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14/02/2012

Georges Lambrichs, Les Fines attaches

Georges Lambrichs, Les fines attaches, qui es-tu

             Qui es-tu

 

                  1

 

   Songe, avant d'entreprendre ou d'inventer quoi que ce soit, que ta vie commence dans un monde fini.

 

                                        2

 

   Reprends en main tes cartes personnelles, si tu les as auparavant distribuées, dispersées, au hasard des complicités précaires, et livre, sans crainte, l'ensemble de ton jeu à celui qui lit en toi. On se rencontre sur un point, jamais sur un parcours.

 

                                          3

 

   Tu ne te dois qu'à ce que tu fais, mais il faut simultanément penser tout le reste : ça donne le choix, non le temps de choisir. Tu auras des préférences mais tu ne les saisiras une à une qu'après coup.

 

                                           4

 

   Ne remâche pas les impératifs du moment, historiques ou autres. Toute idée est courte qui n'a pas commencé par la force des choses.

 

                                            5

 

 

   Comme la couleur du temps affecte étrangement l'esprit, le dégageant des faits à la manière du lever du jour sur la ville, vue de loin !

 

                                              6

 

   Ne parle pas de pureté à tout propos, ça l'agace.

 

                                                7

 

   Ne place rien au-dessus de l'amitié, tu pourrais la trahit pour un bon motif.

 

                                                  8

 

   Tout le mal n'est pas fait, c'est pourquoi l'espoir, au centre de ta vie, est à craindre.

 

[...]

 

Georges Lambrichs, Les Fines attaches, Gallimard, 1957, p. 137-139.

 

13/02/2012

Noémie Parant, 45 lettres à D. (extrait)

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                                  Lettres À D.

 

 

Récemment je suis retombé amoureux de toi une nouvelle fois et je porte de nouveau en moi un vide dévorant que ne comble que ton corps serré contre le mien

(André Gorz, Lettre à D., « Histoire d’un amour »)

 

                                                                              13 août 2010


Cher D.,

 

J’ai oublié, déjà, ce temps d’avant toi, et l’ombre de ses lunes, la couleur de ses planètes ; j’ai oublié tout ce que j’ai aimé adoré, et ces milliers de vies qui me peuplaient comme si tout, d’ici, m’était désormais, et infiniment, ir-resaisissable. Il y a eu pourtant une enfance du monde ce temps de mes premiers yeux surtout Où je me penchais quelquefois au balcon pour y respirer le jasmin le chèvrefeuille les roses même Où je cherchais souvent à m’écraser contre les vitres de la fenêtre à ouvrir les lucarnes toutes pour laisser entrer les espaces pour laisser un passage aux atmosphères du ciel Où je me lançais parfois dans la rue dans les champs sur les routes sur les chemins pour sentir l’odeur du foin en été celle de la pluie aussi ou encore celle fleurie du feu de bois des plages d’enfants des pierres de vestiges des marchés villageois des Mais j’ai tout oublié, déjà, donnant offrant ce que j’avais toutes ces impossibles perspectives à une mémoire impénétrable : comme si, de toujours, tu avais été ma courbe de lumière ma sphère de soleil comme si j’avais découvert dans tes silhouettes, dans tes inflexions, dans tes gestes un rayon flamboyant un astre du visible un chemin de chaleur un chemin éblouissant. Il a existé pourtant cet amont de l’éblouissance avec toutes ces villes tous ces toits tous ces regards désormais méconnaissables Toutes ces collines aussi toutes ces vallées desquelles sortaient jaillissaient des paysages aujourd’hui inaccessibles Mais rien, néanmoins, ne peut précéder ces espaces lovés dissimulés enfouis dans l’espace de ton visage : ces reliefs, ces creux, tous , de tes sourires ; cette obscurité, ces mille obscurités, de tes bouches ; cette fuite merveilleuse de tes lèvres ; et surtout ces passages derrière tes yeux de lumière, ces passages resplendissants. Alors oui je peux bien ce jour cette nuit rechercher dans mon corps dans la mémoire de mon corps comment en arrière de nous-mêmes je basculais au bord du monde Je peux même chercher derrière le visible derrière tout ce visible cette autre cette ancienne respiration du ciel pour m’y enfoncer m’y engloutir m’y étouffer le nez la bouche dans l’espérance déraisonnée que cette respiration ne me reviendra pas seulement comme un imaginaire ni même comme un impossible Mais je ne sais plus, ici, ce que signifie « était » ni « avoir été » : parce qu’il y a tes doigts, tes champs, de lumière et ce vertige dans les ruelles, aujourd’hui radieuses, aujourd’hui flamboyantes ; ce vertige immense qui frappe les chaussées les passants les passages, tous. J’essaie pourtant encore de m’enfoncer dans cet autre temps dans ce temps sans autre où mes mains leurs matières leurs tangibles tiraient vers tes mains comme des lieux d’espérance Pour saisir ressaisir ressentir ce qui a bien pu changer se modifier se métamorphoser ainsi d’un temps à l’autre de l’avant à l’aujourd’hui Pour déchiffrer décrypter délivrer mon amour mon adoré mon immensité cette transfiguration cette altération éclatante étincelante é

 

 

12 septembre 2010

Cher D.,

 

