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30/11/2012

Max Jacob, Le Laboratoire central, Les Pénitents en maillot rose

Pour saluer la publication des Œuvres de Max Jacob en "Quarto" (Gallimard), suite

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                                               Max Jacob par Modigliani


      Le testament de la biche

 

Quelle forêt ! poudre de rose !

Le ciel est couleur de vin blanc.

Et sur le ciel vin blanc se pose

Chaque branche comme un cheveu.

C'est comme si'il n'y avait jamais eu de vent.

Comme si tout était parent

Fille ou neveu.

Comme si les arbres montaient à cheval frère à frère

Ainsi sur une estrade les vaches se font traire.

Et aussi comme si avec des chiffres de millions

On faisait difficilement une division

Ainsi vont les arbres feuillus, roses dans l'air.

Aubade ! aubade ! ô faon né du flanc de la mère

La bivhe est morte en te mettant sur terre

Et tes yeux, deux boules de jais, des yeux de verre

Sont moins émerveillés par la forêt en l'air

Que par la patte agonisante

Qui se pose sur un papier à lettres,

Le papier à en-tête de la maman

« Ceci ! ceci est ! ceci est mon testament. »

 

Max Jacob, Le Laboratoire central, dans Œuvres, édition établie, présentée et commentée par Antonio Rodriguez, Préface de Guy Goffette, Quarto / Gallimard, 2012, p. 608.

 

 

                                      Nocturne

 

Sifflet humide des crapauds

bruit des rames la nuit, des rames...

bruit d'un serpent dans les roseaux,

d'un rire étouffé par les mains,

bruit d'un corps lourd qui tombeà l'eau,

bruits des pas discrets de la foule,

sous les arbres un bruit de sanglots,

le bruit au loin des saltimbanques.

 

Max Jacob, Les Pénitents en maillot rose, dans Œuvres, édition établie, présentée et commentée par Antonio Rodriguez, Préface de Guy Goffette, Quarto / Gallimard, 2012, p. 679.

 

 

 

      

29/11/2012

Max Jacob, Le Cornet à dés dans Œuvres

 

Pour saluer la publication des Œuvres de Max Jacob en "Quarto" (Gallimard).

 

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                             Allusions à un apprentissage de la peinture

 

Passer des baccalauréats ! Mme S.. est devenue folle : tant de jeunes peintres dans une chambre ! Passer des baccalauréats ! où sont mes livres ? faudra-t-il repasser les deux ? alors j'ai encore perdu deux ans ! Passer des baccalauréats ! M. Matisseest mourant dans une chambre : « Enseignez donc le dessin à mon jeune frère puisqu'il veille près de vous ! »Mais non, si mes baccalauréats ne comptent pas, n'ai-je pas ma licence en droit qui les suppose ? Il y a des lits de fer dans ma chambre en désordre ! J'ai couché chez un ami, Mme S... est devenu folle. Encore faudrait-il que le diplôme de licencié ne fût pas égaré. Oh Dieu ! quelle délivrance ! j'allais perdre encore deux ans pour préparer mon baccalauréat ; car je ne suis, savez-vous, pas très fort en latin.

 

 

                         Musique mécanique dans un bistro

 

Le corbeau d'Edgar Poe a une auréole qu'il éteint parfois.

 

Le pauvre examine le manteau de saint Martin et dit : « Pas de poches ?»

 

Adam et Éve sont nés à Quimper.

 

Pourquoi cet envoi d'un melon à Adolphe : est-ce ne injure ? eh ! je ne m'appelle pas Adolphe. Pourquoi 'annoncer son suicide ? savait-elle que je l'aimais ?

 

On allait jadis rue de la Paix dans un coupé

Pour nos poupons et leurs poupées. Aujourd'hui ce sont des coupons que pour Bébé nous découpons

Quand on n'est pas trop occupé.

 

Titre d'un grand tableau dans un petit musée : « Pour féliciter les marins de leur naufrage le roi Louis XVI en uniforme descend une échelle de corde. » Don de l'État.

 

Le panier qui avait descendu saint Paul des remparts se trouva empli de fleurs miraculeuses et la corde fut traitée come celle des pendus.

