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02/01/2024

Jacques Dupin, écarts

                               jacques dupin, troglodytes, nuit

Dans la nuit, un corps. De l’écriture le combustible et le conducteur. Un corps. Terre immense, ouverte, qui embaume. Qui n’a pas de mesure. Ni centre, ni aiguilles, ni lisières. Une terre, ou un corps, sans origine – insomniaque, inhumain – offert à la jouissance des monstres, et déréglant les rythmes, bousculant les vides de la feuille et les espacements du souffle.

 

La nuit remue, écrivait un ami lointain et le plus proche, lointain intérieur, vraie voix des écorchés vifs et la plus sensitive des fleurs nyctalopes. La nuit écrit. Ne cessera jamais d’écrire selon lui. Énigme compacte contre le ciel. Contre les dieux. Phosphore d’une trace d’encre tirant la plume ou le pinceau entre précipices et météores.

 

La nuit écrit. Élargissant l’espace, extravaguant la page, pulvérisant le cercle de pierres. Et enrôlant la mort. On lui doit un surcroît de force, et l’aggravation du silence. On lui doit de toucher l’extrême fond de la faiblesse, et la cime de nos plissements.

 Jacques Dupin, Écarts, P.O.L., 2000, p. 32.

01/01/2024

Bernard Vargaftig, Le monde le monde

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Encore un versant d’acacias

Une route presque une syllabe

La clairière s’est dénouée

Ciel tout à coup et nudité voici comme

La ressemblance disparaît

La plage sans désolation

Sable éraflé un mouvement

Dans les profonds  paysages qui s’étendent

Jardin et lointain emportés

Et hâte dont l’immensité nomme

Et le trou autour de l’aveu

Le cri le linge les dahlias d’être épars

Chaque fois l’alouette après

L’alouette est-ce où tout dérapait

L’ombre m’abandonne entre enfance

Et frémissement que le silence fuit

 

Bernard Vargaftig, Le monde le monde,

André Dimanche, 1994, p. 75.

 

31/12/2023

Bernard Vargaftig, Dans les soulèvements

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La fugacité disparaît

Toujours la même déflagration je t’aime

La hâte obstinément éclaire

Ton souffle où je tombe encore une fois

 

Quel dénuement n’ai-je pas dit

Un souvenir sans souvenir aucun ciel

N’a l’étendue de l’abandon

Un cri l’impudeur pensive

 

Le sens et l’effacement bougent

Le désir avec les oiseaux qui respirent

Tellement le jour était vaste

Comme quand l’aveu n’a plus d’ombre et roule

 

Quand la ressemblance sans cesse

Si ensevelie se sépare de moi

L’enfance changée en pitié

Dans les rochers que l’apaisement forme

 

Bernard Vargaftig, Dans les soulèvements,

André Dimanche, 1996, p. 51

30/12/2023

Edoardo Sanguineti,Codicille

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le passage à créativité et développement » après (et après tout) a été très facile :

(et l’imudon, plus que prodigieux, ne fut pas du tout superflu) : (et je ne te cache pas

les infinies complications symboliques que je ne te révèle pas) :

                                                     mais maintenant que j’atterris

maintenant que j’ai vu les intellectuels des cinq continents célébrer cette cour

élyséenne (j’étais un E. T., mais en pire, qui disait classes sociales, lutte des classes,

et caetera et caetera, et patati et patata), je suis à la recherche d’un habitat : et toi ?

 

Edoardo Sanguineti Codicille, traduction Patrizia Atzei et Benoît Casas, éditons NOUS 2023, p. 15.

29/12/2023

Edoardo Sanguineti, Codicille

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              je fais de l’écriture, et ne suis pas écriture :

                                                                reste le fait tout de même, que je fais des étincelles

(avec le feu et les flammes) : (je fais l’amour, et je te fais pitié) : (et j’ai fait les sept

rêves) : (et je fais le joyeux, et je ne le suis pas)) : (et je fais la tête que tu me vois) :

(je la fais longue et grosse, et cuite et crue) : (j’ai les yeux plus gros que le ventre) :

(je fais le bras de fer, je montre mes muscles) : (et je vais me faire voir et foutre) :

(m’occuper de mes oignons, de mes affaires) : (j’en fais pour trois, à moi tout seul : pour ainsi dire) :

(et pour faire et défaire) : (je me mets en quatre, en cent, et je sais y faire) : (et

enfin j’y mets fin) : n’étant pas écriture, donc, en attendant,

je garde en tête la similitude :

                                      (et ainsi je la transmets à ce papier) :

 

Edoardo Sanguineti, Codicille, traduction Patrizia Atzei et Benoît Casas, éditions NOUS, 2023, p. 9.

