14/02/2024
Laurent Fourcaut, Un morceau de ciel
Chute libre
Petite pluie molle et morne presque marron
L’air dans les rues du bled c’est pas gai la province
le seul bistro du coin il faudrait qu’on fût rond
pour lui trouver du charme éviter que ça grince
il s’en faut de très peu qu’on ne se sente prompt
à s’abolir dans le port — est-ce qu’on en pince
pour l’eau froide et le noir néant qui corrom
pent jusques aux os de fond en comble vous rincent ?
Les lumières du bar se reflètent dehors
s’incrustent sur la nuit en occultant le port
ainsi face au réel un cordon sanitaire
est tendu par l’humanité pusillani
me or le réel fair retour façon tsunami
voilà ce que c’est que d’avoir pas su se taire
Laurend Fourcaut, Un morceau de ciel, Tarabuste,
2024, p. 141.
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13/02/2024
Laurent Fourcaut, Un morceau de ciel
À la fontaine
Un temps mou presque tiède c’est débilitant
fin novembre la pluie n’a pas de caractère
paraît sale lépreuse pas la pluie des Gitans
qui les suit sur les vieilles routes de la terre
Belle lurette qu’on a passé la mi-temps
on se retrouve de plus en plus solitaire
dans les rues livrées à la nuit sans excitant
que le pouls qui se bat contre les délétères
effondrements mondiaux sous le poids de l’argent
dans tous les coups d’Etat trace de ses agents
le triste globe en est devenu invivable
les signes sont partout qui vous crèvent les yeux
même Œdipe a trouvé pire que ses aïeux
le tout anesthésié par le pouvoir des fables
Laurent Fourcaut, Un morceau de ciel, Tarabuste,
2024, p.105.
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12/02/2024
Niki de Saint Phalle, Traces : recension
« L’art a été mon ami le plus proche »
Ni mémoires ni Journal, l’autobiographie, constitue, depuis le XVIe siècle un genre littéraire (pensons par exemple aux Commentaires de Blaise de Monluc ou à certaines parties des Essais). Le genre s’est vraiment établi à la fin du XVIIIe (Les Confessions de Rousseau, 1782) et s’est développé au cours du XIXe siècle. Par commodité on peut reprendre la définition qu’en a donné Philippe Lejeune1, « Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité ». En sachant que plusieurs éléments peuvent être absents : L’instant fatal, récit autobiographique de Queneau est en vers. Traces de Niki (née Catherine) de Saint-Phalle ne met pas seulement l’accent sur sa « vie individuelle », mais introduit des éléments non verbaux et reste cependant une autobiographie. E. Lebovici marque clairement dans sa préface la pertinence du titre choisi pour une autobiographie et analyse les traces rassemblées, C. Meurisse représente l’auteure comme une femme volontaire, libre.
Traces est à part dans la collection L’imaginaire, par son format (18x22, au lieu de 12,5x19 habituellement), son emboîtage — et son contenu : le texte, en partie calligraphié par l’auteure (« La calligraphie m’a toujours fascinée »), est accompagné de dessins et de peintures, de poèmes, de montages de photos et de photos, en noir et blanc, colorisés, ce qui accuse leur ancienneté, d’images de films également colorisées. Cette diversité, qui rompt souvent la linéarité du récit, s’accorde avec le projet ; il ne s’agit pas de suivre dans le temps l’"histoire" d’une personne, mais de relever des traces, sans les restituer dans un ordre chronologique. La succession non ordonnée d’éléments plus ou moins distants les uns des autres restitue quelque chose du chaos d’une vie, quelle qu’elle soit, et la difficulté de penser une unité. Ce que Niki de Saint Phalle revendique (texte calligraphié) :
Je suis 2
J’aime être 2.
Double.
1 + 1 font 2.
Non.
Je suis 2 + 2.
au moins.
Je me perds dans les nombres,
sans vraie nationalité
ni racines.
