05/03/2024
Pierre Alferi, Divers chaos
on demande un poème
sur l’affaissement des chairs
l’assèchement des peaux
un poème qui se penche
sur les taches de la gale
un autre sur les signes
précurseurs de la gangrène
un poème coulant
épais comme le pus
un poème
lit médicalisé
qui sent l’urine
un poème qui touche
la crasse et creuse
la faim
qui engourdisse les doigts
un poème d’épandage
élémentaire
liquide empoisonné
gazeux irrespirable
terreux toxique
qui serre la gorge
quand il se consume
avant l’heure
Pierre Alferi, Divers Chaos,
P.O.L ; 2020, p.245-246.
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04/03/2024
Pierre Alferi, Divers chaos
un tissu de pas grand-chose
innombrables
je t’embrasse à pleine bouche
ça le chauffe
c’est ignoble
il rougeoie
sous mes paupières
mon désir
ton sauveur !
combien de fois
t’a-t-il évité le pire
univers ?
Pierre Alferi, Divers chaos,
P.O.L, 2020, p. 63.
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03/03/2024
Pierre Alferi, Divers chaos
chaque voiture
sur la chaussée
trempée réveille
et son crépi-
tement de sable
le souvenir
net d’une vague
sur la grève
Pierre Alferi, divers chaos,
P.O.L, 2020, pp. 218.
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02/03/2024
Étienne Paulin, Poèmes pour enfants seuls
Chats
plusieurs chats se rassemblent
pour parler d’un regret
leurs moustaches s’effleurent
on voit qu’ils s’aiment bien
ils repartent guéris
Chat
le chat quand même est solidaire
tout ce qu’il fait paraît en l’air
mais qui pour exprimer
plus douce indifférence
Étienne Paulin, Poèmes pour enfants seuls,
Gallimard, 2023, p. 97 et 101.
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01/03/2024
Denise Le Dnatec, La poésie est sur la table
La porte ne mène nulle part
Les anges sont indisponibles
Ariane casse son fil
Les dormeurs s’éveillent à l’intérieur
de leurs rêves
Les mots roulent au milieu des fossés
La fille a une pierre au poing
J’ai un stade terrestre et un stade aérien
un habit aux couleurs ventre de biche, amarante & jonquille
Sommes-nous des bateaux de Thésée dont toutes les parties
peuvent être échangées pendant notre vie ?
Révéler un marqueur racial dans le poème est-ce comme révéler un sein dans une danse ?
Denise Le Dantec, La poésie est sur la table, 2ditions unicité », 2023, p. 51.
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29/02/2024
Terrance Hayes, Sonnets américains...
On connaît différentes formes de sonnets, italien, français, anglais, mais le sonnet américain ? La préface de Pierre Vinclair explique en détail de quoi il s’agit. Le mot a d'abord été employé par la poète afro-américaine, citée en exergue, Wanda Coleman (1946-2013), à propos d’un ensemble de ses poèmes. Partant de la forme de 14 vers, chacun devrait considérer le sonnet comme « un espace possible d’émancipation et de réussite individuelle ». Pas de rupture donc avec l’apparence classique mais un usage différent ; Terrance Hayes utilise ce qui existe dans le sonnet classique, le retournement (la volta) qui oppose (plus ou moins) les quatrains aux tercets ou les douze premiers vers aux deux derniers, en faisant « coexister (…) des points de vue et des réalités opposés ». De là une variété de tons à propos des « questions identitaires et raciales », thème essentiel de ses poèmes. Un personnage apparemment étranger à ce motif, Orphée, y joue cependant un rôle.
