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06/05/2021

James Sacré, Donne-moi ton enfance

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Son corps impossible

 

Je cherche le corps de mon enfance

En mon corps grandi

Qui va bientôt mourir.

J’en aurais rien dit

 

Le corps de mon enfance

Pour te le donner. Et je ne saurai pas

Ce qui est donné.

 

On croit voir quelques gestes

Dans le puits de la mémoire :

 

Si de l’eau brille

Ou de la nuit,

 

Le mot noir ?

 

Quel geste a trop dit sans dire assez

À mon corps d’enfant,

Pour continuer ?

Bientôt la mort, j’attends toujours,

Et vous ?

(...)

James Sacré, Donne-moi ton enfance,

Tarabuste, 2013, p. 79-80.

10/02/2021

Julien Gracq, Nœuds de vie

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Pourquoi ne pas avouer que la poésie connaît aussi auprès de ses lecteurs les plus fervents ses fiascos — ces moments de parfaite atonie où elle glisse sans plus y mordre à la surface de l’esprit désensibilisé, où les vers les plus aimés viennent heurter à la porte de la mémoire sans que s’allume une étincelle, où le doigt, sans que s’éveille un fourmillement, touche le fil soudain inexplicablement déconnecté ? Pourquoi ne pas avouer que la poésie la plus enchanteresse, la plus certaine de son pouvoir, ne met en train ses amants... qu’une fois de temps en temps ?

 

Julien Gracq, Nœuds de vie, Corti, 2021, p. 96.

31/05/2020

Étienne Faure, Légèrement frôlée

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Où est l’exil,

en sueur, en train jadis accompli

si les avions, presque

à la vitesse du mensonge nous déposent

en des lieux prémédités de loin,

transmis par la parole, des papiers

traduits ou rédigés dans la langue des mères,

où est l’exil, un écart temporel

réduit à rien — espace crânien

où l’on revient sur ses pas pour retrouver

l’idée perdue en route —

histoire de seconde main aujourd’hui effacée

devant l’entrée des morts sur le seuil,

par politesse ultime de la mémoire

ici trahie, en creux, quand l’avion atterrit

qui ne comblera donc rien, jamais

l’amplitude de la perte.

 

il revient les mains vides

 

Étienne Faure, Légèrement frôlée, Champ Vallon,

2007, p. 90.

27/05/2020

Sabine Huynh, Parler peau

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grand écart par-dessus les

flaques de mémoire la

langue défie le vide se frotte

au silence délie ses doigts

— dégrafent recueillent et

plantent — la douceur elle

avance avec ce trésor son

cœur bat l’indifférence des

rues le désespoir et l’espoir

tapis ensemble sous les

marches où assise elle

attendra le regain ses mains

toutes aux ondulations de sa

peau sous les traces

indélébiles

 

Sabine Huynh, Parler peau,

Æncrages & Co, 2019, np.

21/05/2020

Jacques Roubaud, Strophes reverdie

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49 Qui ne veut plus savoir ce qui se passe

 

Arrête ta mémoire

Personne ne viendra

Conclure cette histoire

Ni du cœur ni du bras

Tu ne tireras gloire

 

50 Plaine perdue

 

Je me suis élongué longtemps

Dans l’herbe arasée de la plaine

Au loin vont les collines molles

Tout ce que j’étais je l’étais

Mais tout ce qui viendra n’est rien

 

Jacques Roubaud, Strophes reverdie,

L'usage, 2019, p. 45.

19/02/2020

Ludovic Degroote, Si décousu

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   on n’écrit pas

   pour sa peine

 mais pour la lente

défiguration du temps

 

ce qu’il y a d’intact

   dans le visage

n’a pas laissé de traces

 

  on dure

d’un souvenir

  à l’autre

 

   perdre juste

   la mémoire

qui nous entoure

 

sur du gris

le gris passe mal

 

on se fonde

sur ce qui manque

 

une peine

   à peine

recommencée

 

Ludovic Degroote, Si décousu,

éditions Unes, 2019, p. 67-68.