 

Max Jacob, Le Cornet à dés dans Œuvres, édition établie, présentée et commentée par Antonio Rodriguez, Préface de Guy Goffete, Quarto / Gallimard, 2012, p. 422 et 432-433.

28/11/2012

Patrice de la Tour du Pin, Une Somme de poésie

                          

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                Un corps à naître

 

Du plus secret, des fonds de la moelle et du sang,

Un corps de femme doit surgir…

Il se forme, il est pris déjà dans mon désir

Qui rôde sur ses seins, ses jambes, les découvre

Brusquement de la nuit qui voudrait les retenir ;

Et tout le corps émerge enfin dans l’ombre douce,

Ses bras, ses yeux fermés encore, et cette bouche

Où ma vie tout entière entrera d’un baiser.

 

Et tout s’étonne autour, chancelle de surprise,

Les arbres ont plié leurs branches sur les brises,

Tout se retient… Et moi de même, à m’épuiser…

 

Elle sera plus belle à retarder l’étreinte ;

Il faut laisser monter aux vagues de désir

Ce qui la pressentait aux songes, à la crainte,

À l’espoir que ses yeux se dorent de plaisir ;

Et découvrir la place, ombrée par les cheveux,

Où mon baiser vraiment fera mourir deux êtres…

 

Attendre ? Ce n’est pas celle qui doit venir,

Rien qu’un pâle mirage au monde nébuleux,

Pas vraiment elle et sa surprise, sur mes rêves,

Pas la chair qui ne fait qu’une chair avec moi…

 

Quand mon baiser sera comme un appel de lèvres

D’agonisant qui cherche l’air une dernière fois.

 

Patrice de la Tour du Pin, Une Somme de poésie, I, Gallimard, 1981, p. 84-85.


À propos de Patrice de la Tour du Pin

 

   Les histoires de la littérature au XXe siècle consacrent très peu de place à Patrice de La Tour du Pin (1911-1975), poète plutôt oublié et peu lu aujourd’hui. Ce n’est pas tant ses exigences de poète chrétien qui l’ont mis à l’écart — Pierre Emmanuel (né en 1922), Jean-Claude Renard (né en 1916), ses quasi contemporains, avec des choix spirituels analogues, ont eu une reconnaissance du public qui lui a échappé — que son isolement général du paysage poétique. Mais aussi sa vie à côté, jamais mondaine, éloignée du monde de l’édition : il a vécu l’essentiel de sa vie au château familial de Bignon-Mirabeau, dans le Gâtinais, sans autre souci que de se consacrer à l’écriture.

   Son premier livre, La Quête de joie, salué par Supervielle, est édité à compte d’auteur en 1933, repris en 1939 par Gallimard. C’est le point de départ d’une œuvre importante, tous ses textes étant progressivement réunis sous le titre Une Somme de poésie à partir de 1946, somme sans cesse augmentée jusqu’à former dans l’édition définitive revue par l’auteur trois gros volumes, sous-titrés : I. "Le jeu de l’homme en lui-même" (1981), II. "Le jeu de l’homme devant les autres" (1982), III. "Le jeu de l’homme devant Dieu" (1983). Chacun des volumes est à son tour divisé en livres. Ces trois volumes constituent aux yeux de ceux qui les étudient un ensemble très structuré, mais la complexité du projet fait qu’ils ont été reçus comme un amas de recueils hétérogènes.

   Les études de l’œuvre ne manquent pas(1), surtout depuis la disparition de Patrice de la Tour du Pin. Elles restituent le foisonnement du travail poétique, et notamment situent la place de La Quête de joie, livre fondateur, dans l’édifice. Résumer les contenus d’Une Somme de poésie, c’est-à-dire de 40 années de réflexions, est exclu ; on se limitera à relever l’importance du mot "jeu", à la fois jeu avec le langage et jeu comme action dramatique, ce que soulignait Patrice de la Tour du Pin lui-même : « J’ai bien fait de m’en tenir au terme de "jeu" pour désigner en même temps ce que je suis, ce que je fais, ce que je cherche », et il ajoutait « le mot même de "jeu" me ramène au plaisir naïf, natif de l’enfant »(2). Le jeu théâtral, ici comme ailleurs, revêt sans aucun doute une dimension cathartique, mais il est aussi, profondément, au service de la « tentative d’élucidation du mystère de l’homme et non plus seulement de l’individu. »(3) Pour un des commentateurs, on peut lire Une Somme de poésie comme une « longue pièce théâtrale en 3 actes ("jeu") avec un acteur unique ("l’homme"). Le sujet de l’œuvre est également unique : la recherche d’une parole poétique susceptible d’accueillir et de refléter la présence du divin, qu’elle soit en nous, chez les autres ou en Dieu lui-même. »(4)