Orphée, figure présente dans tous les arts, notamment dans le premier opéra, Orfeo de Monteverdi, apparaît deux fois dans le livre. Dans le premier poème, Terrance Hayes estime que son discours amoureux n’a pas été compris parce que trop ambigu ; « le croquis d’un œil avec un X planté dedans » signifiait qu’il était aveugle sans Eurydice, mais son aimée crut qu’il ne voulait plus la voir — « il est probable qu’il ait voulu dire ça aussi ». Dans un autre sonnet, Eurydice est vue comme la vraie poète, Orphée aurait été trop tourné vers lui-même, « Comme si ce qu’on apprenait en se faisant l’amour seul comptait / Plus que ce qu’on apprend en aimant quelqu’un d’autre ». La décision d’Orphée de ne plus aimer une femme vient après avoir perdu Eurydice pour la seconde fois. Ce qui importe dans cette lecture du mythe, c’est l’idée d’une rupture d’avec l’autre, le semblable, l’idée d’un aveuglement quant à ce qui forme une société. Le personnage d’Orphée est ici une forme pour dire ce que peut être le repli sur soi et c’est avec des formes que Terrance Hayes écrit. À propos du raciste : « je te coince dans un sonnet américain (…) Je te coince dans une forme », et ensuite : Je fais de toi un paquet de noir avec en son cœur un oiseau » et, enfin : « Ce n’est pas assez /Pour t’aimer. Ce n’est pas assez pour vouloir te détruire ».
Détruire ? Ce qui est présent, hier et maintenant, c’est la haine destructrice de beaucoup de Blancs pour les Noirs, c’est le lynchage d’un adolescent de 14 ans, le meurtre d’Emmett Till, celui par étouffement de George Floyd en mai 2020 par un policier, longue liste de Noirs abattus, longue liste d’assassins. Il y a pourtant parfois quelque humour désabusé dans ce qui semble ne jamais avoir un terme : "D’un côté le crépuscule / C’est le noir. Un côté de ce pays / Ne sait pas distinguer le fait d’être Noir du soir ». Extirper ce qui écarte et tue depuis des siècles une partie de la population semble impossible ; les assassins, aujourd’hui, ne restent pas impunis, mais d’autres assassins agissent, et rien ne change. La société dans son ensemble accepte la ségrégation de fait qui n’empêche pas « des hommes / Qui savent faire de l’argent mais rien d’autre » de prospérer. Dans ce monde, « un négro peut-il survivre ? ». Terrance Hayes rappelle encore ce qu’est le mouvement de la vie, commun à tous, Noirs comme à « ces garçons blancs qui deviendront des assassins » : tous disparaîtront, bientôt réduits en poussière bientôt mêlée à la terre qui, devenue terre fertile, produira des céréales pour d’autres vivants.
L’affirmation du sort commun des humains est un motif sous-jacent, comme le fait que le pays n’appartient pas à une partie de la population, « Ce pays est autant le mien que la maison de l’orphelin est la sienne ». Les hommes noirs, les femmes noires qui l’ont illustré sont légion. Dès l’entrée, Terrance Hayes donne les noms de Langston Hugues (1901-1967) et de Phillys Wheatley (1753-1784), esclave affranchie par ses acheteurs qui lui firent faire les mêmes études qu’à leurs filles et se dépensèrent pour que ses poèmes soient édités — sa poésie conventionnelle (P. W. s’était convertie à un christianisme puritain) — ne peut être un début de la littérature afro-américaine. Un sonnet est consacré à Toni Morrison, dont le prix Nobel a certainement facilité la traduction et la connaissance de la littérature afro-américaine, un autre à James Baldwin (1924-1987) dont le corps même est composé de la terre où il est né :
(…) la boue est faite
De pluie simple et de sol, ces mêmes flaques et collines
Baptismales de terre dont est fait James Baldwin.
Sont également cités LeRoi Jones, James Wright et quelques écrivains blancs, notamment Sylvia Plath, Rilke, Virginia (Woolf), Neruda et Lorca, à côté des peintres Van Gogh, Dali et Georgia (o’Keefe). Les noms ne sont pas indifférents tout comme l’importance accordée aux chanteuses de jazz (Aretha Franklin, Nina Simone) qui ont donné une valeur politique à leur art, tout comme les musiciens de jazz (Monk, Miles (Davis), John Coltrane, Bird (Charlie Parker), Herbie Hancock). Rien de surprenant, comme l’écrit Guillaume Condello, « la musicalité emporte tout et le sens avec elle par le truchement des affects ».
