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05/10/2024

Jacques Réda, rencontres et lectures

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               Jacques Réda (24 janvier 1929-30 septembre 2024)

 

                                  Rencontres et lectures

 

Une grande pièce et sur un semblant d’estrade une batterie presque complète, sur des étagères un nombre impressionnant de soldats de plomb apparemment rangés par régiments — « Je m’exerce un peu, je ne suis pas Art Blakey. Les soldats de plomb… ; vous êtes sorti de l’enfance, vous ? »

C’était à la fin des années 1980, dans le quinzième arrondissement, et l’entretien dura des heures, à propos de Paris, du vers, du jazz (Réda était chroniqueur dans Jazz Magazinedepuis les années 1960), de la campagne, du vin, des avantages du solex en ville, de Charles Albert Cingria, de la poésie contemporaine (il dirigeait La NRF), des anciennes lignes de chemin de fer, de ses premières publications (introuvables, mais présentes à la Bibliothèque nationale). De tout. Toujours sérieux mais avec humour. Défense argumentée du vers français dont il connaissait parfaitement l’histoire. Impossible d’oublier l’énergie de Jacques Réda, son refus aussi d’être vu comme un « poète » — il avait alors publié une vingtaine de livres —, son extrême modestie, son écoute toujours attentive et le souci de répondre aux questions qui avaient dû lui être souvent posées.

Quelques rares rencontres ensuite, les dernières dans le vingtième où il s’était installé, et près de la place Saint-Sulpice, où le consumérisme triomphant a instauré un marché et « voué un mois comme à la Vierge Marie », ce qu’il fustige dans Mes sept familles. Restent les livres, toujours relus, nombreux quand on a écrit pendant un peu plus de soixante-dix ans. On l’y retrouve, entier, même si parfois masqué. Relectures.

Le préambule de Mes sept familles (fario, 2022), à propos de ses « ascendants littéraires » (p. 7) :

(…) tout ce que j’ai lu depuis que j’ai appris à lire et à écrire, et qui était souvent sans rapport avec la littérature (absente du milieu où je vivais), a aussitôt suscité chez moi un réflexe d’imitation qui m’a longtemps laissé douter d’avoir, littérairement, une singularité quelconque — si j’en ai une, et il ne m’appartient pas d’en décider.

Un "auto-portrait", celui qui ouvre Les ruines de Paris (Gallimard, 1978, p. 14) :

 

Je rentre. Il y a des œufs, du fromage, du vin, beaucoup de disques où, grâce à des boutons, on peut mettre en valeur la partie de la contrebasse. Ainsi je continue d’avancer, pizzicato. Est-ce que je suis gai ? Est-ce que je suis triste ? Est-ce que j’avance vers une énigme, une signification ? Je ne cherche pas trop à comprendre. Je ne suis plus que la vibration de ces cordes fondamentales tendues comme l’espérance, pleines comme l’amour.

 

Toujours dans Les ruines de Paris (p. 153) :

Une fois de plus c’est au coin de ce buffet de gare que je vais pleurer. Au moins les gens du quai d’en face peuvent croire que j’éternue. Et je pleure de tout mon corps devant cette solitude, même si quand même après des mois j’allais retrouver quelqu’un. C’était un autre soir, en octobre. Impossible de m’en empêcher mais ça ne durera pas. Je me demande ce qui dure.

Réda a régulièrement écrit à propos du vers, du sien, plus généralement de son statut aujourd’hui. Une partie importante de ses réflexions dans Celle qui vient à pas légers (Fata Morgana, 1999) sont reprises et développées dans un long entretien : Alexandre Prieux & Jacques Réda, Entretien avec Monsieur Texte (fario, 2020). Quelques extraits :

J’ai écrit en vers réguliers, en vers libres, en versets et en prose, et je n’ai rien inventé, pas même, contrairement à ce que croient certains spécialistes       de la poésie française qui ne la connaissent pas très bien, le vers de quatorze syllabes, ni le vers mâché. (p. 106)

