14/02/2012
Georges Lambrichs, Les Fines attaches
Qui es-tu
1
Songe, avant d'entreprendre ou d'inventer quoi que ce soit, que ta vie commence dans un monde fini.
2
Reprends en main tes cartes personnelles, si tu les as auparavant distribuées, dispersées, au hasard des complicités précaires, et livre, sans crainte, l'ensemble de ton jeu à celui qui lit en toi. On se rencontre sur un point, jamais sur un parcours.
3
Tu ne te dois qu'à ce que tu fais, mais il faut simultanément penser tout le reste : ça donne le choix, non le temps de choisir. Tu auras des préférences mais tu ne les saisiras une à une qu'après coup.
4
Ne remâche pas les impératifs du moment, historiques ou autres. Toute idée est courte qui n'a pas commencé par la force des choses.
5
Comme la couleur du temps affecte étrangement l'esprit, le dégageant des faits à la manière du lever du jour sur la ville, vue de loin !
6
Ne parle pas de pureté à tout propos, ça l'agace.
7
Ne place rien au-dessus de l'amitié, tu pourrais la trahit pour un bon motif.
8
Tout le mal n'est pas fait, c'est pourquoi l'espoir, au centre de ta vie, est à craindre.
[...]
Georges Lambrichs, Les Fines attaches, Gallimard, 1957, p. 137-139.
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13/02/2012
Noémie Parant, 45 lettres à D. (extrait)
Lettres À D.
Récemment je suis retombé amoureux de toi une nouvelle fois et je porte de nouveau en moi un vide dévorant que ne comble que ton corps serré contre le mien
(André Gorz, Lettre à D., « Histoire d’un amour »)
13 août 2010
Cher D.,
J’ai oublié, déjà, ce temps d’avant toi, et l’ombre de ses lunes, la couleur de ses planètes ; j’ai oublié tout ce que j’ai aimé adoré, et ces milliers de vies qui me peuplaient ― comme si tout, d’ici, m’était désormais, et infiniment, ir-resaisissable. Il y a eu pourtant une enfance du monde ce temps de mes premiers yeux surtout Où je me penchais quelquefois au balcon pour y respirer le jasmin le chèvrefeuille les roses même Où je cherchais souvent à m’écraser contre les vitres de la fenêtre à ouvrir les lucarnes toutes pour laisser entrer les espaces pour laisser un passage aux atmosphères du ciel Où je me lançais parfois dans la rue dans les champs sur les routes sur les chemins pour sentir l’odeur du foin en été celle de la pluie aussi ou encore celle fleurie du feu de bois des plages d’enfants des pierres de vestiges des marchés villageois des Mais j’ai tout oublié, déjà, donnant offrant ce que j’avais ― toutes ces impossibles perspectives ― à une mémoire impénétrable : comme si, de toujours, tu avais été ma courbe de lumière ma sphère de soleil comme si j’avais découvert dans tes silhouettes, dans tes inflexions, dans tes gestes un rayon flamboyant un astre du visible un chemin de chaleur un chemin éblouissant. Il a existé pourtant cet amont de l’éblouissance avec toutes ces villes tous ces toits tous ces regards désormais méconnaissables Toutes ces collines aussi toutes ces vallées desquelles sortaient jaillissaient des paysages aujourd’hui inaccessibles Mais rien, néanmoins, ne peut précéder ces espaces lovés dissimulés enfouis dans l’espace de ton visage : ces reliefs, ces creux, ― tous ―, de tes sourires ; cette obscurité, ces mille obscurités, de tes bouches ; cette fuite ― merveilleuse ― de tes lèvres ; et surtout ces passages derrière tes yeux de lumière, ces passages resplendissants. Alors oui je peux bien ce jour cette nuit rechercher dans mon corps dans la mémoire de mon corps comment en arrière de nous-mêmes je basculais au bord du monde Je peux même chercher derrière le visible derrière tout ce visible cette autre cette ancienne respiration du ciel pour m’y enfoncer m’y engloutir m’y étouffer le nez la bouche dans l’espérance déraisonnée que cette respiration ne me reviendra pas seulement comme un imaginaire ni même comme un impossible Mais je ne sais plus, ici, ce que signifie « était » ni « avoir été » : parce qu’il y a tes doigts, tes champs, de lumière ― et ce vertige dans les ruelles, aujourd’hui radieuses, aujourd’hui flamboyantes ; ce vertige immense qui frappe les chaussées les passants les passages, tous. J’essaie pourtant encore de m’enfoncer dans cet autre temps dans ce temps sans autre où mes mains leurs matières leurs tangibles tiraient vers tes mains comme des lieux d’espérance Pour saisir ressaisir ressentir ce qui a bien pu changer se modifier se métamorphoser ainsi d’un temps à l’autre de l’avant à l’aujourd’hui Pour déchiffrer décrypter délivrer mon amour mon adoré mon immensité cette transfiguration cette altération éclatante étincelante é
12 septembre 2010