Il analyse dans la postface sa propre traduction, pointant les difficultés, parfois l’impossibilité, de restituer le texte, quand, par exemple, « la répétition de la nasale » produit un « affect de sidération, de lassitude, de dégoût » dans un poème à visée politique. Toujours, « le rythme est essentiel », ce que le lecteur reconnaît la plupart du temps ; par exemple quand un sonnet est presque uniquement construit avec des répétitions de noms et de groupes nominaux — en voici les derniers vers :
Les pseudo-potes, les rats morts, les gros rats et les micro
Rats, ceux qui sont embarrassés, les serpents, l’ensemble des sept mers,
La sciatique, les abeilles tueuses, les tornades et avalanches,
Les wouhou !, le chant du cygne, toi, de temps à autre, la maladie.
La forme est restituée quand le passage d’un lexique à l’autre est aisé, comme avec cette série « your palms to the palms & palm », mais ce n’est pas courant. « L’important », conclut Guillaume Condello, « a toujours été de produire une musique et un jeu verbal en accord avec le geste de l’auteur, tendant la main comme un poing, une main ouverte ou un geste chaque fois différent, à son assassin. » Passant de la traduction au texte original, on constatera que le pari est gagné.
Terrance Hayes, Sonnets américains pour mon ancien et futur assassin, traduction Guillaume Condello, préface Pierre Vinclair, Collection Sing, Le Corridor Bleu, 2023, 176 p., 16 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 9 février 2024.
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28/02/2024
Esther Tellermann, Votre écorce
Car je n’ai rien
une mèche
un cil
le plus ténu
fut votre
corps
la façon d’un
murmure où
je m’ensevelis
et m’attarde
et m’endors.
Nous étions si
frêles contre ce qui
soudain ne
craint plus
l’ombre.
Esther Tellermann,
Votre écorce, La Lettre volée,
2023, p. 88.
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27/02/2024
Esther Tellermann, Votre écorce
Et je vous demandais
d’inventer des fables
jusqu’au tarissement
et la tiédeur
de retrouver les
lois ou l’incertitude
des secrets et des
détresses.
Peut-être j’avais
perdu
les horizons
et le motif
quand le ciel
s’interpose.
Esther Tellermann, Votre écorce,
La Lettre volée, 2023, p. 69.
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26/02/2024
Esther Tellermann, Votre écorce
Et comment
épuiser la plainte ?
Fallait-il refaire
le dedans
nommer peut-être
contre la nuit
là où tu manques
refaire les mousses
neuves
affermir la lèvre
l’essor des aubes
et des chemins !
Esther Tellermann, Votre écorce,
La Lettre volée, 2023, p. 56.
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25/02/2024
Esther Tellermann, Votre écorce
Vous arriviez
au bord de la saison
je ne savais pas
si le corps
s’interpose.
Nous refaisons
la sève
inventions des
demeures
des rivages
paroles poudreuses
berçaient
l’incertain.
Esther Tellermann, Votre écorce,
La Lettre volée, 2023, p. 64.
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24/02/2024
Esther Tellermann, Votre écorce
Il me fallut inventer
des signes neufs
lire des
corolles. Dans
la peur.
Il me fallut
savoir
appartenir
se
reconnaître
dans le vent
et l’ombre
l’écaille
qui s’effrite.
Esther Tellermann, Votre écorce,
La Lettre volée, 2023, p. 23.
