j'oublierai peut-être au bout tout

Si je détache mieux mes syllabes de mon sentiment dans le   vide si je tiens le rythme d'enfer

M'évertue à poursuivre juste sans sauter une seule ligne de    chance j'oublierai peut-être au bout tout

Tellement tout sera loin au bout après des saisons de peine   lourde mon boulet sous des tas de feuilles

 

                                                    *

 

Me mets en quarantaine pour faire mes lignes quoi d'autre

Me dégourdis les doigts sentiment sur la touche tac tac tac   suis toquée

Me ressemble à l'index toc toc toc suis frappée

Ça peut durer longtemps de pianoter toujours et de taper     jamais

Si je perdais mon temps il me ferait ce coup-là de me  retrouver

 

Valérie Rouzeau,  Va où, Le temps qu'il fait, 2002, p. 23 et 59.

08/10/2012

Raymond Farina, Éclats de vivre

imgres.jpeg

             Mascarade, 1

 

Ne va pas changer de pays

Ne va pas changer de planète

Déroute l'Ange de la Mort

en changeant de nom simplement

 

Ou pour cesser enfin

d'être l'ombre d'un nom

fais de ton âme sable

trace de tes syllabes

 

& laisse s'envoler

loin de ces maisons graves

tes prénoms officiels

& ton prénom secret

 

Mais ne plains pas celui

qui s'énerve à ta porte

toi qui n'es maintenant

 

qu'anonyme moineau

semblable en gris

à tes semblables

 

simple comme en son ciel

le dieu sans attributs

qui souffle ses soleils

 

Raymond Farina, Éclats de vivre,

Dumerchez, 2006, p. 23.

07/10/2012

Colette, La Paix chez les bêtes

Colette, La paix chez les bêtes, les couleuvres, bêtes sauvages

                               Les couleuvres

 

   Ce sont deux pauvres sauvageonnes, arrachées, il y a quelques jours, à leur rive d'étang, à leurs joncs frais, au tertre chaud, craquelé sous le soleil, dont elles imitent les couleurs fauves et grises. Elles ont fait un voyage maudit, avec deux cents de leurs pareilles, étouffées dans une caisse, bruissantes, et le marchand qui me choisit celles-ci brassait ce vivant écheveau, ces cordages vernissés, démêlait d'un doigt actif les lacets minces, les fouets robustes, les ventres clairs et les dos jaspés.

   « Ça, c'est un mâle... Et ça c'est une grosse femelle... Elles s'ennuieront moins, si vous les prenez toutes les deux...»

   Je ne saurais dire si c'est d'ennui qu'elles s'étirent, contre les vitres de leur cage. Les premières heures, je faillis les lâcher dans le jardin, tant elles battaient de peur les parois de leur prison. L'une frappait sans relâche, de son dur petit nez, le même joint de vitres ; l'autre s'élevait d'un jet jusqu'au toit grillagé, retombait molle comme une verge d'étain entrain de fondre, et recommençait... Leur offrir, à toutes deux, la liberté, la jardin, le gazon, les trous du mur... Mais les chattes veillaient, gaies et féroces, prêtes à griffer les écailles vulnérables, à crever les vifs yeux d'or.

   J'ai gardé les couleuvres et je plains en elles, encore une fois, la sagesse misérable des bêtes sauvages, qui se résignent à la captivité, mais sans jamais perdre l'espoir de redevenir libres. La secrète horreur, l'horreur occidentale du reptile ressuscite en moi, si je me penche longtemps sur elles, et je sais que le spectacle de leur danse, le mot sans fin qu'elles écrivent contre la vitre, le mouvement mystérieux d'un corps qui progresse sans membres, qui se résorbe, se projette hors de soi, ce spectacle dispense la stupeur.

[...]

 

Colette, La Paix chez les bêtes, dans Œuvres, II, texte établi, présenté et annoté par Michel Mercier, Bibliothèque de la Pléiade, édition publiée sous la direction de Claude Pichois, Gallimard, 1986, p. 127-128.

06/10/2012

James Sacré, Le paysage est sans légende,

James Sacré, Le paysage est sans légende, paysage, temps

         Malgré des mots qu'on y met

 

Je me rappelle très bien, près d'une ville dont on pourrait dire le nom

La forme d'un village courant sur l'arête d'un long rocher

On le voir à partir d'un autre parvis de pierre

De ce côté-ci de la faille avec du vert qui suit un cours d'eau.

Il y a eu soudain la présence d'un jeune garçon

Dans un vêtement blanc, son invite à traverser. Quelques mots.

On pourrait dire son nom et donner une adresse.

Une autre année le village est resté dans la solitude de nos yeux.