 

28/12/2023

Ludovic Degroote, La début des pieds : recension

 

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Si l’on se fiait seulement au titre, saurait-on que La Sorcière de Rome(André Frénaud) ou La pluralité des mondes de Lewis (Jacques Roubaud) sont des livres de poèmes ? Ceux qui annoncent leur contenu ne sont pas les plus nombreux, loin de là, tels Ode pour hâter la venue du printemps (Jean Ristat) ou Poésie ininterrompue (Paul Éluard). Sauf à connaître l’auteur, la plupart des titres n’orientent pas le lecteur vers un genre plutôt qu’un autre. Le début des pieds est un exemple de titre qui surprend ; les nombreux blasons du corps, depuis Marot et son Beau tétin, n’ont retenu que des parties du corps communément érotisées, de du Bellay à André Breton. De quoi s’agit-il chez Ludovic Degroote ? Le titre apparaît dans la première partie "un peu de monde" : « avec la bière le vin la quiche le fromage le pain et le dessert je ne suis plus qu’un ventre chaque jour / je ne vois plus que le début de mes pieds » — c’est aussi le titre de la troisième partie, après "un peu plus au bord".

Des poèmes autour du corps, de la place du sujet dans le monde, de la solitude, de la disparition se construisent à partir de ce type de notation. On ne quitte pas le lyrisme, mais il s’accompagne d’un certain détachement, et d’un humour, qui ne sont pas sans évoquer les grands moralistes classiques. La forme même du texte, proses brèves et rythmées réunies en courts ensembles, renforce le rapprochement. Les motifs sont agencés de manière complexe, on retient celui, récurrent, de la solitude et de la difficulté de vivre dans le monde, déclaré dès l’entrée : « il y a des jours où j’embrasse le monde à pleine bouche, j’y mets toute ma langue, et je ne sens rien ».

Il est inutile d’essayer de trouver une place dans ce monde, où l’on est et dont pourtant on se sent séparé (« c’est comme si le monde se dérobait à force que je sois dedans »), puisque ce n’est pas le monde qui exclut, mais ce que nous sommes, vides, sans regard pour autrui : « nous voyons cet effondrement du monde comme s’il était séparé de nous alors qu’il ne s’agit que de notre propre effondrement — nous sommes séparés du monde ». Vertige de l’inquiétude, de l’incertitude, de savoir que chacun vit la « faille du présent [...] sans cesse recommencée », la chute vers « le manque » — la mort —, mais que rien n’est dit, que tous vivent dans le silence. Solitude irrémédiable : chacun tombe /de son côté / sans heurter les vides / qui nous relient ».

Que faire de sa peur ? La supporter, puisque rien ni personne ne peut réduire ce qui est ruine en soi et l’« on ne se débarrasse pas si bien de soi ». S’enfermer pour ne plus vivre, au moins provisoirement, l’instabilité du dehors. Le monde n’est alors "visible" que par le biais des images : il est alors suffisamment à distance, et donc sans danger : le "je" oublie alors quelle place il y occupe et ce qu’il est lui-même : « et par instants je ne sais pas d’où je viens, j’aime bien la télécommande, le monde je le choisis tant pis si ça n’est pas vrai à l’instant qu’il défile sous mes yeux […] quel bonheur à la télé tout coule ». Ce retrait, qui s’exprime souvent, permet à bon compte d’être « constamment ailleurs » et de ne retenir du dehors que tout ce qui ne peut blesser et parfois même ce que tous s’accordent à estimer "poétique" : « je regarde la télé / la fenêtre est ouverte / on entend les oiseaux ».

Il y a chez Ludovic Degroote une manière tranquille de reprendre les motifs du lyrisme et d’aller à côté, du côté du politique, « j’essaie de m’en sortir / nous n’avons pas la chance de vivre au darfour » ; manière affirmée dans une esquisse d’"art poétique" sans concession. Parce que la poésie n’a pas à se limiter à la seule évidente subjectivité (Ah Frappe-toi le cœur, c’est là qu’est le génie), qu’elle n’a pas de thèmes privilégiés. Pourquoi pas les pieds plutôt que la douleur amoureuse ou les petits oiseaux ?