Les versions de trois témoins d’un assassinat, dans le film de Kurosawa, Rashomon, sont toutes différentes, rappelle-t-elle au début de son livre : laquelle est "vraie" ? La couverture du livre donne d’emblée à voir la dispersion ; une trentaine de bandeaux colorés s’échappent de la tête d’une femme — l’auteure —, chacun portant ce qui pourrait être une trace : couleur, la mode (elle a été mannequin), écrire, la ville de New York, châteaux français, etc.
Les premières traces, relevées dans une page calligraphiée qui porte ce mot en titre, sont relatives à la mère : celle d’un jouet de l’enfance, d’une odeur, d’une robe, d’un rouge à lèvres ; traces présentes dans la mémoire pour dire l’absence (« MAMAN vous me manquez »), absence qui sera évoquée plusieurs fois. Niki de Saint Phalle (1930-2002) commence son autobiographie imprimée par d’autres souvenirs d’enfance qui mettent en scène son frère aîné Jean, son oncle, puis son grand-père avant de revenir à son frère. Ce n’est qu’après ces évocations familiales qu’elle revient à son enfance à New York, à ses jeux de fillette surveillée par sa gouvernante. À ses cauchemars et à ses insomnies, à la peur de mourir : « moments d’agitation / où la paix intérieure m’abandonne / J’ai peur de l’ombre. J’ai peur de tout. L’homme en noir. Le masque noir, / la cape noire, les gants noirs. / Viendra-t-il ? Est-ce qu’il me tuera ? » Les aléas de la fortune parentale, les années de guerre, l’ambition de la mère (« vous vouliez être fière de nous ») mais sa détestation de la peinture de Niki, son rejet du mari Harry Matthews, le mariage de ses parents sur un pari, l’abandon au couvent de la croyance religieuse, sa mise en scène, à 11 ans, d’une pièce avec un cuisinier qui mêle le corps de son épouse à d’autres viandes, le château en France, son second mariage avec Jean Tinguely, etc. : tous ces éléments disparates, accompagnés d’œuvres graphiques dans la manière et les couleurs de ses Nanas, sont une invitation au lecteur à s’interroger sur l’étrange désordre de ce qu’est une vie.
Il est nécessaire de s’arrêter à d’autres éléments pour connaître ce qui a, tôt dans le temps, guidé Niki de Saint Phalle. Dans sa jeunesse, elle avait une relation étroite avec une « boîte magique » dans laquelle elle déposait ses poèmes et à qui elle se confiait : « J’avais avec elle des conversations subtiles alors que je ne pouvais avoir d’échanges profonds avec ma famille. De cette époque date mon besoin de solitude. » Si cette solitude est rompue quelque temps par son union avec Harry Matthews qu’elle a épousé tous deux étant très jeunes2, elle la retrouve, sachant que c’est par le retrait qu’elle peut créer, ne pas devenir comme sa mère, « la gardienne d’un foyer ». Le pouvoir appartenait à son époque aux hommes et, écrit-elle, « je voulais le monde ». Elle l’obtiendra par l’art, par la solitude du travail pour peindre et sculpter. L’art a donné une unité à sa vie, « L’art a été mon ami le plus proche. Sans lui, il y a longtemps que je serais morte, / la tête éclatée. »
Niki de Saint-Phalle, traces, préfaces de E. Lebovici et C. Meurisse, L’imaginaire Hors-Série, Gallimard, 2023, 176 p., 20 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 15 janvier 2024.
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11/02/2024
Laurent Fourcaut, Une morceau de ciel
Lundi place Gambetta
Elle a teint ses cheveux d’une laide couleur
couleur de cuivre rouge il a la chevelure
d’un blanc grisâtre tant pis on se farcit leur
conciliabule entre des milliards — qu’en conclure ?
que silence est une extase qu’aucun dealer
ne fourgue à quiconque il le faut sous son galure
comme jalousement comme ultime valeur
archaïque bientôt à l’instar du silure
Les autres toujours plus nombreux polluent l’air
le monde vous a une minois patibulair
e « en avril je fais l’ouverture de la pêche »
fait le loufiat comme si tout continuait
pourquoi pas aller aux champignons ? y’a pas mèche
autant vaudrait croire encore au père Noë
l
Laurent Fourcaut, Un morceau de ciel, Tarabuste,
2024, p. 117.