29/01/2020

Jean-Luc Sarré, La Part des anges

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La fille qui s’affaire à l’évier

les manches retroussées jusqu’aux coudes

son bol ébréché fumant

sur une table de cuisine

et le bourdonnement des mouches.

On dirait d’une Normandie

que l’haleine chaude du siroco

aurait privée de sa mémoire.

 

Jean-Luc Sarré, La Part des anges,

La Dogana, 2007, p. 51.

24/04/2019

Jean Ristat, Le théâtre du ciel, une lecture de Rimbaud

                 

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                Acte III, I rouge

                     Scène 1

 

Forêts de la mémoire quel monstre masqué

Rôde sous vos futaies et sans cesse m’appelle

Et me tourmente à la fin du jour les dieux

Harassés s’en vont dans un exil sans retour

Ils annoncent en pleurant le deuil interminable

De l’amour et sur les pierres blanches d’un mur

Qui s’écroule les flammes des bougainvillées

S’empourprent une dernière fois avant la nuit

Triomphantes les cigales pleureuses ressassent

Leur mélopée funèbre et stridulante

 

Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud,

Gallimard, 2009, p. 61.

07/04/2019

Étienne Faure, Tête en bas — rencontre, lecture

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     Étienne Faure et Jean-Baptiste Para pour la remise du prix Max Jacob 2019

 

Le mot Départ taillé dans la pierre 

au fronton de la  gare est resté

comme Liberté, Égalité, Fraternité

ou École de garçons il y a beau temps

devenue mixte, cris indécis,

 simple inscription, vieil incipit

redoré ou repeint en rouge sang,

et ce départ incrusté fédère

dans les cœurs tous les départs forcés,

volontaires, oubliés qui défilèrent sous le linteau,

entrés par la face nord, ressortis plus tard

sous le pignon opposé annonçant Arrivée,

ces enfants de la patrie, déportés, communards,

sinistrés, réfugiés, revenus plus ou moins,

criant dans le heurt des bagages, sacoches, havresacs,

des mots entre-temps érodés, nullement gravés

en mémoire.

 frontons

 

Étienne Faure, Tête en bas, Gallimard, 2018, p. 116.

Étienne Faure a reçu le prix Max Jacob pour Tête en bas.

Les Éditions Gallimard organisent une rencontre lecture le

                          mardi 9 avril à 19 h

        à la librairie Gallimard, Boulevard Raspail

               La lecture rencontre sera animée par

                Myrto Gondicas et François Bordes.

17/02/2019

Pierre Reverdy, La meule de soleil

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         Mémoire

 

Quand elle ne sera plus là

                    Quand je serai parti

 

Là-bas où il doit aussi faire jour

 

Un oiseau doit chanter la nuit

                                    Comme ici

Et quand le vent passe

La montagne s’efface

 

Ces pointes blanches de la montagne

 

On se retrouvera sur le sable

                            Derrière les rochers

          Puis plus rien

                         Un nuage marche

Par la fenêtre sort un cri

Les cyprès font une barrière

L’air est  salé

Et tes cheveux sont encore mouillés

 

Quand nous serons partis là-bas derrière

Il y aura encore quelqu’un ici pour nous attendre

Et nous entendre

 

Un seul ami

 

L’ombre que nous avons laissée sous l’arbre et qui s’ennuie

 

Pierre Reverdy, La meule de soleil, dans Œuvres complètes, I,

Flammarion, 2010, p. 943-944.

06/10/2018

Maurice Olender, Un fantôme dans la bibliothèque

      cécile mainardi,le degré rose de l'écriture

(…) dans ces années d’enfance, (…- Auschwitz était encore proche dans les familles qui, tout en buvant du thé trop chaud au citron, ne cessaient de dénombrer  ceux des leurs qui n’étaient jamais revenus.

   Mais le fait est là. Auschwitz, c’était l’enfer, une autre planète, absolument, et un temps désormais hors d’atteinte pour une mémoire humaine. Inassimilable, ce passé ne cessait cependant jamais de recharger le présent. Ces intensités d’absence formaient une poche pleine d’oubli où nos existences puisaient leurs jours et leurs nuits.