                        j’ai envie d’une bière

                       voilà de la poésie prise au vif

58% de français se plaignent de la poésie contemporaine leurs attentes ne sont pas satisfaites, ils pensaient que ce serait autre chose, ils ont déjà tant de mal, c’est inutile d’en rajouter, ils croient qu’on le fait exprès

Voilà bien une autre façon d’en rajouter… Rien de plus immédiatement lisible et bien éloigné de ce qui est rangé, classé, étiqueté dans la case "poésie". Ce qui est écrit repose bien sur une expérience du monde sans emprunter les formes répertoriées, mais avance « par petits bouts sans suivi de rien ». L’écriture n’est pas moyen de guérir de la difficulté d’être là, et évacuer la poésie-pansement, comme la poésie-décorative, est travail de salubrité publique, revigorant pour le lecteur.

j’aimerais bien pouvoir écrire que le petit pansement c’est l’écriture ou que l’écriture en ôtant le pansement met le monde à nu plaie du monde plaie de soi écrire quelque chose active son petit symbole et apporte sa grandeur au poème j’aimerais bien écrire une petite obscurité populaire en achevant le torrent  oh raim du peuple libre incendie le froid chambranle des montagnes

mais j’en reste à la vie qui nous ronge

Le début des pieds est suivi d’un ensemble de poèmes titré Ventre. Les poèmes sont composés cette fois de vers très courts, avec parfois jeux d’assonances et allitérations (« langue gavée gangue », « rien rot mot air mort », « mots hachés hachis ») et une syntaxe brisée, les éléments de la phrase juxtaposés ou la phrase inachevée. On pense parfois aux derniers textes de Samuel Beckett ; par exemple : « durer pour durer / encore un peu même si / peu qui quand même /avant drap ongles et chapelet blancs / », etc. Comme s’il était difficile, voire impossible de dire ce qui importe, le manque, la solitude, la perte, la fin, comme s’il fallait le ressassement pour que le vide de toute vie soit perçu — « et partout des mots / qui cherchent leur silence ».

 

Ludovic Degroote, Le début des pieds, suivi de Ventre, éditions Unes, 2023, 128 p., 21 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 14 octobre 2023.

 

 

27/12/2023

Paul Éluard, Pour vivre ici, onze haïkaïs

   

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    Palissades peintes

Les arbres verts sont tout roses

         Voilà ma saison.

 

L’automobile est vraiment lancée

         Quatre têtes de martyrs

        Roulent sous les roues.

 

Ah ! mille flammes, un feu, la lumière,

            Une ombre !

         Le soleil me suit.

 

Une plume donne au chapeau

         Un air de légèreté

         La cheminée fume.

   

Paul Éluard, Pour vivre ici, onze haïkaïs,

dans Œuvres complètesI, Pléiade/Gallimard,

1968, p. 51)52.

 

26/12/2023

Paul Éluard, Pour vivre ici, onze haïkaïs

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         Le vent

         Hésitant

Roule une cigarette d’air

 

Le cœur à ce qu’elle chante

Elle fait fondre la neige

La nourrice des oiseaux

 

         La muette parle

 

C’est l’imperfection de l’att

         Ce langage obscur

 

         Femme sans chanteur

Vêtements noirs, maisons grises

L’amour sort le soir

 

Paul Éluard, Pour vivre ici, onze haïkaïs,

Dans Œuvres complètes, I, Pléiade/Gallimard,

1968, p. 51-52.

25/12/2023

Roger Gilbert-Lecomte, Haïkaïs

 

       

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       Haïkaïs (2)

 

L’aube — Chante l’alouette —

Le ciel est un miroir d’argent

         Qui reflète des violettes

 

La nuit — L’ombre du grand noyer

est une tache d’encre aplatie

         au velours bleu du ciel

 

Vie d’un instant…

J’ai vu s’éteindre dans la nuit

L’éternité d’une étoile

 

Roger Gilbert-Lecomte, Œuvres complètes, II,

Poésie, Gallimard, 1977, p. 127.

Roger Gilbert-Lecomte, Haïkaïs

 

       

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       Haïkaïs (2)

 

L’aube — Chante l’alouette —

Le ciel est un miroir d’argent

         Qui reflète des violettes

 

La nuit — L’ombre du grand noyer

est une tache d’encre aplatie

         au velours bleu du ciel

 

Vie d’un instant…

J’ai vu s’éteindre dans la nuit

L’éternité d’une étoile

 

Roger Gilbert-Lecomte, Œuvres complètes, II,

Poésie, Gallimard, 1977, p. 127.