Cher D.,
J’ai essayé, plusieurs fois une infinité de fois, d’en revenir d’en repartir ― de cette lettre impossible : c’était comme un soleil poussant de la mer, nous poussant à fleur de mer. Mais c’est d’abord, à chaque fois, le monde qui a surgi ― le monde en amont de toute trace de toute écriture possibles derrière toi derrière moi derrière ce que nous fûmes innombrables innommables derrière encore tous ces vestiges enfouis ensevelis engloutis : le monde par ton monde, ainsi donné offert dé-livré ― et l’espérance aussi, le désir, de ce voyage de flammes de braises C’est qu’il aurait fallu, sans doute, monter au piano suivant, là où d’autres pianos s’ouvrent, collants à la langue, aux lèvres et finalement au visage : c’est que j’aurais dû te dire te souffler, d’un mot d’un souffle, "Mareluna" ; vouloir, plutôt, la mer et la lune l’une dans l’autre ― la mer, seule, dans la lune, prise dans la boue dans les arborescences dans les feuillages de la lune. Mais je n’ai pas su plonger dans ces végétations luxuriantes, et encore moins m’immerger dans la chair de ces pierres colorées de ces mosaïques mille fois découvertes décortiquées réécrites J’ai seulement pu jouir du pied, du seuil, du premier piano et, d’ici, t’offrir te lancer à la volée, tout entière, cette terre, et ses sentiers pavés de gris de noirs : te donner, même, à toucher à étreindre à brûler autant de pavés sans couleurs ― pour que tes mains, pour que tes doigts, étreints, naissent de cette brûlure. J’aurais voulu, pourtant, dans ce geste, te tendre plus que les seules marches du soleil : j’aurais voulu, oui, de toutes mes bouches, te livrer aux racines du feu et t’esquisser te dessiner, immense, une traversée dans la lumière rougeoyante ― pour passer, ivre, au-delà du monde au-delà de ses allées de ses couloirs de ses gorges. Mais nous avons brûlé l’un l’autre l’un de l’autre : nous avons brûlé, de fièvre de folie, dans ce pays du Sud, dans ce pays de chaleurs d’étincelles dans ce champ d’incandescences escaladant arpentant adorant les bras du soleil et ses vallées et ses sommets et ses cimes et ses
Noémie Parant, 45 lettres à D., à paraître.
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12/02/2012
Jude Stéfan, Les commourants
adieu jusqu'au revoir
à dieu vous recommande
à Lucifer son ange
sidis et spahis
tandems et side-cars
firent l'enfance
sévices et fillettes
comme nord et sud
neiges et sodas
est et ouest
le suroît la toundra
main de la nourrice
à l'orée des fleurs
sur trottoir de l'aïeule
tapioca et tombola
en la vie brève et lente
oubliés le sampa le kappa
au pré fluvial
Gitanes étendent leur linge
Vaches défient l'abattoir
perdu le nom des Anges
une cloche hèle les vivants
voltigeurs dans les cintres
avant le gras des cadavres
mais
poussières s'amoncellent
ongles repoussent ou bien
Si
l'on attrape la lune basse
la boule de feu est la même
chaque matin
ou si jamais apparut œil à double pupille
par ces gels tempestifs
né jadis à la mort de Répine & Pascin
1930
situable entre Pascal et Pascin
— du Néant au Fesses replètes —
et les Agents aux crampons escaladeurs
les poteaux blancs dégarnis de filets
Cheminées comme une angoisse
hurlant au Vide
en sarraus noirs et pompons
les Enfants morveux ahuris
assassins-nés offerts au jurés
parmi le Routine la Chierie
sur les routes de promiscuité
sous l'immonde boa de dieu
les pieds de mort comme on dit
de veau obsédants survivants
[...]
Jude Stéfan, Les commourants, éditions Argol,
2008, p. 11-14.
©photo Chantal Tanet, août 2011
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11/02/2012
Aragon, Les Chambres, et : J'appelle poésie cet envers du temps...
Chambres
Un bras autour de toi
Le second sur mes yeux
L'un t'empêche de fuir
L'autre maintient mes songes
Ce lieu fermé de nous
Soudain si je m'éveille
Du sommeil des voleurs
La nuit noire m'y noie
Tout m'est plus que mémoire
À ce moment d'oubli
Dans la forêt du lit
Tout n'est plus que murmure
Et notre tragédie
Au long jeu de dormir
À demi-mots amers
L'obscurité la dit
Absente mon absente
Si faussement que j'ai
Dans mes bras étrangers
Comme une image peinte
Absente mon absente
Si faussement plongée
En mes bras étrangers
Comme une image feinte
J'ai des yeux pour pleurer
Quelle que soit la chambre
Les plafonds s'y ressemblent
Pour être malheureux
Ailleurs sans doute ailleurs
Aussi bien qu'où je suis
Oreille à tous les bruits
Qui braillent le malheur
Au grand vent dans un port
Comme un amant quitté
Au bout de la jetée
Espère et désespère
Et les barques à sec
La grève à marée basse
Et là-bas de mer lasse
Échoués les varechs
[...]