Il faut comprendre que [les] formes fixes, que le vers-libriste regarde comme des obstacles intolérables à la liberté de son inspiration, sont, dans la langue, un équivalent des exercices de solfège qui n’ont pas de valeur poétique en eux-mêmes, mais qui permettent à cette inspiration de se manifester à plein, et non derrière le rideau de fumée des coupes arbitraires et des images dont l’abondance est le produit d’un système devenu lui-même producteur à bon compte d’anti-clichés inanes. (p. 110)

Etc. Qu’est-ce que la poésie peut exprimer de la « réalité » ? Le vers compté est certes un artifice mais il favorise notre contact avec ce fond insaisissable de la réalité qu’est le rythme, donc l’approche d’« une saisie éternisée de l’instant ». Comme le fait le swing : Réda traduit le titre de Charlie Parker, It’s the time par « maintenant est toujours le seul moment qui compte ». Seule manière d’accepter cette « vie incompréhensible », comme il l’écrit dans Les ruines de Paris (p. 144). Quelle autre issue ?

Peut-être que si je réussissais enfin à tout décrire, à l’instant même où le moindre brin d’herbe ou de fil de fer paraît, je comprendrais quel rôle ambulant je tiens moi dans ce rythme, dans cet ordre dont s’exerce la poigne extatique partout — des mouvements de cinq gamins en train de shooter une balle, à ce gui noir dans les peupliers établi comme une partition. (pp. 146-147).

Mais il faudrait toujours recommencer… C’est pourquoi Jacques Réda a publié en 2023 Leçons de l’Arbre et du Vent (Gallimard).

 

 

              

04/10/2024

Jacques Réda, Les ruines de Paris

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Une fois de plus c’est au coin de ce buffet de gare que je vais pleurer. Au moins les gens du quai d’en face peuvent croire que j’éternue. Ici je suis tout seul. Et je pleure de tout mon corps devant cette solitude, comme si quand même après des mois j’allais retrouver quelqu’un. C’était un autre soir, en octobre. Impossible de m’en empêcher mais ça ne durera pas. Je me demande ce qui dure. Je me le suis demandé pendant toutes ces heures d’autorail dans le Jura noir, ces correspondances sous la pluie, ces attentes dans des haltes aux pendules barrées d’une croix. Et me voilà de nouveau avec le saisissement de la réponse : il n’y a pas de mots ; rien que ce vide ténébreux qui n’est qu’un buffet de gare, la tête contre pour que de loin on suppose que je tousse ou que je rends. Peut-être.

Jacques Réda, Les ruines de Paris, Gallimard, 1978, p. 153.

03/10/2024

Jacques Réda, Les ruines de Paris

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Malgré son bébé cette jeune femme a l’œil en coin-du-bois. Je lui demande où trouver une gare ou le 196, et en retour je lui déconseille le sentier d’où je descends. Elle y perdrait certainement la poussette. Sur ses indications bien précises je trouve l’endroit, marqué comme à Paris d’un potelet à tête jaune et rouge, mais l’autobus ne passe jamais. J’écris en haut d’un mur d’où l’on voit s’emballer vers la forêt toute une plaine, qui fut des champs, et qui devient à présent une sorte de savane suburbaine en ondulations pâles au beau soleil. Des émeus, des girafes peut-être, n’étonneraient qu’à moitié.

 

Jacques Réda, Les ruines de Paris, Gallimard, 1978, p. 118.

 

02/10/2024

Jacques Réda, Les ruines de Paris

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Tant bien que mal enfin j’attends la place de la Concorde. L’espace devient tout à coup maritime. Même par vent presque nul, un souffle d’appareillage s’y fait sentir. Et, contre les colonnes, sous les balustrades où veillent des lions, montent en se balançant des vaisseaux à châteaux du Lorrain, dont tout le bois de coque et de mâts, et les cordes et les toiles sifflent et craquent, déchirant l’étendard fumeux qui sans cesse se redéploie au-dessus de la ville. Je vais donc comme le long d’une plage, par des guérets.

 

Jacques Réda, Les ruines de Paris, Gallimard, 1978, p. 10.

01/10/2024

Paul Éluard, Donner à voir

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                                Pauvre

C’est le mystère de l’air pur, celui du blé. C’est le mystère de l’orage, celui du pauvre. Dans les pauvres maisons, on aime le silence. On aime aussi le silence. Mais les enfants crient, les femmes pleurent, les hommes crient, la musique est horrible. On voudrait faire la moisson et l’on fait honte aux étoiles. Quel désordre noir, quelle pourriture, quel désastre ! Jetons ces langes au ruisseau, jetons nos femmes à la rue, jetons notre pain aux ordures, jetons-nous au feu, jetons-nous au feu !