24/12/2023

Roger Gilbert-Lecomte, Poésie

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              Haïkaïs

 

Tous ces verts marronniers pansus

Se moquent entre eux du noyer

Qui n’a pas encore de feuilles

 

Sur l’Avril de vert feuillu

         Bruine et ciel sale

                     — Triste…

 

Dans le ciel de cendre

Comme un dernier tison

La petite étoile

 

Roger Gilbert-Lecomte, Œuvres

complètes, II, Poésie, Gallimard,

1977, p. 132.

23/12/2023

Arno Schmidt, Scènes de la vie d'un faune

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Je ris tout seul, un instant, m’imaginant que je suis un mort célèbre et que Berta, ma veuve, guide les visiteurs dans les salles du « Musée Düring » de Fallingshotel. On y voit dans les vitrines mes manuscrits (pa exemple, l’avertissement à Fintels, le sommant pour la dernière fois de venir apposer ses empreintes digitales sur sa carte d’identité — « Sa dernière lettre, oui » — à côté de la grande biographie inédite de Fouqué). Au mur, mon portrait par Oskar Kokoschka, avec une seule oreille et un teint d’un incarnat fort peu catholique.

 

Arno Schmidt, Scènes de la vie d’un faune, traduction Jean-Claude Hémery, Christian Bourgois, 1981, p. 151.

22/12/2023

Ludovic Degroote, Le début des pieds : recension

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Si l’on se fiait seulement au titre, saurait-on que La Sorcière de Rome(André Frénaud) ou La pluralité des mondes de Lewis (Jacques Roubaud) sont des livres de poèmes ? Ceux qui annoncent leur contenu ne sont pas les plus nombreux, loin de là, tels Ode pour hâter la venue du printemps (Jean Ristat) ou Poésie ininterrompue (Paul Éluard). Sauf à connaître l’auteur, la plupart des titres n’orientent pas le lecteur vers un genre plutôt qu’un autre. Le début des pieds est un exemple de titre qui surprend ; les nombreux blasons du corps, depuis Marot et son Beau tétin, n’ont retenu que des parties du corps communément érotisées, de du Bellay à André Breton. De quoi s’agit-il chez Ludovic Degroote ? Le titre apparaît dans la première partie "un peu de monde" : « avec la bière le vin la quiche le fromage le pain et le dessert je ne suis plus qu’un ventre chaque jour / je ne vois plus que le début de mes pieds » — c’est aussi le titre de la troisième partie, après "un peu plus au bord".

Des poèmes autour du corps, de la place du sujet dans le monde, de la solitude, de la disparition se construisent à partir de ce type de notation. On ne quitte pas le lyrisme, mais il s’accompagne d’un certain détachement, et d’un humour, qui ne sont pas sans évoquer les grands moralistes classiques. La forme même du texte, proses brèves et rythmées réunies en courts ensembles, renforce le rapprochement. Les motifs sont agencés de manière complexe, on retient celui, récurrent, de la solitude et de la difficulté de vivre dans le monde, déclaré dès l’entrée : « il y a des jours où j’embrasse le monde à pleine bouche, j’y mets toute ma langue, et je ne sens rien ».

Il est inutile d’essayer de trouver une place dans ce monde, où l’on est et dont pourtant on se sent séparé (« c’est comme si le monde se dérobait à force que je sois dedans »), puisque ce n’est pas le monde qui exclut, mais ce que nous sommes, vides, sans regard pour autrui : « nous voyons cet effondrement du monde comme s’il était séparé de nous alors qu’il ne s’agit que de notre propre effondrement — nous sommes séparés du monde ». Vertige de l’inquiétude, de l’incertitude, de savoir que chacun vit la « faille du présent [...] sans cesse recommencée », la chute vers « le manque » — la mort —, mais que rien n’est dit, que tous vivent dans le silence. Solitude irrémédiable : chacun tombe /de son côté / sans heurter les vides / qui nous relient ».

Que faire de sa peur ? La supporter, puisque rien ni personne ne peut réduire ce qui est ruine en soi et l’« on ne se débarrasse pas si bien de soi ». S’enfermer pour ne plus vivre, au moins provisoirement, l’instabilité du dehors. Le monde n’est alors "visible" que par le biais des images : il est alors suffisamment à distance, et donc sans danger : le "je" oublie alors quelle place il y occupe et ce qu’il est lui-même : « et par instants je ne sais pas d’où je viens, j’aime bien la télécommande, le monde je le choisis tant pis si ça n’est pas vrai à l’instant qu’il défile sous mes yeux […] quel bonheur à la télé tout coule ». Ce retrait, qui s’exprime souvent, permet à bon compte d’être « constamment ailleurs » et de ne retenir du dehors que tout ce qui ne peut blesser et parfois même ce que tous s’accordent à estimer "poétique" : « je regarde la télé / la fenêtre est ouverte / on entend les oiseaux ».