Aragon, Les Chambres, Poème du temps qui ne passe pas,
Éditeurs Français Réunis, 1969, p. 25-27 , repris dans
Œuvres poétiques complètes, II, p. 1097-1098.
J'appelle poésie cet envers du temps, ces ténèbres aux yeux grands ouverts, ce domaine passionnel où je me perds, ce soleil nocturne, ce chant maudit aussi bien qui se meurt dans ma gorge où sonne à la volée les cloches de provocation... J'appelle poésie cette dénégation du jour, où les mots disent aussi bien le contraire de ce qu'ils disent que la proclamation de l'interdit, l'aventure du sens ou du non-sens, ô paroles d'égarement qui êtes l'autre jour, la lumière noire des siècles, les yeux aveuglés d'en avoir tant vu, les oreilles percées à force d'entendre, les bras brisés d'avoir étreint de fureur ou d'amour le fuyant univers des songes, les fantômes du hasard dans leurs linceuls déchirés, l'imaginaire beauté pareille à l'eau pure des sources perdues...
J'appelle poésie la peur qui prend ton corps tout entier à l'aube frémissante du jouir... Par exemple.
l'amour l'amour l'amour l'amour l'amour
[...]
Aragon, J'appelle poésie cet envers du temps, dans Œuvres poétiques complètes, II, édition publiée sous la direction d'Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2007, p. 1407.
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10/02/2012
Mary-Laure Zoss, Entre chien et loup jetés
Dans le champ court de la lampe
un jour flanque son axe à la renverse d'un coup, corps en tas, sur les chairs défaites de l'herbe, les maisons n'abritent plus, la nuit se remplissent d'eau, la peur plaque ses chemins froids contre la peau, dans un bout de pré à la merci de, on se retrouve à chauffer l'horizon avec son corps, qui saurait s'éclairer avec la plus vieille lampe de la mère morte ? pousse hors de là les paroles, elles se courent après dedans, n'ont pas d'adresse ; que le père assèche les murs, colmate les portes, cesse de paraître, front blanc, mains ballantes derrière un songe, on se réveille l'échine raidie et la faute au bord des dents, trop d'espace dans le milieu du souffle : saisis-toi ! mais comment ?
[...]
Mary-Laure Zoss, Entre chien et loup jetés, Cheyne éditeur, 2008, p. 69.
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09/02/2012
Norge, La Langue verte
Glose
In principio erat verbum
Mon chien s'appelle Sophie et répond au nom de Bisoute. C'est plus gentil ? Et le baiser est moins solennel que la sagesse. Vous me la baillez belle avec vos querelles de langage. Les peintres sont voués à la couleur :les poètes se défendraient-ils d'être voués aux mots ? Mais sémantique, rhétorique, vous croyez à cela, vous, Mossieu ? P'têt'ben qu'oui. Calembredaine ? Jardinier, encore un mot de germé. Bonne chance et fouette cocher ! D'accord : ça ne nourrit pas son homme... Qui mange le vent de sa cornemuse n'a que musique en sa panse. Déjà, ce n'est pas si peu.
La vérité ne se mange pas ? La musique non plus. Mais je dis, moi, que la poésie se mange. Ici, des mots seuls on vous jacte et ce n'est pas encore poèmes ; mais enfin, des poèmes, qui sait où ça commence...
Les mots, disait Monsieur Paulhan, sont des signes, et Mallarmé, lui, que ce sont des cygnes. Ah, beaux outils, les mots sont des outils, rabot, évidoir, herminette, gouge, ciseau. Ainsi, les formes naissent, portant la marque de l'outil et je retrouve à la statue ce joli coup de burin. Et je retrouve à la pensée ce délicat sillon du verbe. Tudieu, quelle patine ! Quel héritage, quelle usure, quelles reliques de famille ! Quelle Jouvence et quel arroi. Des taches de sang, des coulées de verjus. Des traces de larmes ; et les sourires n'en laisseraient-ils pas ? En veux-tu de l'humain, en voilà. Ce n'est pas de petite bière (de bière, fi) mais de cuvée haute en cru. Venues de toutes part au monde, agiles comme des pollens. Ici, les monts de Thrace et là les rudesses picardes : et là le miel attique et l'Orient avec ses sucs. Des graillons, des flexions, des marées, puis un petit vent coulis, un soudain carillon de voyelles. Boissy d'Anglas. Quant au tudesque, zoui pour le bouffre mot : lansquenet (toujours hérissés ces tudesques) qui fait la pige au mot azur. Mais en français d'expression, pas trop n'en faut. D'expression, oui-dà, mais de race. Et de décence. En tapinois quand il sied, mais en garnde clarté si c'est l'heure. J'y reviens, mon frère qui respires, as-tu déjà pensé au spacieux mot : azur ?