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10/02/2024
Laurent Fourcaut, Un morceau de ciel
Le mort saisit le vif
La vie est impersonnelle elle va de vous
dans les choses le vent elle s’est imprimée
sur la gravure d’après Raphaël envou
tante est partie ailleurs jamais éliminée
lie le haut et le bas même aucun garde-fou
l’empêche d’investir la mort réanimée
Vous allez disparaître sans qu’un jet de fou
dre le signale au monde indifférent – grimée
en rituel social en décès votre mort
vous sera confisquée alors que vous vous dor
mirez enfin au sein de la pure nature
affranchi de la folie qui lance les vifs
dans la fuite en avant générale que bif
fe le divin trépas souveraine rature
Laurent Fourcaut, Un morceau de ciel,
Tarabuste, 2024, p. 36.
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09/02/2024
Daniel Fano, Papier pelure 1969-1999
(sans titre)
(passage du Capricorne,
au Saggitaire. L’œil d’ombres — et les
cils, un peu
de mascara noir — le regard prend
du relief. Les pages
publicitaires des magazines :
UN PROCEDE REVOLLUTIONNAIRE
POUR DEVELOPPER LES SEINS
- un inventaire des différentes façons de trouver le sommeil
- la pluie de 18 h 27,
QUELQU’UNE BIS belle comme une Lamborghini
taînée 3000 mètres
par un train
- la radio, MOI NON PLUS.
Daniel Fano, Papier pelure, 1969-1999,
Flammarion / Poésie, 2024, p. 81.
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08/02/2024
Max Jacob, Rivage
Fable
« Je chanterai sur le haut de la maison.
Je chanterai sur le pas de la porte.
Je chanterai le tambour sur le dos.
Je chanterai aux charges de la vie.
Je chanterai avec beaucoup d’argent.
Je chanterai électrique et brillant.
Je chanterai en tirant sur la cloche.
Je chanterai en coupant ma bidoche
et sous les arbres noirs de mon pays.
Je chanterai dans les rues de Paris.
Je chanterai par joie ou par tristesse
honte ou regret par orgueil ou détresse
et mon ombre avec moi chantera par duo. »
Or celui qui chantait a glissé dans la mare
Et nul ne s’est trouvé pour lui tendre une amarre.
Max Jacob, Rivage, dans Œuvres, Quarto/Gallimard,
2012, p. 1455.
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07/02/2024
Jacques Roubaud, Quelque chose noir (étude)
Le dernier regard
Sans refaire l'histoire complexe du mot méditation, on peut remarquer qu'il est rapidement passé du sens de « préparation à un discours » en latin classique à celui de « réflexion » chez les auteurs chrétiens, qui portaient pour l'essentiel la réflexion sur la destinée humaine à la lumière des textes sacrés. C'est cette tradition qui nourrit, en prose, les Méditations sur les Psaumes de Jean de Sponde et les Méditations sur l'Évangile de Bossuet, et l'on peut y rattacher les méditations memento mori, qu'il s'agisse des danses macabres ou des vanités du XVIIe siècle. Descartes utilisa le mot avec sa valeur philosophique dans les Méditations métaphysiques comme, à la fin du XVIIIe siècle, Volney, éloigné de toute spéculation religieuse, dans Les Ruines, ou Méditation sur les révolutions des empires (1791). L'arrière-plan religieux, au contraire, est bien présent quand l'usage du mot s'installe dans le domaine poétique avec Lamartine et ses Méditations poétiques en 1820, dans la lignée de la poésie élégiaque.1 Le titre de "méditation" sera repris plusieurs fois au XIXe siècle, par exemple par Jules Laforgue dans une "Méditation grisâtre", sur la solitude de l'homme et son extrême petitesse ; le sonnet s'achève ainsi : « Je reste là, perdu dans l'horizon lointain, / Et songe que l'Espace est sans borne, sans borne,/ Et que le Temps n'aura jamais de fin. »2