Il y a chez Ludovic Degroote une manière tranquille de reprendre les motifs du lyrisme et d’aller à côté, du côté du politique, « j’essaie de m’en sortir / nous n’avons pas la chance de vivre au darfour » ; manière affirmée dans une esquisse d’"art poétique" sans concession. Parce que la poésie n’a pas à se limiter à la seule évidente subjectivité (Ah Frappe-toi le cœur, c’est là qu’est le génie), qu’elle n’a pas de thèmes privilégiés. Pourquoi pas les pieds plutôt que la douleur amoureuse ou les petits oiseaux ?

                        j’ai envie d’une bière

                       voilà de la poésie prise au vif

58% de français se plaignent de la poésie contemporaine leurs attentes ne sont pas satisfaites, ils pensaient que ce serait autre chose, ils ont déjà tant de mal, c’est inutile d’en rajouter, ils croient qu’on le fait exprès

Voilà bien une autre façon d’en rajouter… Rien de plus immédiatement lisible et bien éloigné de ce qui est rangé, classé, étiqueté dans la case "poésie". Ce qui est écrit repose bien sur une expérience du monde sans emprunter les formes répertoriées, mais avance « par petits bouts sans suivi de rien ». L’écriture n’est pas moyen de guérir de la difficulté d’être là, et évacuer la poésie-pansement, comme la poésie-décorative, est travail de salubrité publique, revigorant pour le lecteur.

j’aimerais bien pouvoir écrire que le petit pansement c’est l’écriture ou que l’écriture en ôtant le pansement met le monde à nu plaie du monde plaie de soi écrire quelque chose active son petit symbole et apporte sa grandeur au poème j’aimerais bien écrire une petite obscurité populaire en achevant le torrent  oh raim du peuple libre incendie le froid chambranle des montagnes

mais j’en reste à la vie qui nous ronge

Le début des pieds est suivi d’un ensemble de poèmes titré Ventre. Les poèmes sont composés cette fois de vers très courts, avec parfois jeux d’assonances et allitérations (« langue gavée gangue », « rien rot mot air mort », « mots hachés hachis ») et une syntaxe brisée, les éléments de la phrase juxtaposés ou la phrase inachevée. On pense parfois aux derniers textes de Samuel Beckett ; par exemple : « durer pour durer / encore un peu même si / peu qui quand même /avant drap ongles et chapelet blancs / », etc. Comme s’il était difficile, voire impossible de dire ce qui importe, le manque, la solitude, la perte, la fin, comme s’il fallait le ressassement pour que le vide de toute vie soit perçu — « et partout des mots / qui cherchent leur silence ».

 

Ludovic Degroote, Le début des pieds, suivi de Ventre, éditions Unes, 2023, 128 p., 21 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 14 novembre 1023.

 

 

21/12/2023

Ludwig Wittgenstein, Tractacus-logico-philosophicus

 

6.4311. La mort n’est pas un événement de la vie. La mort ne peut être vécue.

 

Si l’on entend pas éternité, non pas une durée temporelle infinie, mais l’intemporalité, alors celui)là  vit éternellement qui est dans le présent.

 

Notre vie est tout autant sans fin que notre champ de vision est sans limite.

 

Ludwig Wittgenstein, Tractacus-logico-philosophicus, traduction Pierre Klossowski, préface Bertrand Russel, Gallimard, 1961, p. 104.

20/12/2023

Roger Giroux, L'arbre le temps

 

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Si ce n’est vivre, hormis cette pensée

Que je dois taire, inapaisée,

Beau fruit d’un ange révolu,

 

Qu’elle ravisse, d’arbre en arbre,

Et de plus loin qu’il me souvienne

(et je consente à cette nuit

De quatre pieds d’ombelles sous le vent,

Une dernière fois,

L’espace d’un visage inhabité

Comme un chemin, la mer)

Cette étoile, ce cri, sur la mer :

 

Si ce n’est vivre, outre les sables

Et les silences de ce temps.

 

Roger Giroux, L’arbre le temps,

Mercure de France, 1979, p. 62.