Ainsi les mots naissent, les mots durent, les mots se fanent et reverdissent. Des moissons, des vendanges, des forêts, des nids de mésanges et des couvées de minéraux. Fluide, flot, flamme, fleur, flou, flèche, flûte, flexible, flatteur... vous entendez ces allusions, vous reconnaissez cette lignée. Mais le génie français est réservé : il caresse l'harmonie imitative. Mais il décrit un chien sans marcher à quatre pattes.
[...]
Totaux
Ton temps têtu te tatoue
T'as-ti tout tu de tes doutes ?
T'as-ti tout dû de tes dettes ?
T'as-ti tout dit de tes dates ?
T'as-t-on tant ôté de ta teinte ?
T'as-t-on donc dompté ton ton ?
T'as-ti tâté tout téton ?
T'as-ti tenté tout tutu ?
T'es-ti tant ? T'es-ti titan ?
T'es-ti toi dans tes totaux ?
Tatata, tu tus ton tout.
Golgotha
Jésus le crucifix au mur de la bouchère
Prenait-il en pitié les viandes passagères
Dans ce matin fidèle au raffut des chalands
Chuchoteurs que les rôts de veau fussent bien blancs
Et l'entrecôte mieux fissurée à la graisse,
Partant plus tendre. Un peu c'était comme à confesse,
O seigneur ; le saignant les rapproche de toi,
La dame carnassière et le monsieur qui tance. Or, le boucher, tirant de la grande potence
Un gigot qui pendait assez proche la croix,
Frôla de lui le flanc douloureux du dieu triste
Et le sang du mouton rougit le corps du Christ.
Norge, La langue verte, Gallimard, 1954, p. 9-11, 36 et 91.
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08/02/2012
Valérie Rouzeau, Pas revoir, suivi de Neige rien ; lecture du livre
Père
Le bouquet de fleurir fait beau sur le frigo
Ça s'ouvre et se ferme s'ouvre et se ferme
La famille est beaucoup mais le père trop malade
La famille prend de glace passe repasse font vite
Tombe pétale tic
Tombe pétale tac
Tombe pétale tombe à chaque han du frigo
Valérie Rouzeau, Neige rien, dans Pas revoir, suivi de Neige rien, "la petite vermillon", La Table Ronde, 2010, p. 100.
Ça fait deux facile mon père et moi facile.
Je compte sur lui pour tomber d'accord avec moi.
Des nuages nous passent au-dessus, des crapauds chantent au loin leur chant bien plus beau qu'eux.
Mon père ne dit mot nous sommes tous les deux mais je suis la seule à avoir le vent dans les cheveux et lui est le seul à ne pas ouvrir les yeux.
Et je lui montre du doigt d'où vient le chant vachement gonflé des crapauds mais il connaît la fable.
Des nuages nous passent au-dessus le temps, à moi surtout qui les compte tant.
Mon père ne dit rien nous sommes différents mon père et moi là sommes deux en plan.
Valérie Rouzeau, Pas revoir, dans Pas revoir, suivi de Neige rien, "la petite vermillon", La Table Ronde, 2010, p. 43.
Lecture
Il faut saluer les rares éditeurs qui reprennent en poche, à un prix modique, pas seulement des auteurs passés aujourd'hui dans le domaine public mais des livres de poètes contemporains. Pas revoir avait été publié en 1999, par Le Dé bleu (mais Louis Dubost, son animateur, a pris sa retraite) et Neige rien en 2000 par les toujours actives éditions Unes.
Quand on lit les deux titres, de tonalité différente, on pense parfois à Queneau, ou à Max Jacob, ou à Desnos — mais non, ce n'est pas cela ! Ce sont des poètes appréciés de Valérie Rouzeau, et il y en a bien d'autres, cela ne fait pas de doute, mais sa voix est autre. Ce qu'écrit André Velter dans sa préface : « Une voix vraiment nouvelle, qui ne ressemble à aucune autre. Une voix qui se reconnaît d'un signe, d'un souffle, et que l'on capte à jamais, à toujours ».
Pas revoir, ce sont des poèmes rassemblés autour d'une vie, celle du père, de sa maladie, de sa façon de vivre avec les autres, de sa disparition, et en même temps les mots maintiennent quelque chose de ce qu'il fut. La mort emporte tout ce qui était le quotidien, que l'on ne remarquait même pas, ces mille moments sans relief particulier quand ils ont été vécus et dont l'absence fait percevoir l'importance :
Nous n'irons plus aux champignons le brouillard a tout mangé les chèvres blanches et nos paniers.
Nous n'irons pas non plus dans les cités qui sont des baleines grises très bien organisées où nos cœurs se perdraient.
Ni au cinéma ni au cirque, ni au café-concert ni aux courses cyclistes.
Nous n'irons pas nous n'irons plus pas plus que nous n'irons que nous ne rirons pas que nous ne rirons plus que nous ne rirons ronds.
Retenir, quand on sait que la fin est proche, la forme du visage, la « belle tête dure», à l'hôpital « les cheveux collés », des gestes de tendresse, « main donnée à maman », la voix :
Toi ta petite voix que couvre celle des chèvres en balaaade toi malaaade disant à maman mot secrets mots infimes de tendresse grande et comme elle belle.
