13/05/2024
André du Bouchet, Enclume de fraîcheur
Embâcle
S’il fallait, aussitôt sorti, rester dehors,
qu’il n’était plus
temps de reculer. Ici, quand la montagne serait sur
nous. Mais il est temps de reculer.
- Le chemin le plus court m’éclaire, dès le
jour, comme il prend, sans faire halte. De retour, déjà,
il emporte.
Oh, la route que l’inaction de l’air envahit !
André du Bouchet, Enclume de fraîcheur, La Dogana, 2024, np.
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12/05/2024
Edoardo Sanguineti, Codicille : recension
Des proses d’Edoardo Sanguineti (1930-2010) ont été traduites en français dans les années 1960 par Jean Thibaudeau, Capriccio italiano (1964) et Le noble jeu de l’oye (1969), mais il n’y eut aucune publication jusqu’en 2013 avec Corollaire, puis L’amour des trois oranges (2016) et Cahier de brouillon(2022), tous trois aux éditions NOUS. Aujourd’hui, nous lisons Codicille ; beaucoup de lecteurs pensent sans doute bien peu "poétique" ce titre ; un codicille, en effet, est un ajout à un testament sans, cependant, en modifier les dispositions principales. Sanguineti a publié le livre (Codicillo) en 1982, soit loin d’être à l’âge où l’on estime nécessaire de fixer ses "dernières volontés" ; c’est le prétexte pour, une fois de plus, déclarer son amour à l’épouse — « toi », jamais nommée mais toujours là, de dire aussi la vie de la cité, mais ce qui importe le plus, c’est son écriture.
Le livre s’ouvre avec la relation amoureuse — « mante aimée » — mais imaginée sans vive activité, elle comme lui perdant ses dents, l’un et l’autre âgés, donc malgré la présence de la chambre peu aptes à être, elle, une mante amante, lui se décrivant plus avant comme « muet, cocu, assis, débile, immobile ». Le discours amoureux peut-il être toujours reçu ? Il s’agit surtout de mots écrits et, une fois qu’ils sont lus, le papier peut servir à jouer : on le plie de diverses manières pour fabriquer un bateau, un chapeau, un avion, etc., et le discours disparaît. Tout serait, ainsi, toujours à recommencer, le couple n’étant vivant qu’à être sans cesse construit pour exister et cette nécessité est répétée à tous moments sous des formes explicites : « je te demande ta main », « je te séduis trois fois », « je suis à la recherche d’un habitat : de toi », « je sors de mon rêve de toi (de moi) ». Quand les aléas du quotidien sont déplaisants — des chaussures trop étroites, par exemple, qu’on ne peut changer — la vision de soi devient négative, « je suis moins sexuel, moins sexué et sexualisable ». À l’inverse, libre cours à l’imagination quand rien ne s’y oppose ; il suffit d’inventer une situation favorable pour, dans le discours, (re)connaître son corps et le corps de l’autre dans l’échange amoureux. Composer un numéro de téléphone au hasard libère la parole et les possibilités dans l’imaginaire, toutes propositions pouvant être faites, « puis je dis : prends-la, serre-la, secoue-la ; et je dis : je te la mets (ou tu te la mets) : et je dis : et je te l’enfile : ça dépend de la voix que je prends : [etc.] ».
On comprend que la passion pour l’aimée si régulièrement exprimée passe, d’abord, par des mots pour mimer un discours lyrique — mais pourrait-il être autre chose ? Sanguineti assure que non quand il revient sur leur vie, « ton bonheur fut mon devoir » ; cependant, lorsqu’il lui faut indiquer ce qu’il lui lègue, ce sont les biens sans intérêt, représentatifs de la société qu’il exècre, qui sont énumérés :
je n’ai plus de mots
mais par signes et clin d’œil (et
gros coups de coude, et très gros coups de pied dans
les tibias) […] je te remets le reçu d’un bracelet Black&white,
d’un porte-clé Yves Saint-Laurent (6 crochets), ainsi
que de la résurrection (de la cave à la cuisine) de la
gigantesque relique de ma pendule paternelle
Un humour politique parcourt le texte ; dans une comparaison. Sanguineti se présente dans la position de la prière, « puant comme un saint agenouillé » et, une autre fois, invité à l’Élysée avec d’autres intellectuels, il n’a parlé que de « classes sociales, lutte des classes, et caetera ». Plus constamment, c’est par le refus de la logique propre au récit qu’il montre le chaos du monde, dans des assertions telle : « je me souviens de mon futur comme d’un cauchemar : je ne sais pas prévoir mon passé ». À côté de ce renversement de l’ordre, on lira l’impossibilité de situer le lieu, le temps, et la manière d’aborder la question du "moi", et même de se poser cette question, « j’ai lu je ne sais où / je ne sais quand (et je ne sais comment et je ne sais à quel propos) ». L’impossibilité de dire pour être compris concerne toute chose et toute personne dont Sanguineti parle, y compris de son aimée ; des séries d’éléments disparates pointent un univers en folie : de la femme figurée par un carré le narrateur assaisonne « dément, en salade, [son] hypothétique hypoténuse, hypnotisée, diaphorétique éidétique ».