Le mot "méditation" apparaît dans plusieurs titres de Quelque chose noir de Jacques Roubaud3, consacré à sa compagne disparue ; Roubaud a repris le titre d'une série de 17 photographies d'Alix Cléo, Si quelque chose noir, et, en effaçant la supposition, il annonce le motif des poèmes. Le livre s'ouvre sur "Méditation du 12/5/85", suivi de "Méditation de la certitude" et, toujours dans la première partie, un autre poème est daté, "Méditation du 21/7/85", sur lequel nous nous arrêterons. Il n'y a pas d'ordre chronologique — "Méditation du 8/5/85" se trouve dans la deuxième partie —, comme si décider d'une position dans le temps après la mort de l'aimée était impossible, et qu'importe seul ce moment et ce qui l'a précédé. On lit ensuite, respectivement dans les quatrième et cinquième parties, cinq "Portrait en méditation" et cinq autres poèmes où "Méditation" est déterminé — l'un, "Méditation de la pluralité", renvoie explicitement à la réflexion sur la mort pratiquée à la fin du XVIe siècle : « L'éparpillement, la variété, pour la poésie de la méditation étaient signe de mort (Sponde) »4.
Ne retenir qu'un poème implique qu'il est lu comme miroir du tout, ce tout étant construit autour de la mort de l'aimée, avec pour charpente l'impossibilité de la penser et la nécessité de la dire, les deux motifs étant toujours étroitement intriqués. On se souvient de ce qu'écrivait Boileau de l'élégie dans l'Art poétique (Chant II, v. 39-40) : « La plaintive élégie, en longs habits de deuil, / Sait, les cheveux épars, gémir sur un cercueil » ; Quelque chose noir appartient bien au genre par sa thématique : la douleur y apparaît, mais l'idée de l'apaisement y est cependant exclue et c'est pourquoi l'on relève des éléments propres à la méditation lyrique et d'autres qui s'en éloignent.
Méditation du 21 / 7 / 855
Je regardais ce visage qui avait été à moi. de la manière la plus extrême.
Certains, en de semblables moments, ont pensé invoquer le repos. ou la mer de la sérénité. cela leur fut peut-être de quelque secours. pas moi.
Ta jambe droite s'était relevée. et écartée un peu. comme dans ta photographie titrée la dernière chambre.
Mais ton ventre cette fois n'était pas dans l'ombre. point vivant au plus noir. pas un mannequin. mais une morte.
Cette image se présente pour la millième fois. avec la même insistance. elle ne peut pas ne pas se répéter indéfiniment. avec la même avidité dans les détails. je ne les vois pas s'atténuer.
Le monde m'étouffera avant qu'elle ne s'efface.
Je ne m'exerce à aucun souvenir. je ne m'autorise aucune évocation. il n'y a pas de lieu qui lui échappe.
On ne peut pas me dire : « sa mort est à la fois l'instant qui précède et celui qui succède à ton regard. tu ne le verras jamais ».
On ne peut pas me dire : « il faut le taire ».