La mort proche, on en parle, chacun sait qu'elle vient, « même le canari savait », et comment vivre l'après ? « Ça va quand on demande moi je dis bien surtout s'il y a du monde je prends sur moi très bien. » L'écriture rassemble, avec justesse, des fragments d'une relation, permet de fixer les souvenirs pour que tout ne parte pas à vau-l'eau, mais le vide, le "jamais plus" ne peut être dit : « Ça rime à rien ta mort intérieurement pauvre chant ». Mais non, comme l'écrit André Velter, Pas revoir n'est pas une manière de « pactiser avec l'habituel et indigne discours du deuil ». Ici, comme dans Neige rien, la langue est prise dans sa matérialité, pour que soit dit ce qui l'est bien rarement dans la poésie, les jours gris à côté des matins ensoleillés, les moments de la vie sans bruit, de la douleur dont on n'a pas grand-chose à dire, qui est d'abord à supporter.
Neige rien est différent et proche ; le livre explore avec allégresse, en brefs poèmes, des moments du quotidien résumés par le sous-titre "Debout, assis, couché", complété pour la première partie par "(Portraits de majeurs, plus chien)" et pour la seconde par "(Portraits de mineurs, plus chouette)" — l'ajout "plus" peut se lire de deux manières : la double lecture est de mise comme le suggère le vers d'ouverture du recueil, « Écoute si c'est comme est dit ». On comprend ce qu'est cette « voix nouvelle » quand on suit « ce que le poète a fait à la langue qui ne se fait pas »1. La phrase se défait et l'on perd souvent quelques instants ses repères, non pas pour "jouer avec la langue" — c'est à la portée de beaucoup — mais pour que se réorganise le sens et que s'entende le pas dit. Ainsi quand un mot en entraîne un autre et qu'est utilisée l'homonymie :
À l'étroit les trois huit
Virés salaires de rien
Micheline Michelin
Padradis pour demain
Une fois la langue forcée pour dire la violence, la seconde strophe peut sembler suivre la norme, mais le second vers a déjà été entendu :
Allez toi va t'en vite
Virée ç'a l'air de rien
Micheline Michelin
On te remercie bien
Neige rien (la neige est présente dans tous les livres de Valérie Rouzeau — quelle nostalgie ?), c'est aussi N'ai-je rien, comme pourrait le dire l'enfant : « Zéro présent ensemble vide / Et neige rien » ou plus loin : « L'enfant bon dos cadeau ceinture ». La syntaxe ( « le saint axe ») est souvent touchée — avec parfois suppression de l'article, de la préposition ou du pronom personnel, par exemple — non pour "imiter" l'oral (jeu stérile), mais parce que c'est un moyen parmi d'autres d'exploiter les ressources de la langue. Parmi d'autres : l'homonymie (Les flaches télévisées ; sais / pour toujours), l'à-peu près (des récites à sillons ; Meuh-cieux Mad-âme au premier vers qui deviennent au dernier Cieux d'âme) ; etc : on passera encore des animaux familiaux aux bègues bégonias et à des usages efficaces de la rime (« Rien entre elle et ciel loque / Direct à terre dans sa flaque ») La traductrice de l'anglais qu'est Valérie Rouzeau ne se prive pas non plus de passer d'une langue à l'autre : « Ouate dou mon dieu ici / Au bout du fil mais si / We may see mai comme après avril [...] ».
L'exploration du code commun n'est pas neutre, on l'a dit. Elle permet de dire la violence du quotidien, celle des rapports sociaux, elle invite aussi à questionner l'usage de la langue par chacun et à comprendre comment elle est utilisée pour dissimuler une partie du réel. Tout cela, il faut y insister, avec une maîtrise parfaite de la métrique — on se surprend à lire un poème en vers de 10/11 syllabes, un autre de 8/9 syllabes — , et une « phrase musicale » (André Velter) que la lecture à voix haute donne immédiatement à entendre.
Valérie Rouzeau, Pas revoir, suivi de Neige rien, préface d'André Velter, collection "la petite vermillon", La Table Ronde, 2010, 7 €.
© Photo Tristan Hordé.
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07/02/2012
Michel Deguy, Ouï dire
Moraine bleue dans le glacier du soir
La vigne rentre sous le vert, le bleu reprend le
ciel, le sol s'efface dans la terre, le rouge
s'exhausse et absorbe en lui les champs de Crau.
Les couleurs s'affranchissent des choses et
retrouvent leur règne épais et libre avant
les choses, pareilles à la glaise qui précédait Adam.
Le saurien terre émerge et lève mâchoire
vers la lune, les années rêveuses sortent des grottes
et rôdent tendrement autour de la peau épaisse. Falaise se
redresse, Victoire reprend son âge pour la nuit. Les nuages
même s'écartent, les laissant.
En hâte quittée cette terre qui tremble
ils se sont regroupés dans la ville, bardée de portes.
Michel Deguy, Ouï dire, Gallimard, 1966, p. 64.