   De longs développements seraient aussi nécessaires à propos de l’idée de "joie", de celle de "quête", toutes deux essentielles dans La Quête de joie et ensuite, à l’exemple de la quête du Graal. Ce n’est pas la seule rencontre avec le Moyen Âge :  Une Somme de poésie « partage avec la poésie médiévale cette extrême attention de tous les sens à la nature environnate, cette perception de la nature, non comme un spectacle que l’on contemple, ais une immerson dans un univers dont on fait partie. »(5) Bien que la recherche de Patrice de la Tour du Pin exige souvent des lecteurs un minimum de connaissances théologiques, bien des poèmes débordent largement ce cadre : on peut lire cette poésie "classique" (plutôt en vers comptés) sans avoir la foi, tout comme on peut lire Claudel. 

La collection Poésie / Gallimard a fait paraître en 2011 Poèmes choisis, après, en 1967, de La Quête de la joie.



1 Cette présentation de Patrice de la Tour du Pin emprunte à : Marie-Josette Le Han, Patrice de la Tour du Pin : La quête d’une théopoésie, Honoré Champion, 1996 ; Luca Pietromarchi, Les Anges sauvages, La Quête de joie de Patrice de la Tour du Pin, Honoré Champion, 2001, Patrice de la Tour du Pin : La Quête de joie au cœur d’Une Somme de poésie, aces du colloque au Collège de France, 25-26 septembre 2003, textes réunis par Isabelle Renaud-Chamska, éditions Droz, 2005.

2  Patrice de la Tour du Pin, Une Somme de poésie, II, p. 229.

3  Marie-Josette Le Han, op.cit., p. 49.

4 Luca Pietromarchi, op.cit., p. 10.

5  M. Zink, dans Isabelle Renaud-Chamska, op.cit., p. 20.

27/11/2012

Gérard Titus-Carmel, Ici rien n'est présent

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                                    Angle mort

J'appuie le front contre ma paume, le coude bien planté au bord du monde et, les yeux grand ouverts, je disparais lentement en moi.

 

Pourtant ma mémoire pèse de tout son poids, cherchant un point d'équilibre entre ce qu'elle tisonne infiniment et ce qu'elle s'obstine à oublier. La conque amie de la main devient alors tiédeur et confidence, que la nuit seule parvient à distraire Mais déjà au silence de mon corps j'ai gagné une contrée, une terre d'innocence. Et j'attends.

 

(L'attente, c'est cet animal sans nom, recroquevillé dans le contre-jour de la chambre, comme à l'angle perdu de la nuque : il tremble de tous ses membres sans que cela se voie vraiment, et c'est pitié. Mais les murs se resserrent autour de lui, qui n'est plus que boule et terreur.

 

Et je m'avance dans l'attente, c'est-à-dire vers l'ombre de la bête innommée, suffocante.

 [...]

Gérard Titus-Carmel, "Angle mort", dans Ici rien n'est présent, Champ Vallon, 2003, p. 49-50.

26/11/2012

Renée Vivien, La Vénus des aveugles

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Chanson pour mon ombre

 

Droite et longue comme un cyprès,

Mon ombre suit, à pas de louve,

Mes pas que l’aube désapprouve.

Mon ombre marche à pas de louve,

Droite et longue comme un cyprès,

 

Elle me suit, comme un reproche,

Dans la lumière du matin.

Je vois en elle mon destin

Qui se resserre et se rapproche.