 

Paul Éluard, Donner à voir, dans Œuvres complètes, I, Pléiade/Gallimard, 1968, pp. 924-5.

30/09/2024

Paul Éluard, Les yeux fertiles

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Hors de la masse

 

Une fenêtre en face

Est un trou noir

Un linge blanc s’en échappe

De perfection en perfection

De ciel en ciel

L’or têtu jette sa semence

 

Au son crevé des midis creux

Sur la fourchette des putains

Un bec de viande gonfle un air

D’usure et de cendre froides

La solitude des putains

 

Elles se cassent les vertèbres

À dormir debout et sans rêves

Devant les fenêtres ouvertes

Sur l’ombre coriace d’un linge.

 

Paul Éluard, Les yeux fertiles, dans

Œuvres complètes, I, Pléiade/Gallimard,

1968, p. 498.

29/09/2024

Paul Éluard, Jeux vagues la poupée

 

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                     Jeux vagues la poupée 

IV

Où les oiseaux ne chantent pas, de quoi sommes-nous sevrés ? Où les blés ne poussent pas, que pouvons-nous espérer ? Ce monde sans amour, veuf du soleil, que nous est-il ?

Il avait fait très froid et l’on avait très faim. La peur était en nous, dans la maison, dehors, éteignant tout. La mort, dernier sursaut de l’imagination. Le serpent passa sous la maison qui s’effondra.

 

Paul Éluard, Jeux vagues la poupée, dans Œuvres complètes, I, Pléiade/Gallimard, 1968, p. 1008.

 

28/09/2024

Erwann Rougé, Asile

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est-ce la neige qui fait si mal

ou prendre un visage

 

une espèce de neige folle

 

une coulure de givre mise à bas

goutte après goutte

avec une saveur de craie

 

ou bien l’ardoise

    les flaques de mots

      où le gris de neige

et du crayon s’épuisent

 

Erwann Rougé, Asile, éditons Unes,

2024, p. 82.

27/09/2024

Erwann Rougé, Asile

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douche savon

gant de toilette

 

Elle       devant le miroir

             le miroir grimace

efface les peaux sèches

 

à quoi bon prononcer son nom

le temps se vide

             de sa propre chaleur

 

se tord la bouche

laisse échapper l’éclat d’un rire

 

Erwann Rougé, Asile, éditions

Unes, 2024, p. 33 .

26/09/2024

Erwann Rougé, Asile

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Ici       le temps circule

dans les lits sous les draps

on ne dort jamais vraiment

 

la peau fine des murs se resserre

les ongles se raccrochent

 

Elle     rêve un lait noir constellé

à longueur une et infinie

 

il n’y a pas d’heure dans la nuit

larmes et spasmes

Elle     suce la rondeur d’un galet

 

au matin

              il faudra changer les draps

 

Erwann Rougé, Asile, éditions Unes,

2024, p. 26.

25/09/2024

Francis Ponge, Pratiques d'écriture ou l'achèvement perpétuel

 

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                  Les sujets d’art littéraire

 

         Le peintre fait voir sa vue du paysage. C’est un sujet d’art pour la vue, une occasion convenable. Ainsi pour le littérateur, tel ton de langage (le ton des sentiments), le ton de la colère est un sujet, une occasion, le ton de la timidité un autre sujet, et aussi tel type de discours, tel type de raisonnement (mais c’est déjà un empiètement). Il n’est pas d’autres sujets littéraires. C’est là qu’on s’applique : au « beau » langage.

         La façon dont parle un homme dans tel sentiment : voilà proprement un sujet d’art littéraire. Ainsi il semble qu’il faille toujours 1° faire parler (et un mortel) 2° garder une unité de ton.

         Mais plus loin on peut créer des tons monstrueux c’est-à-dire divins, comme le peintre crée des ensembles mythologiques imaginaires. Certes il ne crée pas de nouvelles formes, mais il peut faire des monstres. De même la littérature peut dans certains cas créer des ensembles monstrueux pourvu qu’ils soient dans des rapports intelligibles et aimables aux mortels.