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06/02/2012
Marie Étienne, Lettres d'Idumée
Le mal des choses
Cette année-là l'hiver
en elle le désir de sommeil
obscure et sourde en elle l'attente
Je fus prise jusqu'aux vastes rives
par les questions
Le mal des choses ne s'invente pas
ni le deuil qui efface ni
l'ombre
Du côté lent de la prairie
midi me brûle
je franchis l'eau
avec des floraisons de rage
pour les promesses comme limite
l'air léger sans rideaux
Elle écrivait viens voir
comme je vis blessée
La chambre est petite, sèche
Je suis restée debout toute la nuit et toute la journée
et j'ai laissé entrer le vent
Tout autour il y a des bouleaux gros et blancs, un saule
qui retombe sur l'eau
Elle ne comprenait rien car elle avait appris trop vite
elle ne comprenait pas les mots seulement les
chansons craignant le sang comme appliqué par
une main
Elle reposait, sa tête renversée se débattait sur l'oreiller,
point si grande, le sourcil oblique
[...]
Marie Étienne, Lettres d'Idumée, Poésie 82 Seghers, 1982, p. 49-51.
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05/02/2012
Franck Venaille, C'est nous les modernes — Bernard Vargaftig
En hommage à Bernard Vargaftig, 1934-2012
Il existe une profonde obsession du langage chez Bernard Vargaftig. On peut estimer qu'elle est double et vise, d'abord, les termes qu'il n'utilisera jamais, ensuite ceux qui, de livre en livre, forment l'ossature même de son écriture. Dans Trembler comme le souffle tremble, le texte est si dense que l'on peut imaginer que les mots laissés à la porte sont légion et attendent plus ou moins calmement que l'on fasse appel à eux. On découvre également que craie — enfance — tremblement — rue reviennent régulièrement dans l'énoncé, l'accompagnant de leur rythme et de leur cadence récurrente. D'ailleurs, ce que nous dit ici Vargaftig, n'est pas nouveau. C'est une voix que l'on retrouve de livre en livre. Voix sortie de l'enfance douloureuse et inquiète. Chant d'amour. Travail acharné sur le langage afin de le rendre toujours plus poétique, c'est-à-dire respectant des lois et des règles strictes et immuables. Cette fois-ci nous sommes, me semble-t-il, à l'épicentre de l'énigme qui accompagne tout travail créatif. Quelque chose a été oublié mais quoi ? Quelles sont les causes profondes de ce tremblement de l'écriture qui est tout le contraire d'une maladresse, mais le signe que la vie, de l'intérieur, anime le langage et le fait vibrer. Mais aucune réponse n'est apportée à notre questionnement. À nous de lire et de le faire bien. La thématique est donc connue. Alors d'où vient cet étrange bonheur de retrouver ce que l'on pressentait ? C'est que, d'une manière assez obsessionnelle, Vargaftig continue à bouleverser le sens et le rythme de l'énoncé poétique. On est pris par ce chant qui sourd de la page, ce chant qui ramène à autrefois, avant que l'enfant découvre la peur (non pas métaphysique mais bien réelle) née de la présence des occupants nazis. Depuis des années, Vargaftig compose ses poèmes comme un artiste plasticien (Boltanski ?) peut fabriquer des objets avec de la terre. Il prend. Il soupèse. Il ajoute ou rejette jusqu'à ce que la nudité du vers apparaisse et éblouisse le lecteur. Car chez Vargaftig, il y a d'abord le vers, lumineux, sous toutes ses formes, et qui s'affirme comme tel. Ce n'est pas un poète honteux d'entendre sa poésie chanter. Il suffit de l'écouter lire pour comprendre que ce n'est pas de lui que naîtront les travaux de sape entrepris contre la « forme » poésie. L'écoutant, j'entends un lyrique s'exprimer, tenir compte des blancs, des silences, des retraits qui sont nombreux dans l'écriture et lui donnent ce ton inimitable. Cet homme, que je connais depuis 1962 mais que je n'avais jamais revu est fidèle à une musique des mots venant disait-on de la poésie française du 16e siècle et de l'Europe centrale. Il existe chez Vargaftig, une manière d'imposer sa voix, sa voix brisée, secrète amie que l'on n'oublie jamais, sa voix d'écorché. Quand nous nous sommes retrouvés, quarante ans plus tard, nous avons parlé, longuement, avec le maximum de précision, et cela sur un banc, face à un fleuve. Tout pouvait s'arrêter. Mais tout a repris. Je viens de relire Trembler comme le souffle tremble. Le livre dit également la présence de la peur, du danger, de la détresse. Ce sont là des données difficiles à affronter. La force du poète Vargaftig est là : il peut faire face avec ses armes qui portent un nom : le poème.
Franck Venaille, C'est nous les modernes, Poésie Flammarion, 2010, p. 185-186.