   Et l’enfant était pris dans une mémoire obligée aux images d’un feu blanc, inabordables.

   Cependant, même sans contenu disponible, la mémoire est un instrument de deuil. Irrémédiablement liée à l’absence, à la mort et aux morts. La mémoire c’est même la seule chose qui nous reste de la mort d’autrui. Et de la mort on ne connaît que la mémoire des vivants. Mais cette mémoire-là, lieu où l’exercice quotidien s’accomplit à notre insu, n’a pas grand chose à voir avec la reconnaissance d’un passé historique. Elle est, cette mémoire, hantée par une absence fondatrice. Et de cette absence du mort à la mémoire il n’y a qu’un pas que vient combler l’oubli. Il porte alors nos existences.

   Comment dire pourquoi il arrive qu’on puisse si bien se passer d’un vivant et tellement moins bien du mort ? Où a-t-on mal d’une absence qui est cette part de l’autre qui nous blesse ? La mémoire a beau être blanche, et même silencieuse, elle n’en demeure pas moins. Et elle persiste cette fraction intime qui nous anime tout en restant inassimilable.

 

Maurice Olender, Un fantôme dans la bibliothèque, ‘’La Librairie du XXIesècle, Seuil, 2017, p. 97-98.

 

 

 

09/06/2018

Anise Koltz, Galaxies intérieures

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Dès notre naissance

nous avons flairé le sang

 

Les images du déluge

tapissent encore

notre mémoire

 

Nous marchons sans repères

suspendus au monde

par une épingle de sûreté

 

Anise Koltz, Galaxies intérieures,

Arfuyen, 2013, p. 50.

18/05/2018

Ether Tellermann, Éternité à coudre

 

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Et dormir où

chacun pèse

un jour je voulus

mesurer     le poids

d’un homme

l’invention de sa

        chair

disperser sa rumeur.

Fallait-il suivre

le nerf

jusqu’à la mémoire

où poussent

de vieux alphabets ?

Alors vint un

         espace à bâtir

un peu d’horizon

roule

      invente

      sa trace. 

 

Esther Tellermann, Éternité à coudre

éditions Unes, 2016, np.

20/02/2018

Georges Perros, Œuvres (''Pour remplacer tous les amours...'')

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Pour remplacer tous les amours

Que je n’aurai jamais

Et ceux que je pourrais avoir

         J’écris

 

Pour endiguer le flux reflux

D’un temps que sillonne l’absence

Et que mon corps ne peut tromper

         J’écris

 

Pour graver en mémoire courte

Ce qui défait mes jours et nuits

Rêve réel, réel rêvé

         J’écris

 

Georges Perros, Œuvres, édition établie

et présentée par Thierry Gillybœuf,

Quarto/Gallimard, 2017, p. 1074.

06/01/2018

Rachel Blau DuPlessis, Brouillons (choix de poèmes)

 

Brouillon 52 : Midrash, 14.

 

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Les mots, est-ce cela qui manque ?

Est-ce la concentration ?

une page foisonne en sous-entendus et en apartés :

pluie, rouille, morne mort, morne vie.

Non. Il ne s’agit pas de ça,

mais le fait que les crocs d’argent des mots

ne peuvent rien contre de plus profonds silence, plus chargés de colère

rien contre la dislocation du désir de mémoire

rien contre d’infixables décombres.

 

Dès lors, le problème est « zu schreiben », d’écrire ?

D’écrire, voilà tout.

Trop, beaucoup trop de mots.

Apparaux d’auteur

amour propre

forme-matière première

et même, pitié-de-soi.

Vouloir un poème après Auschwitz

c’est —

compréhensible, inaccessible, intenable.

Quel poète pourrait bien vouloir ?

 

Rachel Blau DuPlessis, Brouillons, traduction et présentation par Auxeméry, avec la collaboration de Chris Tysh, Corti, 2013, p. 123-124.