On voit par cet exemple que le texte se construit à partir d’une reprise de sons ; c’est une des constantes de Codicille et c’est souvent par la répétition de sons que le sens émerge, ce qui soulève le problème de la traduction, même si la proximité de l’italien et du français aplanit les difficultés. Un exemple parmi d’autres illustre la relation étroite son/sens :
non ti sto a dire lo scacco e lo smacco (e lo
scasso e lo scazzo, e lo sballo e lo svacco) che
mi voglio, ogni volta, cosi vivo […]
je te passe le saccage et le dommage (le forçage et la
rage et le vertige et le naufrage) qui me réveille, chaque
fois, si vivant.
Reprise de sons et, également, de situations, avec l’anecdote du chauffeur de taxi à Neufchâtel, puis à Bâle, Fribourg, Zurich, à Lausanne où cette fois, il s’agit d’une femme « s’intéressant à tout (ma non a me) ». Le français apparaît dans le texte italien, mais aussi l’allemand, l’anglais, le latin. Les séries de mots proches aboutissent régulièrement à donner l’idée d’un monde sans axe, sans avant ni après, puisque l’on peut écrire pour le dire avec des assonances et des allitérations : « (et je gâte les gâteaux) : (et je grille les grilles) : (et je barre la barbe) [etc.] » ; pour l’original : « (e casso la cassate) : (e cancello i cancelli) : (e biffo i baffi) : ». Une autre caractéristique de l’écriture, qui n’est pas propre à ce livre, est l’emploi constant des parenthèses et des deux points, qui organisent le rythme de la lecture, une phrase trouvant parfois sa résolution plusieurs lignes après son début, ou n’ayant pas de fin. Chaque poème s’achève par deux points, ce qui transforme l’ensemble en un seul poème ; quant au dernier poème, il ne compte que du texte entre parenthèses, des commentaires et explications sans appui, achevés aussi par deux points, ce qui laisse le livre ouvert.
Peut-on rêver que soit entreprise la traduction de l’œuvre poétique, du théâtre et des essais ? Il est curieux qu’un écrivain de la stature de Sanguineti soit resté un peu à l’écart de l’édition française. Pour l’instant, lisons cette traduction précise et élégante d’un texte tonique.
Edoardo Sanguineti, Codicille, Bilingue, traduction de l’italien Patrizia Atzei et Benoît Casas, NOUS, 2023, 72 p., 17 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 5 mars 2024.
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11/05/2024
Hélène Sanguinetti, Alparegho, Pareil-à-rien
Escargot face à la nuit,
escargot clos, muet.
Nuit et des voix.
Des voix, des voix partout,
des sortes de.
Elles passent, elles
traversent,
ou bien habitent là
dans la petite boîte devant
qui s’ouvre d’un coup,
d’un coup elle s’ouvre dans le soleil
sous le préau
parmi les filles,
il y a celle-là
et elle brille,
les garçons ne regardent qu’elle,
restera-t-elle u peu debout sur le trottoir,
et ses longs yeux de fille,
de glycine, d’odeur de fille,
c’est midi sur le trottoir,
un poulain secouait la tête
pour fuit cette folie.
(…)
Hélène Sanguinetti, Alparegho, Pareil-à-rien,
Lurlure, 2024, p. 68.
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10/05/2024
Hélène Sanguinetti, Alparegho, Pareil-à-rien
Brillante nuit dans la maison,
astiquée nuit mieux qu’avec
chiffon de laine.
Elle est nue
bouclée, qu’on ne voit pas,
qu’on sent derrière le bois,
clos volets, l’hiver
quand c’est l’hiver,
escargot prend ses cornes
et rentre,
écoute,
la nuit,
aspirée par le bout
des cornes, tirée
avec ses étoiles
Il a gardé du jour dedans,
replié jour dans son ventre,
mélangé avec la nuit des cornes
ah, gourmandes étoiles !
Coureuses !
Hélène Sanguinetti, Alparegho, Pareil-à-rien,
Lurlure, 2024, p.50-51.
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09/05/2024
Hélène Sanguinetti, Alparegho, Pareil-à-rien
C’est aujourd’hui grand jour !
Sauvages comme elles sont,
trois jeunes filles sont entrées, plus !