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04/02/2012
Ariane Dreyfus, poèmes dans la revue Contre-Allées
« Tu voudras bien lui donner ? »
Dans le bol transparent une poignée de cerises
Plutôt sombres que rouges, les dernières
Elles ne sont pas prises
Sauf si penser à, aimer sans réponse c'est comme manger
Le bol est plein d'elles qui sont prêtes
Qui disent :
« Il faut savoir que c'est fini »
Gouttes coagulées exactement comme
Ce qui peut souffrir et le refuse
« Je les ai toutes cassées sauf deux »
Pauvre corps qui ne va pas pouvoir rester
Être tout près de lui encore en vrai
Comme boire ce qui serait du temps
Très immobile
Pour que rien ne tombe
Il écrase la tasse de son genou, pousse même la chaise
Ils ne veulent pas faire quelque chose
Ouvrir grand la bouche et l'appui tout à tour
Ariane Dreyfus, dans "Contre-Allées" n° 29.30, Automne-Hiver
2011, p. 11 et 14.
©Photo Tristan Hordé
Contre-Allées, revue de poésie contemporaine, http://contreallees.blogspot.com/
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03/02/2012
Daniil Harms, Œuvres en proses et en vers
Mais combien de mouvements divers
Courent impétueusement à sa rencontre
Un autre aide se hâte vers lui
Un autre char se meut encore
La fenêtre s'ouvre
Paisiblement s'approche
un éléphant. Le voilà le cher
spectral. Le voilà
le cher spectral.
Le voilà le cher
spectral. Le voilà
le cher spectral. Le voilà le jour
plein de souffrance. Rien à manger,
rien à manger, rien à manger.
J'ai faim. Oï oï oï !
J'ai faim. J'ai faim.
Voilà mon mot.
Je veux nourrir ma
femme. Je veux nourrir
ma femme. Nous avons très
faim.
Ah qu'il y a de choses
merveilleuses ! Ah qu'il y a
de choses merveilleuses !
Le vin et la viande. Le vin et la viande.
Le vin est plus agréable que le gruau.
Putain, putain, putain !
Le vin est plus agréable que le gruau.
Prenons prenigue prinigonfli !
La viande est meilleure que la pâte !
La viande est meilleure que la pâte !
Je ne mange que viande et légumes.
Je ne bois que bière et vodka.
Gongli gonfla !
Je n'aime pas les femmes russes.
La femme russe surtout si elle a maigri,
surtout si elle a maigri,
Gonfili gonfilette !
Surtout si elle a maigri,
Ça vaut pas tripette !
Pouah ! Pouah ! Pouah !
C'est une horreur !
J'aime les juives bien en chair !
Ça c'est adorable !
Ça c'est adorable !
Ça c'est,
Ça c'est,
Ça c'est adorable !
Je me conduis avec insolence.
Je me conduis avec extrême insolence.
(Saute à travers le tonneau).
Je me conduis avec insolence.
Gonfli gonfla !
J'aime manger de la viande,
Boire bière et vodka,
Manger viande et légumes
Boire bière et vodka.
Gonfilette gonfila !
Je veux manger de la viande !
Boire bière et vodka !
C'est comme ça !
(Saute à travers le tonneau !)
Harmonius
3 janvier 1938
Daniil Harms, Œuvres en prose et en vers, traduit du russe
et annoté par Yvan Mignot, Verdier, 2005, p. 706-708.
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02/02/2012
Leonor Fini, Rogomelec
Je savais qu'il ne fallait pas se laisser tenter. Qu'il faudrait savoir rester chez soi, éviter les voyages dans cette époque barbare, les affreuses bousculades, l'humiliation de ce que l'on appelle les "villégiatures".
« Le vain travail de voir divers pays », Maurice Scève l'avait écrit ; je me le répétais.
Mais on m'avait parlé de ce lieu solitaire, de ce climat assoupissant. Imaginant un bien-être particulier, je suis donc parti rejoindre le navire.
C'était le Port Saïd.
D'autres navires hurlaient déjà très fort. Pour le Port Saïd, il y avait encore du temps ; au moins une heure. Passaient des chariots avec des ballots d'odorantes épices — safran peut-être, cannelle — une bonne odeur et de la poussière jaune or tout autour. Cette poussière voilait parfois ces groupes d'humains vociférants, tous habillés de mêmes couleurs, me semblait-il.
Il n'y avait qu'un homme différent et peu recommandable. Mais à l'observer plus attentivement, je lui trouvai davantage l'aspect d'un assassiné que celui d'un assassin. Il se frayait un chemin pour rejoindre une jeune femme blonde qui parut surprise en l'apercevant et certainement ne le connaissait pas. Lui se baissa un peu et murmura quelque chose à l'oreille de la femme qui, contre le soleil, apparaissait d'une transparence fragile. Puis elle baissa le regard vers cette main ouverte, tendue à la hauteur de sa taille ; elle poussa un petit cri, mais le passage d'un chariot chargé de ballots qui sentaient le safran et la cannelle la fit disparaître à mes yeux.
Je ne la voyais plus.
La foule s'épaississait.
Je m'apercevais que je suivais cet homme.