La méditation est datée alors que très peu d'indications chronologiques sont données dans Quelque chose noir ; la plus marquante forme le titre d'un poème, "1983-janvier 1985-juin", et délimite la période qui suit la mort d'Alix Cléo Roubaud (le 26 janvier 1983), période pendant laquelle Roubaud vit à l'écart de ce qui l'entoure : quand le téléphone sonne, s'il décroche « cela ne prouve pas qu'il est vivant »6. Dans un poème titré significativement "Aphasie", il revient sur ce temps de silence : « Je n'ai pas pu parler pendant presque trente mois // Je ne pouvais plus parler selon ma manière de dire qui est la poésie »7. La date de la méditation, 21/7/85, est le signe du "journal", de l'autobiographie. L'énoncé pris en charge se rapporte au corps de la morte, remémoration de ce qui a été vu (« je regardais ») et non pas directement ce qui était éprouvé ; le regard sur le corps introduit une rupture entre le vivant et la morte, rupture présente dans la méditation qui ouvre le livre (« Je me trouvai devant ce silence »8), qui est infranchissable, et l'idée même de la consolation, de l'oubli, du « repos » est écartée. C'est l'image du corps mort qui s'impose et sa position évoque une attitude ancienne sur une photographie. Mais la photographie renvoie cependant à la lumière, donc au vivant — comme le noir du ventre lié à un temps où il y avait échange, ou le titre "la dernière chambre" — , alors que la jambe sans mouvement est à jamais figée. Le "noir du ventre" est aussi fréquent que le noir de ce "quelque chose" (« Tout se suspend au point où surgit un dissemblable. et de là quelque chose, mais quelque chose noir. »9) ; "noir" a deux valeurs opposées : couleur de la mort, de l'absence, il a aussi été lié au désir, au vivant (« Je te regardais. le sombre. le noir. le noir rangé sur le point vivant. de ton ventre. »10
La vie appartient au passé, c'est pourquoi est répétée sans relâche la description allusive de la morte — la proposition « Cette image se présente pour la millième fois »11 ouvrait la méditation d'ouverture. Il s'agit chaque fois non de la description d'un ensemble, puisque seul un ensemble pourrait se mouvoir, serait une personne, mais seules quelques parties sont retenues (« détails »), comme l'envers d'un blason du corps féminin ; il n'y a rien à dire de chaque partie, seulement nommée, et le tout est perçu non comme représentant le corps humain, « mais une morte ». La répétition de l'image de la morte, et celle parallèle des photographies (« Entouré d'image de toi »12), son appui pour que quelque chose de la femme aimée se maintienne, tout comme l'esquisse des récits titrés "roman". Dans ce cas, les fictions restituent, toujours au présent — « le temps de chaque monde possible est le présent »13 —, un univers où Alix Cléo est encore vivante, univers parallèle qu'il faut sans cesse recréer puisque le présent réel finit par s'imposer : « Quand il n'y a plus qu'un seul monde, où elle est morte, le roman est fini »14. La répétition aide, provisoirement, à aller « contre le temps », tout comme dire, écrire le nom donne l'illusion d'appeler la femme vivante — « Te nommer, c'est faire briller le prénom d'un être antérieur à la disparition »16 ; le nom, stable, s'oppose au désordre de l'incompréhensible néant.
La méditation lamartinienne adoptait la forme strophique, celle de Laforgue le sonnet, et l'ordre des formes figurait d'une certaine manière la tentative, sinon le succès, de canaliser la souffrance, le trouble. De ce point de vue, l'hétérogénéité17 de Quelque chose noirsuggère le contraire de l'apaisement : la mort fait vivre un temps bloqué, « stupéfié » pour reprendre le mot de Dominique Rabaté18. Ce n'est pas que les contraintes formelles soient inexistantes, au contraire ; Quelque chose noir se compose de 9 séquences, chacune de 9 poèmes de 9 vers non comptés, ou paragraphes. Le nombre 9 renvoie clairement à Dante (cité dans un poème), non seulement parce que chez lui l'Enfer compte 9 niveaux qui correspondent aux 9 cieux, mais parce que 9 est le nombre de Béatrice. On sait aussi que, dernier chiffre simple dans une série, 9 annonce une fin — symbole du chemin qui se clôt, donc de la mort — et, traditionnellement, un retour au point de départ, donc une renaissance. Cependant, la voie fermée avec la disparition ne se rouvre pas dans Quelque chose noir ; à l'ensemble 9x9 est ajouté un poème isolé, titré "rien" et daté de 1983, qui accumule les traits négatifs : l'absence de la terre (soit aucun renouveau) répond au rouge du soleil, et la « face aveugle de l'église » s'accorde avec les yeux qui « s'approchent / de rien ». Ces derniers mots, ce sont ceux de la « voix endeuillée [qui] temporalise le deuil à son rythme, qui est celui de la poésie » et qui dit « ce qui justement ne passe jamais : le chagrin sans remède, sans consolation transcendantale »20.