L’une l’autre se tenant sauvages par la robe,
le bas de la ——
avec des fleurs et des poissons,
qui s’entassent dans un coin,
mortes ou quoi ?
Puis d’autres aux chevilles de peintre,
avec des bracelets,
et elles défilent à la hâte,
puis renversées dans un coin,
elles se taisent toutes, oui.
C’est après la toilette de soir.
Longtemps après,
ça sent encore.
(…)
Hélène Sanguinetti, Alparegho, Pareil-à-rien,
Lurlure, 2024, p. 13.
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08/05/2024
Joseph Joubert, Carnets, I
Aux médiocres il faut des livres médiocres.
L’illusion est dans les sensations. L’erreur est dans les jugements. On peut à la fois connaître la vérité et jouir de l’illusion.
Évitez s’acheter un livre fermé.
Le penchant à la destruction est un des moyens employés pour la conservation du monde.
Joseph Joubert, Carnets, I, Gallimard, 1994, p. 172, 182, 183, 188.
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07/05/2024
Joseph Joubert, Carnets, I
Amour. Avec quel soin les Anciens évitaient tout ce qui pouvait en rappeler non les plaisirs mais du moins le mécanisme, le jeu.
La révolution a chassé de mon esprit le monde réel en me le rendant trop horrible.
Parler plus bas pour se faire mieux écouter d’un public sourd.
Si je m’appesantis, tout est perdu.
Joseph Joubert, Carnets, 1, Gallimard, 1994, p. 458, 458, 472, 477,
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06/05/2024
Joseph Joubert, Carnets, I
n
Une pensée est une chose aussi réelle qu’un boulet de canon.
Du malheureux besoin de se plaire à soi-même.
Tout critique de profession, homme médiocre par nature.
Nous sommes tous de vieux enfants plus ou moins graves, plus ou moins remplis de nous-mêmes.
Que penserez-vous des plaisirs quand vous ne les aimerez plus ?
Joseph Joubert, Carnets, I, Gallimard, 1994, p. 425, 429, 434, 436, 440.
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05/05/2024
Joseph Joubert, Carnets, II
7 mai 1754- 4 mai 1824
Le pouvoir est une beauté qui fait aimer aux femmes la vieillesse même.
Il n’y a plus aujourd’hui d’inimitiés irréconciliables parce qu’il n’y a plus de sentiments désintéressés.
— ces insupportables parleurs qui vous entretiennent toujours de ce qu’ils savent et ne vous entretiennent jamais de ce qu’ils pensent.
La poésie feint et par conséquent elle peint. Tout y est jeu d’une part, illusion de l’autre.
Joseph Joubert, Carnets, II, Gallimard, 1994, p. 317, 321, 325, 327.
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04/05/2024
Fleur Adcock, Poème qui se termine par une mort
Poème qui se termine par une mort
Ils laveront sur toi tous mes baisers, effaceront mes marques
et mes pleurs – je pleurais plus facilement
lors de cette folle vie toute pimentée – et les taches plus heureuses,
fines écailles de papier de soie... Il est merdique ce début
de pacotille, et faux en plus – toutes les traces de ce genre
tu les as toi-même poncées, il y a des années de cela
quand tu m’as renvoyé mes lettres, la semaine où j’ai épousé
ce singe anecdotique. Donc je recommence. Donc :
Ils ôteront les tubes, les goutte-à-goutte, les pansements
que je censure dans mes rêves. Ils ne manqueront pas ; c’est vrai,
de te laver ; et ils te déposeront dans une boîte.
Après quoi tout ce qu’ils pourront faire d’autre
n’aura pas d’importance. C’est ça, mon style laconique.
Tu le louais, tout comme je louais la complexité
de tes broderies perlées ; ces liens nous entrelaçaient,
mailles endroit, mailles envers tissées sur la charpente de l’univers...
Fleur Adcok, traduction de Bernard Brugière, dans Anthologie bilingue de la Biographie :poésie anglaise, Pléiade/Gallimard, 2001, p.1497.
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03/05/2024
James Sacré, Une fin d'après-mid à Marrakech
On sait que c’est la cuisine à cause des légumes et des fruits qui sont dans un carton ça fait un coin de couleurs comme quelqu’un qui montrerait d’un coup son cœur et son désir avec beaucoup de simplicité violente. Des piments rouges, des oranges. Le mot vivre dans la grisaille et le silence de cette maison pauvre, le silence. Un coin de cuisine, aussi bien l’endroit du marché dans l’ensemble en pisé couleur d’ocre et de pierre blanchie de la ville. Ou comme dans le haut d’un champ que les gens y travaillent longtemps : mon enfance y ramasse n’importe quelle récolte elle s’accumule en couleur vive tout à l’heure on chargera tout dans la charrette le reste du champ sera plus qu’une surface de terre ou de chaume on le voit mal de plus en plus petit dans le monde autrefois demain je suis content d’avoir tout d’un coup ce carton de légumes comme un sourire en désordre. Comme si j’aimais quelqu’un quand je regarde longtemps la couleur d’une orange, le sol défait, le mur longtemps.