À travers champs, par les matins,

Mon ombre me suit comme un reproche.

 

Mon ombre suit, comme un remords,

La trace de mes pas sur l’herbe

Lorsque je vais, portant ma gerbe,

Vers l’allée où gîtent les morts.

Mon ombre suit mes pas sur l’herbe

Implacable comme un remords.

 

Renée VivienLa Vénus des aveugles, dans Poésies complètes,

Librairie Alphonse Lemerre, 1944, p. 204-205.

25/11/2012

Pascal Quignard, Les Désarçonnés

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      La Boétie

 

   Nous naissons tout à coup dans l'air atmosphérique, aveuglés par la lumière solaire, asservis aux plus humiliantes dépendances.

     La liberté ne fait pas partie de l'essence de l'homme

     La détresse originaire impose à la survie du petit qui vient de crier soin, propreté, secours, nourriture, défense. C'est-à-dire : la détresse originaire impose les autres à ce qui n'a eu dans sa conception aucune autonomie ; elle impose la famille, l'obéissance, la peur, la langue commune, la religion, l'élevage, la convention des vêtements, l'arbitraire de l'éducation, la tradition de la culture, l'appartenance à la nation. Toute cette étrange « aide » plonge l'enfant dans un mixte d'amour et de haine, envers le père tout neuf et à l'encontre de la mère-source qui l'a expulsé dans la lumière et abandonné le souffle. C'est un mixte d'admiration et de blessure, à la fois désirer l'autre et être désiré par lui, capter sans prendre, pourchasser sans tuer, désirer le désir de chacun, tuer sans que cela se voie, voler tout.

 [...]

 

 

      Ovide

 

     L'anthropomorphose n'est pas achevée.

     On ne peut définir l'homme sans en faire une proie pour l'homme.

     La question humaniste : « Qu'est-ce que l'homme ? » énonce un danger de mort.

     Si on forme le vœu de ne pas exterminer les humains qui ne répondent pas à leur définition — religieuse, biologique, sociale, philosophique, scientifique, linguistique, sexuelle — l'homme doit être laissé comme incompréhensible.

     Ovide : L'homme doit être laissé comme non fini, c'est-à-dire comme appartenant à une espèce en cours de métamorphose infinie dans une nature qui est elle-même une métamorphose infinie.

 

 

Pascal Quignard, Les Désarçonnés, chapitre XL et XLII, Grasset, 2012, p. 121 et 126.

24/11/2012

Nelly Sachs, Brasier d’énigmes et autres poèmes

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Et tu as traversé la mort

comme en la neige l’oiseau

toujours noir scellant l’issue…

Le temps a dégluti

les adieux que tu lui offris

jusqu’à l’extrême abandon

au bout de tes doigts

Nuit d’yeux

S’immatérialiser

Ellipse, l’air a baigné

la rue des douleurs…

 

 

Und du gingst über den Tod

wie der Vogel im Schnee

immer schwarz siegelnd das Ende –

Die Zeit schluckte

was du ihr gabst an Abschied

bis auf das äusserste Verlassen

die Fingerspitzen entlang

Augennacht

Körperlos werden

Die Luft umspülte – eine Ellipse –

die Strasse der Schmerzen –

 

Nelly Sachs, Brasier d’énigmes et autres poèmes,

traduit de l’allemand par Lionel Richard,

Denoël, 1967, p. 258-259.

 

 

23/11/2012

Henri-Pierre Roché, Don Juan et...

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                                                                 Don Juan et Denise


   Don Juan est assis à côté de Denise dans le grand salon. Auprès d'eux, le Prélat somnole, bien que, là-bas, devant le clavecin, la Duchesse chante un air de bravoure. Denise, ses cheveux sont bien plantés sur sa nuque.

   Ils sont assis, sages, face à la musique. Pourtant leurs épaules convergent un peu. Ils sont enfermés dans une boule de cristal qui les isole — une boule pure, fraîche, sonore, où retentissent les battements de leurs cœurs.

   La Duchesse chante une romance maintenant.

   C'est le vieux duc branlant qui l'a commise. Il y a semé des grandes vagues en carton, et des vertiges en plaine.