1 C'est encore Lamartine qui, dans Destinées de la poésie,, annonce que, dans l'avenir, « La poésie sera de la raison chantée [...] elle sera intime surtout, personnelle, méditative et grave [...] l'écho profond, réel, sincère, des plus hautes conceptions de l'intelligence, des plus mystérieuses impressions de l'âme. » Destinées de la poésie est le discours de réception à l'Académie française, prononcé en 1830 ; édition citée : Premières méditations poétiques, nouvelle édition augmentée de méditations inédites et de commentaires, Hachette et Cie, 1878, p. 66-67 (Gallica-BNF).
Victor Hugo emploie "contemplation", mot qui associe la perception (« Oui, contemplez l'hirondelle, / Les liserons », Les Contemplations, II, 19) et l'activité réflexive (« Ô souvenir ! trésor de l'ombre accru ! [...] L'œil de l'esprit en rêvant vous contemple, II, 28 »).
2 Jules Laforgue, dans Œuvres complètes, I, L'Âge d'homme, 1986, p. 401.
3 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Gallimard, 1986.
4 ibid., p. 80.
5 ibid., p. 21-22.
6 ibid., p. 54.
7 ibid., p. 131.
8 ibid., p. 11.
9 ibid., p. 76.
10 ibid., p. 43.
11 ibid., p. 11.
12 ibid., p. 78.
13 ibid., p. 51.
14 ibid., p. 52.
16 ibid., p. 87.
17 Pour l'étude d'ensemble de Quelque chose noir, on lira : Michèle Monte, "Quelque chose noir : de la critique de l'élégie à la réinvention du rythme", Babel, 12, 2005, p. 263-286, article disponible en ligne : http/babel-revues-org/1093 ; Benoît Conort, "Tramer le deuil (table de lecture de Quelque chose noir), dans Jacques Roubaud, sous la direction de D. Moncond'huy et Mourier-Casils, "La Licorne", 1997, Presses universitaires de Poitiers, p. 47-58.
18 Dominique Rabaté, Gestes lyriques, "Les Essais", éditions Corti, 2013, p. 197.
20 ibid., p. 205.
Extrait de : La poésie comme espace méditatif, Sous la direction de Béatrice Bonhomme et Gabriel Grossi, p.307-311, collection Rencontres, Classiques Gaenier, 2015, 352 p., 37 €. Repris dans Sitaudis le 5 janvier 2024.
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06/02/2024
Max Jacob, Les pénitents en maillots roses
Le pape au couvent
Ô moines !
— du ciel
fidèles
cétoines
— idoines
au miel !
Cilice,
caprice
d’un pape
qui frappe
à l’huis
des trappes.
Bien las
peut-être
qui va
paraître par la
fenêtre !
« Qu’un pape
s’astreigne !
qu’il ceigne
la chape !
— Mon règne
m’échappe !
disette
ici !
couette
au lit !
ne suis
qu’ascète. »
Max Jacob, Les pénitents
en maillots roses, dans Œuvres,
Quarto/Gallimard, 2012, p. 700-701.
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05/02/2024
Max Jacob, Le laboratoire central
Thème de l’illusion et de l’amour
Les chiens d’un certain Actéon
Ne dévoreront pas leur maître ;
Ils le feraient des vagabonds.
Existence paradoxale que la lune fait naître,
Sur les pelouses du château
Non ! ce ne sont pas des joyaux
Sur les chiens et les paillassons
Mais des gouttelettes du jet d’eau.
Le danseur : ) un zeste de citron –
Poursuit Dane au jeu de cache-cache
Les fenêtres qu’on dépassa l’éclairait en grêle malgache.
Ilote ! oh ! maigre lot ! les pompes du soleil !
Pour donner aux oiseaux le signal de l’hiver
Voici la lune ! sors donc en ouvrant ton ombrelle
De ce muscat, raisin en clocher de chapelle.
Le masque de Basile était un masque nègre
Blanc, le côté d’amour ! l’autre côté vinaigre.