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23/02/2024
Gérard Cartier, le Voyage intérieur
Les amants (Cimetière du Père-Lachaise)
Voyez cette comète à la longue traîne
c’était nous un feu grégeois dans la nuit
soufre et poix qui incendiait nos corps
et tout notre être un même cœur…
mystérieuse unité en 2 natures
puis une éternelle amitié en lettres
et en songes nocturnes qui parfois
plaisir ou jalousie nous déchiraient encore
et de longs silences traversés de signes
un prénom une pierre gravée
2 nuages traçant un instant dans l’éther
des initiales présence irréelle
jetés enfin dans l’éternel oubli n’étaient
ces lettres cachées qu’un jour peut-être
un curieux exhumera nous inventant
un tombeau plus ferme que la pierre ouvragée
où viendront après nous rêver les amants
séparés
(48°51’33,1’’N – 2°23’30,944E)
Gérard Cartier, Le Voyage intérieur, Flammarion,
2023, p. 450.
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22/02/2024
Gérard Cartier, Le Voyage intérieur
La mort de Segalen (Huelgoat)
De retour d'Algérie le maître du voyage
sentant la vie le fuir entra dans le chaos
de Huelgoat forêt maléfique aux grands fonds
tourmentés d'un pâle madrépore avoir
bourlingué à la Chine et à l'Océanie
et mourir de consomption au pied d'un chêne
le talon entaillé par un calame au centre
d'un triangle d'eaux et de roches creuses
seul en compagnie de son double un spectre
bilieux duller shouldst thou be
than the fat weed écoutant dans le soir
se brouiller les paroles prodigieuses tandis
que le suc maudit coulait dans son oreille
de la jusquiame il me faudrait un mètre
qui naisse du lieu aussi bien que la mort
et non ce garrot de fortune qui peine
à nouer les mots et retenir au monde
le passant du voyage illimité
(48°21'50,2"N - 3°43'50,4"O)
Gérard Cartier, Le Voyage intérieur, Flammarion, 2023, p. 295.
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21/02/2024
Gérard Cartier, Le Voyage intérieur
La triperie (Roussillon)
Ayant sillonné la colline en vain
le petit château sur une motte évanoui
en plein ciel du comte de Roussillon
revenant en tournoyant sous les falaises
d'ocre des ruelles tout-à-coup
saisissement une vitrine
frottée au sang-de-boeuf BOUCHERIE CHAIR
CUITERIE et à jamais tripier
que l'on contemple en rêvant à ses amours
tout a disparu les tombes sous les pas
le château abattu du plaisir et de la gloire
ne restent que les noms Guillaume
Sermonde et cette échoppe aux couteaux
étincelants qui se souviennent du cœur
mangé par la comtesse de Roussillon
de son amant haché en ragoût
avec herbes et épices et qui sait
si le comte jaloux n'y avait pas mêlé
l'objet de son déplaisir
(43°54'8,5"N - 5°17'36,8'E)
Gérard Cartier, Le Voyage intérieur, Flammarion, 2023, p. 215.
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20/02/2024
Gérard Cartier, Le Voyage intérieur
Le patriarche (Hasparren)
Trop enclin aux poètes minimes Delisle
Coppée Carco et aux ânes
pour éviter à l'écart du chemin de Combo
Eihartzea dernier toit de Francis Jammes
avant la pierre grise à l'ombre d'Ursuïa
et de la grosse croix au bout du village
une ancienne métairie don fortuit du ciel
manigancé en douce par les bénédictins
pour loger sa tribu d'où fuyant en ours
il hantait jusqu'au soir les collines rêches
pêchant et herborisant parmi les chardons
barbe au vent et la rime en conserve
mais qu'a-t-on fait du palais des voyelles
éventré plâtré ascensorisé
chassant le patriarche à coups de taloches
comme Adam du paradis
non moins que nous demain de nos thébaïdes
oubliés de tous malgré nos neuvaines ou minimes
(43°23'19,7"N - 1°18'11,8"O)
Gérard Cartrier, Le Voyage intérieur, Flammarion 2023, p. 216
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