   Denise écoute — son oreille est mignonne — écoute, ravie. Son nez gracieux palpite un peu. Son œil candide monte et baisse avec les vagues — et il donne un clin d'œil vers Don Juan, pour voir où il en est.

   Don Juan l'intercepte et retient un fou rire.

   Denise hésite, se penche, elle va parler. Pourvu que non ! car le rire s'échappera hors de Don Juan à travers le salon, et il ne pourra plus le rattraper.

   « Qu'avez-vous ? » dit-elle.

   Il fait à Denise un petit geste de ne pas parler.

   Est-ce douleur du rire supprimé ? Il a fait un petit geste de commandement, au lieu du geste tendre qu'il voulait.

   Denise n'en revient pas. Elle est de profil, piquée. La boule de cristal est fêlée. Au premier regard les morceaux tomberont.

   Qu'elle est longue la romance ! Don Juan sent Denise, le vieux duc, la chanson, la Duchesse, le Prélat, les fauteuils, comme une bande d'ennemis démasqués.

   La romance finit. Il file aux écuries.

   « Je te retrouve, mon cheval ! Que j'ai bien fait de me tromper, dis ? Sans quoi, vois-tu, il m'aurait fallu même danser tout à l'heure. »

   En selle.

 

Henri-Pierre Roché,  Don Juan et..., André Dimanche, 1994 [1920], p. 117-118.

 

22/11/2012

Jean de la Croix, Cantique spirituel, traduction de Jacques Ancet

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Chansons entre l'âme et l'époux

 

Épouse

               [1]

   Mais où t'es-tu caché

me laissant gémissante mon ami ?

   Après m'avoir blessée

   tel le cerf tu as fui

sortant j'ai crié, tu étais parti.

 

               [2]

   Pâtres qui monterez

là-haut sur les collines aux bergeries,

   si par chance voyez

qui j'aime dites-lui

que je languis, je souffre et meurs pour lui.

 

               [3]

   Mes amours poursuivrai,

j'irai par les montagnes et les rivières,

   les fleurs ne cueillerai,

   ne craindrai lions, panthères

et passerai les forts et les frontières.

 

               [4]

Demande aux créatures

 

   Ô forêts et taillis

que mon ami a de sa main plantés,

   verdoyantes prairies

   de fleurs tout émaillées,

dites si parmi vous il est passé.

 

               [5]

Réponse des créatures

 

   Mille grâces versant,

en hâte par ces bois il est passé

   et en les regardant

   son visage a jeté

sur eux le vêtement de la beauté.

 

               *

 

Canciones entre el alma y el esposo

 

               [1]

Esposa

 

   Adónde te escondiste

amado y me dejaste con gemido ?

   Como el ciervo huiste

   habiéndome herido

sali tras ti clamando, y eras ido

 

               [2]

   Pastores los que fuerdes

allá por las majadas al otero

   si por ventura vierdes

   aquel que yo más quiero

decidle que adolezeo, peno u muero.

 

               [3]

   Buscandos mi amores

iré por esos montes y reberas

   ni cogeré las flores

   ni temeré les fieras

y pasaré los fuertes y fronteras.

 

               [4]

Pregunta a las criaturas

 

   O bosques y espesuras

plantadas por la mano del amado

   O prado de venduras

   de flores esmaltado

decid si por vosotros ha pasado

 

               [5]

Respuesta de las criaturas

 

   Mil gracias derramando

pasó por estos sotos con presura

   e yéndolos mirando

   con sola su figura

vestido los dejó de hermosura.

 

Jean de la Croix, Cantique spirituel, traduction de Jacques Ancet dans Thérèse d'Avila, Jean de la Croix, Œuvres, édition publiée sous la direction de Jean Canavaggio, Bibliothèque de la Pléiade, 2012, p. 696-699.

 

 

 

21/11/2012

Lorine Niedecker, Louange du lieu et autres poèmes

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Paul

      quand les feuilles

               tombent

 

leurs tiges

      tapissent

               l'allée

 

à la lumière

       de la ronde tenue

                la lune

 

joue

        pour les feuilles

                  quand elles perdent

 

ces petites

         choses ténues

                   Paul

 

Lorine Niedecker, Louange du lieu

et autres poèmes, traduit par Abigail

Lang, Maïtreyi et Nicolas Pesquès,

Corti, 2012, p. 48.