Max Jacob, Le laboratoire central, dans Œuvres,
Quarto/Gallimard, 2012 ; p. 594.
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04/02/2024
Max Jacob, Le cornet à dés
Le facteur de l’avenue de l’Opéra a, dans sa boîte, un oiseau gros comme les perles qui ornent le velours noir de la boîte. Il lui donne à boire à la terrasse des cafés.
Mille bouquets de bosquets, mille bosquets de bouquets et mille camomilles. Si tu veux, ma gentille, tu mettras ta mantille. La mare a, dans la nuit, des vertèbres aussi profondément vertes que les mousses de mes pistils.
Le mystère est dans cette vie, la réalité dans l’autre ; si vous m’aimez, si vous m’aimez, je vous ferai voir la réalité.
Quand on donne aux magiciens un morceau de vêtement, ils connaissent celui qui le porte, moi, quand je mets ma chemise, je sais ce que je pensais la veille.
Max Jacob, Le cornet à dés, dans Œuvres, Quarto/Gallimard, 2012, p. 370, 371, 371, 373.
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03/02/2024
Ghérasim Luca, La paupière philosophale
L’opale
Avec les pôles d’une pile
on pèle à la poupe
les palpes du poulpe
L’eau palpe le poulpe
mais le hâle le pèle
Comme devant la trop pâle
logique du crépuscule
un paléologue du faubourg
pâlit sur le palier de la peur
L’aile du poulpe étale
sur la peau qui palpite
un appât à pas de loup
Ghérasim Luca, La. Paupière philosophale,
éditions Corti, 2016, p. 17 à 20.
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02/02/2024
Jean-Claude Pirotte, Revermont
rien de ce que je crois
posséder ne m’appartient
novembre touche à sa fin
longues nuits jours étroits
même les douleurs du corps
viennent d’ailleurs vont ailleurs
se déplacent avec les heures
pas de théâtre sans décor
la brume ainsi passe au loin
où sont d’étranges lueurs
comme des signaux de peur
dont personne n’est témoin
Jean-Claude Pirotte, Revermont,
Le temps qu’il fait, 2008, p. 73.
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01/02/2024
Jean-Claude Pirotte, Récits incertains
Je ne tiens pas à cadencer cette voix sourde
et citadine qui habite
le clair-obscur de la soupente
je mets au clou le métronome usé
des prosodies je n’en tirerai pas
un flèche et la rime usuraire
se coulera comme un vieux gant perdu
dans la sciure et les torchons
des brasseries où la piétaille expie
le quotidien grevé d’agios
je porterai le chômage des jours
comme un baume, et cet homme
accroupi rue des Grandes Arcades
entre la Haute Montée de la Mésange et la
place Gutenberg, cet homme jeune avec son
chien malade et sa pancarte où il est écrit
Sans argent
sans travail sans logement sans âme
cet homme aura ma menue monnaie d’âme
invendable puisque mon nom déjà
je l’ai donné sous ces mêmes arcades
à un autre clochard loquace et titubant
(…)
Jean-Claude Pirotte, Récits incertains,
Le temps qu’il fait, 1992, p. 43.
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31/01/2024
Jean-Louis Giovannoni, Le grand vivier, Journal 2020-2021 : recension
« Rien ne nous attend en dehors de nos inventions »
Le journal — "journal intime" est un pléonasme — n’est en principe pas destiné à la publication ; que l’on pense aux écrits de Joubert (1754-1824), dont des extraits ont été édités sous le titre de Recueil de pensées de M. Joubert, par Chateaubriand, intégralement en 1939 avec le titre Carnets. Depuis la seconde moitié du XIXe, d’abord avec les Goncourt, puis Léon Bloy, le journal devient un genre à part entière : une partie d’une œuvre est constituée par un journal publié à intervalles réguliers (Julien Green, Charles Juliet) et certains écrivains donnent à lire leur journal peu après sa rédaction (Christian Prigent, Pierre Bergounioux). Le grand vivier répond aux règles générales du journal, avec la mention des dates, de ce qui préoccupe le narrateur ; pourtant, l’un des extraits mis en exergue, « Je sais ce qui est autour de moi » (Wallace Stevens) pourrait donner une idée erronée de son contenu.