James Sacré, Une fin d’après-midi à Marrakech, André Dimanche, 1988, p. 193.
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02/05/2024
James Sacré, Paysage au fusil (cœur) une fontaine
Oiseaux qui sont dans l’herbe en automne
Une caille est un geste
lancé dans le bleu un carré
de petit lotier (dessin
d’un village hangar et des tuiles
entre deux branches) geste lancé
par-dessus le buisson derrière
caillou tombé de la grande herbe
une ombre où dans le silence
bat son cœur d’ombre où ?
La perdrix elle pourrait être un bruit
dans ce poème (silence un automne et la
couleur des regains) si les mots...
rien qu’un motif
au bord de l’imagination : tache automne
orangé en (silence) d’un coq de roche — Brésil
ou braise en mon trou natal ; perdrix
rouge dans un regain (pas d’Amazonie) parlé
de plus en plus gris.
Une caille est tellement loin mais
presque sous mon pied (luzerne
en septembre le temps doré des
petits cailloux blancs) autrefois aujourd’hui
quelle trace : un poème aussi soudain (blanc
de la page rempli derrière la vitre un autre
espace en automne un arbre et des
petits mots noirs) aujourd’hui demain
quelle trace. Le mot caille est tellement
Loin. Poème comme un fusil.
[...]
James Sacré, Paysage au fusil (cœur) une fontaine, repris dans Les Mots longtemps, Qu’est-ce que le poème attend ?, Tarabuste, 2003, p. 81-82. Photo T. H., 2007
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01/05/2024
James Sacré, Une petite fille silencieuse
À côté des iris sans fleur
Je voudrais que tes joues
Brillent comme au loin, dans le souvenir que j’en ai,
La tuile un peu vieille d’une ou deux maisons seules
Au fond du mot Poitou,
Ou pareil que dans soudain la campagne américaine
Un grand manège où tu t’en vas, charpente en bois peinte roller-
Coaster sa construction savante et fine à travers les arbres...
On entend des cris, on entend
Le silence aussi.
Pendant toute une journée que le beau temps
A été là, quelle impatience quel genou tendre
Sur la pelouse qui dégèle !
Que faut-il oublier pour mieux t’aimer ?
(Pour qu’un poème soit un bas de robe légère
À ta jambe.)
Des petites filles qui t’ont connue sans doute
Ont dit le mot bonjour, de loin
Et comme en riant dans ce paysage où tu pourrais courir.
Un jour le monde avait ton sourire
En octobre en automne quel plaisir d’oublier
D’aimer le temps dans les saisons, le monde
Avait tes joues dans sa couleur,
Ta jambe griffée dans un buisson donne-
Moi la main, donne.
Mais tout s’incline comment dans ce poème,
Où va la jambe du temps ?
Et qu’est-ce qui saigne ?
[...]
James Sacré, Une petite fille silencieuse, André Dimanche, 2001, p. 39-41. Photo T. H, 2007.
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29/04/2024
Franz Kafka, Lettres à Felice, II
Chacun se hisse à sa manière hors du souterrain, moi je me hisse grâce à la littérature. C’est pourquoi, si je dois me maintenir en haut, je ne puis le faire qu’à l’aide de la littérature, et non pas à l’aide de repos et de sommeil. J’obtiendrais plutôt le repos par la littérature que la littérature par le repos.
Franz Kafka, Lettres à Felice, II, traduction Marthe Robert, Gallimard, 1972, p. 681.
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28/04/2024
Franz Kafka, Lettres à Felice, II
Pour écrire j’ai besoin de vivre à l’écart, non pas « comme un ermite », ce ne serait pas assez, mais comme un mort. Écrire en ce sens, c’est dormir d’un sommeil plus profond, donc être mort, et de même qu’on ne peut pas arracher un mort au tombeau, de même on ne peut pas m’arracher à ma table de travail dans la nuit. Ce n’est pas directement lié à mes rapports avec les gens, il se trouve simplement que je ne puis écrire, et vivre par conséquent, que de cette façon systématique, continue, stricte. (...) Depuis toujours j’ai eu peur des gens, non pas des gens eux-mêmes à proprement parler, mais de leur intrusion dans mon être débile, voir ceux auxquels j’étais le plus lié pénétrer dans ma chambre m’a toujours causé de l’effroi, c’était plus que le pur symbole de cette peur.
Franz Kafka, Lettre à Felice, II, traduction Marthe Robert, Gallimard, 1990, p. 470.
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