 

Paul

       when the leaves

              fall

 

from their stems

       that lie thick

              on the walk

 

in the light

       of the full note

              the moon

 

playing

       to leaves

              when they leave

 

the little

       thin things

              Paul

 

Lorine Niedecker, Lorine Niedecker,

Collected Works, edited by Jenne

Penberthy, Universityof California

Press, 2002.

 

 

 

20/11/2012

Malcom Lowry, Pour l’amour de mourir

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            Le passé

 

Comme une vieille échelle pourrie

Qu’on a jeté d’une scierie désaffectée

Et qui flotte, émergeant seulement par le haut,

Tandis que, tout imprégné d’eau, le reste baigne,

Rongé par les tarets, encroûté de bernacles

Et de moules accrochées en papillotes bleues ;

Puante, alourdie d’algues et de ces curieux êtres

Qui vivent de la mort et de la marée basse,

Route vermiculée, en proie à l’helminthiase :

Telle est ma conscience.

De temps en temps, je la sèche au soleil,

Je l’appuie (contre rien du tout,

Puisqu’elle ne monte nulle part) ;

Mais je la garde, on ne sait jamais, ça peut servir.

Qui sait si elle n’est pas récupérable,

Si on ne pourrait pas la radouber un peu ?

Et chaque nuit sans raison ma cervelle

Monte et descend les barreaux de l’échelle.

 

 

Malcom Lowry, Pour l’amour de mourir, traduction de

J.-M. Lucchioni, préface de Bernard Noël,

éditions de La Différence, 1976, p. 97.

19/11/2012

Laure (Colette Peignot), Écrits

 

 

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La vie répond – ce n’est pas vain

on peut agir

contre – pour

La vie exige

le mouvement

La vie c’est le cours du sang

le sang ne s’arrête pas de courir dans les veines

je ne peux pas m’arrêter de vivre

d’aimer les êtres humains

comme j’aime les plantes

de voir dans les regards une réponse ou un appel

de sonder les regards comme un scaphandre

mais rester là

entre la vie et la mort

à disséquer des idées

épiloguer sur le désespoir

Non

ou tout de suite : le revolver

 il y a des regards comme le fond de la mer

et je reste là

quelquefois je marche et les regards se croisent

tout en algues et détritus

d’autres fois chaque être est une réponse ou un appel

 

Laure, Écrits de Laures, précédé de Ma mère diagonale,

par Jérôme Peignot, avec une Vie de Laure par Georges

Bataille, Pauvert, 1971, p. 150.

18/11/2012

Samuel Beckett, Peste soit de l'horoscope et autres poèmes

samuel beckett,peste soit de l'horoscope,abandon

 

                         Aboulez !

 

Faites en l'offrande bazardez tout

le Golgotha n'était que l'œuf factice

cancer angine poitrine tout nus est bon

crachez-nous votre tuberculose ne soyez pas radin

aucune broutille n'est trop insignifiante pas même une thrombose

toutes maladies vénériennes seront particulièrement les bienvenues

 

cette vieille toge dans la naphtaline

ne soyez pas sentimental vous n'en aurez plus besoin

balayez-la aussi nos la mettrons dans la marmite avec le reste

avec votre amour partagé et non partagé

les choses saisies trop tard les choses saisies trop tôt

l'esprit qui souffre scrotum de taureau châtré

vous ne le guérirez pas vous ne le supporterez pas

c'est vous c'est la somme de votre être le premier imbécile venu est

                  forcé d'avoir pitié de vous ]

 

alors empaquetez cet ensemble purulent et expédiez-nous ça

toute la souffrance diagnostiquée mal diagnostiquée

demandez à vous amis de faire de même nous saurons l'utiliser

nous y attacherons sud sens nous mettrons cela dans la marmite avec

                     le reste ]

tout se réduit alors en sang de l'agneau   

 

                                                                                   (1938)

Samuel Beckett, Peste soit de l'horoscope et autres poèmes, traduit de l'anglais et présenté par Édith Fournier, Les éditions de Minuit, 2012, p. 30-31.