Le journal s’ouvre avec la date du premier confinement, le 17 mars 2020, et son effet visible, « Rien ne bouge. Personne dans les rues ». Cela paraît peu vraisemblable mais annonce la perception particulière des choses du quotidien ; une partie de ce qui entoure Giovannoni est constamment transformée et ce dès la note du 18 mars : il constate que les objets restent muets et qu’avec eux la relation affective est médiocre, maladroite. Ils peuvent d’ailleurs sembler prendre vie, sans le manifester clairement ; ainsi les vêtements sur leur support, note le narrateur, « n’attendent qu’une chose : mon corps » et souvent semblent bouger ; le savon fendillé sur le lavabo rêve visiblement de l’eau. Les meubles restent dans un silence « inentamable » mais leur rôle n’est pas négligeable, il est indispensable de les heurter pour « continuer à se sentir vivant ».
C’est qu’en effet le corps même du narrateur n’a pas d’assise suffisante pour se reconnaître comme tel ; à intervalles réguliers, il perd sa réalité jusqu’à rencontrer son autre lui-même : « Je ralentis toujours avant de franchir une porte. Peur de me croiser au détour d’un couloir ». Comment « se sentir fidèle à soi-même » devant le miroir quand on a le sentiment d’y voir chaque fois un inconnu. En outre, ce que font les personnes observées depuis le balcon n’est pas interprétable — des gens à leur fenêtre applaudissent, sans que l’on en ait la raison —, une dame se promène une laisse à la main — le chien, peut-être devant ou derrière elle, n'apparaît pas ; etc. L’hallucination n’est pas loin quand, dans une file d’attente le narrateur imagine sentir qu’on le pousse dans le dos alors que personne n’est derrière lui, la répétition de cette sensation l’inquiète et le fait partir.
L’espace même perd sa stabilité. Le balcon devient pont de navire et « appuyé au bastingage », « on a coupé les amarres ! » et l’on voit les immeubles s’éloigner ; d’autres demeurent à quai, le sable dans les rues s’accumule et pourrait devenir dune. Au paysage urbain se substitue la mer, l’absence de repères et la fin des relations sociales. Avec un scénario analogue le narrateur quitte la ville rêve avec le désir de s’envoler depuis le balcon, il verrait aussi volontiers des morceaux de son corps partir dans le vent. Une autre forme de disparition imaginée est fondée sur la réduction du corps : il rétrécit et « se glisse dans une boîte hermétique placée au fond d’un tiroir » ; on pense aux sculptures que Giacometti gardait dans une boîte d’allumettes. Ici, le narrateur souhaite que la boîte soit oubliée, du même coup sa propre existence.
Ce n’est que très rarement qu’un autre personnage — un "tu" — apparaît dans le livre. La nuit, le narrateur touche un visage (« ton visage ») ; plus avant, une scène est probablement rêvée, liée à la "vie" des pierres ; il jette au loin, note-t-il, « la pierre que tu m’avais offerte ». Restent le chat, les joggeurs du matin, quelques voitures, un voisin à sa fenêtre avec des jumelles. Pas de rupture dans les notations. Ce qui est extérieur au corps n’acquiert une existence que si des phrases ont été écrites, « Ces corps ne frémissent que si des phrases, des sonorités de mots bougent en moi, en lieu et place de cet arbre, de ce mur, de cette maison… à jamais dehors et moi à jamais dedans. » Les choses, les personnes ont perdu leur réalité et la fin du confinement, pour l’essentiel, ne change pas la vision du narrateur. Cependant, il faut continuer à vivre et puisque tout est désormais à nouveau en ordre, « on peut sortir ».
Jean-Louis Govannoni, Le grand vivier, Journal 2020-2021, éditions Unes, 2023, 176 p., 23 €. Cette recenion a été publiée par Sitaudis le 24 décembre 2023.
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