 

Et après tout s’ils ne le sont pas ils le deviennent.

 

Francis Ponge, Pratiques d’écriture ou l’inachèvement perpétuel, Hermann, 1984, p. 57.

24/09/2024

Francis Ponge, Pratiques d'écriture ou l'inachèvement perpétuel

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29 janvier 1954

 

À partir du moment où l’on considère les mots (et les expressions verbales) comme une matière, il est très agréable de s’en occuper. Tout autant qu’il peut l’être pour un peintre de s’occuper des couleurs et des formes.

    Très plaisant d’en jouer.

    Et pourquoi n’y aurait-il pas un public, une clientèle pour goûter ces jeux ?

    Par ailleurs c’est seulement (peut-être) à partir de propriétés particulières à la matière verbale que peuvent être exprimées certaines choses — ou plutôt les choses.

    On me dira que telle n’est pas la fin de la parole. C’est possible. Et qu’on préfère aussi d’autres écrits, cela peut certes se concevoir.

Mais s’agissant de rendre le rapport de l’homme au monde, c’est seulement de cette façon qu’on peut espérer réussir à sortir du manège ennuyeux des sentiments, des idées, des théories, etc.

 

Francis Ponge, Pratiques d’écriture ou l’inachèvement perpétuel, Hermann,1984, p.89.

23/09/2024

Leontia Flynn, Pertes et profits

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       Cinq versions ridicules de Catulle

2

Tu veux savoir combien de tes baisers

seraient assez pour moi — et plus qu’assez ?

Autant que les grains « aux vertus réparatrices »

qui gisent sur les plages de sable lointaines,

entre les lupanars que nous prions la nuit

et les ruines légendaires pour gogos.

Ou autant que les étoiles, les nuits calmes,

ignorent les gestes furtifs des amants.

Voilà le nombre de fois qu’il faut t’embrasser.

Je suis dingue, donc c’est assez, « plus qu’assez »

— et c’est plus que les prudes peuvent compter,

guigner, rabaisser de leurs langues frétillantes.

 

Leontia Flynn, Pertes et profits, traduction de

l’anglais (Irlande du Nord) Théo Bourgeron,

Le Corridor bleu, 2024, p. 109.

22/09/2024

Leontia Flynn, Profits et pertes

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                       Anecdote

 

Tu te trouves soudain méchamment éméchée

à une entrée chic dans un dock rénové.

Tu parles trop vite à un homme presque beau,

beauté hollywoodienne — sauf les horribles dents.

Pourquoi ces dents ? Convexes comme celles d’un requin !

 

Et c’est la dernière pensée que tu retiens

quand tu t’éveilles dans une pièce inconnue.

Au-dessus de ta tête, de la poussière cosmique

tortille la lumière, tu vois la trace étrange

de chaussures jetées, manteau roulé, jean déserté

 

qui ne mène, hélas, qu’à l’impasse de toi-même.

Tu inspectes une ampoule douteuse sur ton pouce

mais l’indice est muet — donc tu vas dans la rue

où des pigeons s’égayent — ouurrrpp — au bruit de la porte

puis, un à un, reprennent sombrement leur place.

 

Leontia Flynn, Profits et pertes, traduction de l’anglais (Irlande

du Nord) Théo Bourgeron, Le Corridor bleu, 2024, p. 61.

21/09/2024

Leontia Flynn, Pertes et profits

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                        Pense-bêtes

 

Horaires de messe et collecte des poubelles,

Les noms et quantité de gélules à prendre,

Mes parents mesurent à leurs heures

dans l’arrière cuisine, ponctuels comme la mer,

bercés par la bouilloire et la radio ;

 

Une mouche termine son Grand Prix vrombissant

dans la pièce, puis se pose sur le volet.

« Ne pas laisser les clés dans la serrure »

dit un papier en majuscules, épinglé

sur la porte, par-dessus la clef, dans la serrure.

 

Leontia Flynn, Pertes et profits, traduit de l’anglais

(Irlande du Nord) par Théo Bourgeron, Le Corridor

bleu, 2024, p. 29.