Leonor Fini, Rogomelec, éditions Stock, 1979, p. 9-11.
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01/02/2012
Lecture de : Jean Ristat, Le théâtre du ciel, une lecture de Rimbaud.
Le théâtre du ciel est un livre singulier : il est construit en partant des deux premiers vers du sonnet des voyelles de Rimbaud, cités en exergue (A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, / Je dirai quelque jour vos naissances latentes), et en alternant pour chaque voyelle des transformations autour de sa forme (Entrées), puis des variations qui incluent la couleur (Scènes, parties divisées en tableaux). Mais un intermède rompt cet ordonnancement, consacré à une récriture en vers du Voyage au centre de la terre de Jules Verne. Dans cet ensemble s’entrelacent des motifs que reconnaîtront les lecteurs de Ristat.
L’intermède, désignant une représentation entre les actes d’une pièce de théâtre, met ici en scène Otto Lidenbrock et son neveu le jeune Axel, tous deux venus du livre de Jules Verne, et un récitant. Les personnages, dans leur étrange parcours, traversent « le miroir / De l’espace et du temps par quoi toute chose se / Multiplie à l’infini en se répétant » ; c’est donner à cet endroit (il en est d’autres) du poème une image du livre entier : il s’est écrit en partie par l’intégration de divers matériaux non pas repris tels quels mais bougés. Le livre est ainsi comme « la machinerie du ciel » où les nuages se font, se défont et se recomposent sans cesse en figures nouvelles. C’est bien là un théâtre : « Dans les fossés du ciel [...] toutes les couleurs / s’échangent ».
Ce ciel sans cesse changeant (« Le ciel en bâillant laisse passer la lune entre / Ses babines blêmes ») est présent dans tout le livre, fil à suivre comme le sont les divers fragments issus de la mémoire — du « loup bleu de la mémoire ». Ainsi le souvenir de la grand-mère et de l’adolescent « lisant dans la cabane / Au fond du jardin ». Aux bribes du passé se mêlent, extraits aussi des « Forêts de la mémoire », des lambeaux des œuvres lues, modifiés (« Il n’aurait fallu qu’un moment de plus » (Aragon, Le Roman inachevé) devient « Il n’aurait fallu qu’un mot peut-être »), des motifs de la grande tradition lyrique, du XVIe siècle (« Un jour viendra où mes vers seront ta couronne ») au romantisme, ici représenté par Chateaubriand (« Levez-vous, orages désirés » changé en « levez-vous vents désirés »). S’ajoutent certaines figures de la mythologie, si vivantes chez Ristat (1) ; interviennent le plus souvent les personnages nés « au milieu de l’archipel de mythologique mémoire » : Icare, Dionysos, Adonis, Médée, etc., à côté de « la mère isis au sexe de mygale » et de saint Sébastien.
Dans le complexe, et presque toujours très allusif, entrelacement des références, dominent les éléments pris à Rimbaud ; vie (« À marseille sur ton lit d’hôpital », mots (« bave », qui rappelle « Mon triste cœur bave à la poupe »), transformations (« l’enfer n’a pas de saison ») et évocation rapide de l’énigmatique Hortense. Le personnage de Verlaine-Lélian est aussi convoqué, et de là le motif de l’homosexualité installé dès les premières pages :
Le poète porte un chapeau gris perle et boit
Goulûment du rhum dans la cale avec un jeune
Malfrat qui le consolera de vivre encore
C’est bien à partir de Rimbaud, lu et relu, qu’est organisé ce théâtre, labyrinthe et, aussi, ensemble de scènes emboîtées les unes dans les autres. Les Entrées forment une broderie évoquant les images des anciens abécédaires : l’A girafe, l’ « E trident de Neptune », « L’U fer à cheval », l’ « O ogre / Bouche ouverte », etc. La lettre, donc, dessine une figure et, parallèlement, les sons font le sens comme, par exemple, dans « O la camarde ma camarade » ou dans ces quatre vers anagrammatiques :
Ici le rital en ristat s’attriste à
La moquerie et ferraille comme un rasta
Tatoué tâte enfin rassis après la rixe
Un alexandrin circonflexe aux pieds tors
Pieds, ou plutôt syllabes torses, des alexandrins : ici et là on compte 11 ou 13 syllabes.
Chacune des Entrées tisse un récit qui se poursuit dans les Scènes : il se déroule alors en intégrant les couleurs des voyelles. Ainsi, le rouge du I est appelé dans la suite des scènes par : s’empourprent, couleur de sang, lèvres fardées, pieds rouges, boues rouges, pourpres tentures, rubis, incendie, peau cramoisie, bonnet rouge, Titien, feu. J'arrête là cette description d’un théâtre où la scène laisse découvrir les coulisses — elles sont alors une nouvelle scène —, où l’on traverse le miroir pour réapprendre, comme l’écrivait Rimbaud cité par Ristat, « la vie d’aventures qui existent dans les livres d’enfants ».
Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud, Gallimard, 2009 ; 24, 90 €.
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