Dans son peu de vert, avec le brillant d'un souvenir.

 

Une autre année presque tout

Disparaît dans un poème.

 

                                          *

 

Je m'en retourne où je ne verrai pas

Ce qui ressemble à du paysage déchiré dans la montagne;

Si le vif des pentes nues

En cette fin d'octobre, et quelques silhouettes dans le lointain

Peut-être une ou deux mules, la pointe d'un capuchon

Ou le geste qui dresse

Un outil agricole dans un endroit plus cultivé du pays

Vont pas quand même

Récrire dans l'œil de ma mémoire

Ce dessin broussaillé qui déchire le temps ?

[...]

 

James Sacré, Le paysage est sans légende, "Al Manar", éditions Alain Gorius, 2012, p. 20-21.

 

05/10/2012

Dominique Meens, Vers

MEENS3.jpg

Une lune énorme a surgi du bois

les engoulevents pétaradaient moi

ahuri j'inventais l'œil rond du lièvre

 

et l'heure dont je goutais l'humeur mièvre

dans sa nuit que fait le poète il boit

j'étranglerai la mienne sans émoi

 

quelque chaleur moite la tourterelle

ronronne il est midi le ciel querelle

venteux dessous du vert qu'il voudrait bleu

 

deux geais ont grincé j'arrive avec eux

noué l'appel anxieux d'un crécerelle

à l'orage imprévu qui précisément grêle

 

                              *

 

Novembre aux embruns de mélancolie

m'a cloué le bec je mâche ma nuit

ravale mes pleurs et mon cœur s'enfuit

d'un lieu perdu comme un amour s'oublie

 

non la cause mais l'effet où tout sombre

tout et rien soit la parence des mots

dont s'éprennent les esprits animaux

à la peine  à la peine à la pénombre

 

novembre courtois la chanson est neuve

paroles en l'air musique à l'envers

avec un pendu au diable vauvert

 

imagine autour la ronde des veuves

et la mandragore et ses cris plaintifs

l'orfèvre bientôt et ses pendentifs

 

Dominique Meens, Vers, P. O. L, 2012, p. 78 et 38.

04/10/2012

Sylvia Plath, Ariel, traduction Valérie Rouzeau

imgres.jpeg

                                      Tu es

 

Le plus heureux des clowns sur les mains,

Les pieds dans les étoiles, le crâne rond comme la lune,

Avec tes ouïes de poisson dans l'eau. Averti du bon sens

Du dodo, l'enfant do,

Enroulé sur toi-même telle une pelote de laine.

Occupé à tirer à toi la nuit comme le hibou..

Muet comme un topinambour du quatre juillet

Au premier avril,

Oh mon glorieux, mon petit pain.

 

Flou comme la brume, guetté comme un colis,

Et pus lointain que l'Australie.

Notre Atlas au dos courbé, notre crevette voyageuse.

Un bourgeon douillet à son aise

Come un hareng dans son bocal.

Nerveux come une fièvre sauteuse.

L'évidence telle une addition juste.

Une ardoise nette, avec ton visage dessus.

 

Sylvia Plath Ariel, Présentation et traduction de Valérie

Rouzeau, Poésie / Gallimard, 2009, p. 70.

         

03/10/2012

Luc Bénazet et Benoît Casas, Envoi

imgres.jpeg

— J'ai une proposition à te faire.

— Dis !

— Dire ? Non. Précisément.

Mais voici ce que je peux t'écrire :

je ne sais pas exactement

Quelle est cette proposition ;

Il s'agit grosso modo de ceci

(que je nomme mais qui reste à inventer)

une conversation écrite

 

                 *

imgres-1.jpeg

 

9 octobre

 

[raisin]

 

poème de saison

où la lumière s'éteint.

marqueurs :

lampes jaunes

dehors plomb

cendre pluie

refuge : érémitisme laborieux.

Livres, livres, écran, souris.

Livres. Noms.

construction lente.

Vers du jour.

 

14/10/10

 

quatre. Condensation lente, transformation du métal, lignes et      [points épars —

la veine rouge est de type nuage

coulures. à flanc, une cabane. L'été est prochain

la direction dans l'espace est homonyme à la saison

 

18 octobre

dans le métro

sur le journal

puis sur écran

saisi par la photographie

de ce sol rouge

de cette bosse toxique

savoir du désastre :

brûlures, irritation ophtalmiques

résidus corrosifs, bauxite

L'œil reste captif

de l'impact

de ce miroir rouge

de cette force plate

de cette étendue

feu liquide.


Luc Bénazet et Benoît Casas, Envoi, Héros-Limite, 

2012, p. 5 et 35-36.