 

                         Ooftish

 

offer it up plank it down

Golgotha was only the potegg

cancer angina it is all one to us

cough up your T.B. don't be stingy

no trifle is too trifling not even a thrombus

anything venereal is especially welcome

the old toga in the mothballs

don't be sentimental you won't be wanting it again

send it along we'll put it in the pot with the rest

with your love requited and unrequited

the things taken too late the things taken too soon

the spirit aching bullock' s scrotum

you won't cute it you won't endure it

it is you it equals you any fool has to pity you

so parcel up the whole issue and send it along

the whole misery diagnosed undiagnosed misdiagnosed

get your friends to do the same we'll make use of it

we'll make sense of it we'll put it in the pot with the rest

it all boils down to blood of lamb

 

                                                                          (1938)

 

Samuel Beckett, dans Collected poems, 1930-1978, Londres, John Calder, 1984, p. 31.

17/11/2012

Francis Ponge, Prose ou poésie

Francis Ponge, Prose ou poésie

Prose ou poésie

 

Bien sûr j'ai lu les Poèmes en prose de Baudelaire et les proses de Mallarmé dans Divagations : sont-ce des poèmes en prose ? Cette antinomie entre poésie et prose est un non-sens. [...] J'aime Connaissance de l'Est de Claudel, mais non pas Les Nourritures terrestres de Gide, un livre que l'on peut appeler de prose poétique. Le fait qu'il n'y a plus de règles fixes de prosodie, proésie, signifie qu'il est impossible de classer intelligemment des proses comme poèmes et d'autres non. Une des premières anthologies de poèmes en prose d'après-guerre s'achève, je pense, sur moi. [...] L'anthologie commençait avec Parny au XVIIIe siècle. Ensuite venaient Aloysius Bertrand, Michaux, moi-même. Mais mes textes critiques, mes textes sur les peintres par exemple, sont tout aussi difficiles, souvent plus difficiles, à écrire que ceux considérés comme poétiques. Je ne fais pas de différence. Mes audaces et mes scrupules sont les mêmes, quelque genre que vous assigniez au texte. Mon premier recueil, publié en 1926, s'intitulait Douze petits écrits et s'ouvre avec trois ou quatre po... choses que l'on peut considérer comme des poèmes, si cela vous plaît.

 

Francis Ponge, "entretien avec Anthony Rudolf", 4 mai 1971, Modern poetry in Translation, n°21, juillet 1974, dans Œuvres complètes, tome II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2002, traduction de l'anglais par Bernard Beugnot, p. 1409.

16/11/2012

Andrea Zanzotto, Idiome

 

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                Écoutant depuis le pré

 

Sur la touche, le doigt anéanti insiste

sur une note toujours ratée

et pourtant inhumainement juste

       au-delà de tout exemple réussie

Une note, jusqu’à ce que sang soit le doigt,

puis, il s’estropie, en un mouvement

       de trille raté

au-delà de tout exemple

néanmoins reréussi

Rayonnant depuis toute chose, une offre infinie

parvient sur cette note, sur ce doigt

énervé, et d’ailleurs depuis longtemps anéanti,

qui veut la prendre en charge, donner crédit

       à une partition universelle possible,

déverser d’une bande enregistrée

dans une autre

non moins mythique instrument

une adresse ou une déclaration d'expéditeur

insistante comme bec de pic-vert,

c’est sur ce doigt que tape l’offre,

       sienne-unique, de rien-du-tout, qui n’allèche rien,

       et, toujours creusant sur cette touche,

       et toujours la ratant, dans la déserte

réalité, qui par ailleurs s’affine comme matin,

son obstination contre tout pourquoi,

son inépuisable ni existible pour qui, pour quoi,

       ajuste, devine

 

 

Andrea Zanzotto, Idiome, traduction de l’italien, du dialecte haut-trévisan

(Vénétie)  et préface par Philippe Di Meo, José Corti, 2006, p. 36 et 37.