J’ai essayé, plusieurs fois une infinité de fois, d’en revenir d’en repartir de cette lettre impossible : c’était comme un soleil poussant de la mer, nous poussant à fleur de mer. Mais c’est d’abord, à chaque fois, le monde qui a surgi le monde en amont de toute trace de toute écriture possibles derrière toi derrière moi derrière ce que nous fûmes innombrables innommables derrière encore tous ces vestiges enfouis ensevelis engloutis : le monde par ton monde, ainsi donné offert dé-livré et l’espérance aussi, le désir, de ce voyage de flammes de braises C’est qu’il aurait fallu, sans doute, monter au piano suivant, là où d’autres pianos s’ouvrent, collants à la langue, aux lèvres et finalement au visage : c’est que j’aurais dû te dire te souffler, d’un mot d’un souffle, "Mareluna" ; vouloir, plutôt, la mer et la lune l’une dans l’autre la mer, seule, dans la lune, prise dans la boue dans les arborescences dans les feuillages de la lune. Mais je n’ai pas su plonger dans ces végétations luxuriantes, et encore moins m’immerger dans la chair de ces pierres colorées de ces mosaïques mille fois découvertes décortiquées réécrites J’ai seulement pu jouir du pied, du seuil, du premier piano et, d’ici, t’offrir te lancer à la volée, tout entière, cette terre, et ses sentiers pavés de gris de noirs : te donner, même, à toucher à étreindre à brûler autant de pavés sans couleurs pour que tes mains, pour que tes doigts, étreints, naissent de cette brûlure. J’aurais voulu, pourtant, dans ce geste, te tendre plus que les seules marches du soleil : j’aurais voulu, oui, de toutes mes bouches, te livrer aux racines du feu et t’esquisser te dessiner, immense, une traversée dans la lumière rougeoyante pour passer, ivre, au-delà du monde au-delà de ses allées de ses couloirs de ses gorges. Mais nous avons brûlé l’un l’autre l’un de l’autre : nous avons brûlé, de fièvre de folie, dans ce pays du Sud, dans ce pays de chaleurs d’étincelles dans ce champ d’incandescences escaladant arpentant adorant les bras du soleil et ses vallées et ses sommets et ses cimes et ses

 

Noémie Parant, 45 lettres à D., à paraître.

12/02/2012

Jude Stéfan, Les commourants

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adieu jusqu'au revoir

à dieu vous recommande

à Lucifer son ange

sidis et spahis

tandems et side-cars

firent l'enfance

sévices et fillettes

comme nord et sud

neiges et sodas

est et ouest

le suroît la toundra

main de la nourrice

à l'orée des fleurs

sur trottoir de l'aïeule

tapioca et tombola

en la vie brève et lente

oubliés le sampa le kappa

                 au pré fluvial

Gitanes étendent leur linge

Vaches défient l'abattoir

perdu le nom des Anges

une cloche hèle les vivants

voltigeurs dans les cintres

avant le gras des cadavres

                   mais

poussières s'amoncellent

ongles repoussent ou bien

                    Si

l'on attrape la lune basse

la boule de feu est la même

           chaque matin

ou si jamais apparut œil à double pupille

            par ces gels tempestifs

né jadis à la mort de Répine & Pascin

            1930

situable entre Pascal et Pascin

— du Néant au Fesses replètes —

et les Agents aux crampons escaladeurs

les poteaux blancs dégarnis de filets

             Cheminées comme une angoisse

              hurlant au Vide

en sarraus noirs et pompons

les Enfants morveux ahuris

assassins-nés offerts au jurés

parmi le Routine la Chierie

sur les routes de promiscuité

sous l'immonde boa de dieu

les pieds de mort comme on dit

de veau obsédants survivants

[...]

 

Jude Stéfan, Les commourants, éditions Argol,

2008, p. 11-14.

©photo Chantal Tanet, août 2011

 

 

11/02/2012

Aragon, Les Chambres, et : J'appelle poésie cet envers du temps...

                                             

                                          

 

 

Chambres

 

Un bras autour de toi

Le second sur mes yeux

L'un t'empêche de fuir

L'autre maintient mes songes

 

Ce lieu fermé de nous

Soudain si je m'éveille

Du sommeil des voleurs

La nuit noire m'y noie

 

Tout m'est plus que mémoire

À ce moment d'oubli

Dans la forêt du lit

Tout n'est plus que murmure

 

Et notre tragédie

Au long jeu de dormir

À demi-mots amers

L'obscurité la dit

 

Absente mon absente

Si faussement que j'ai

Dans mes bras étrangers

Comme une image peinte

 

Absente mon absente

Si faussement plongée

En mes bras étrangers

Comme une image feinte

 

J'ai des yeux pour pleurer

Quelle que soit la chambre

Les plafonds s'y ressemblent

Pour être malheureux

 

Ailleurs sans doute ailleurs

Aussi bien qu'où je suis

Oreille à tous les bruits

Qui braillent le malheur

 

Au grand vent dans un port

Comme un amant quitté

Au bout de la jetée

Espère et désespère

 

Et les barques à sec

La grève à marée basse

Et là-bas de mer lasse

Échoués les varechs

 [...]

Aragon, Les Chambres, Poème du temps qui ne passe pas,

Éditeurs Français Réunis, 1969, p. 25-27 , repris  dans

Œuvres poétiques complètes, II, p. 1097-1098.  


images.jpeg J'appelle poésie cet envers du temps, ces ténèbres aux yeux grands ouverts, ce domaine passionnel où je me perds, ce soleil nocturne, ce chant maudit aussi bien qui se meurt dans ma gorge où sonne à la volée les cloches de provocation... J'appelle poésie cette dénégation du jour, où les mots disent aussi bien le contraire de ce qu'ils disent que la proclamation  de l'interdit, l'aventure du sens ou du non-sens, ô paroles d'égarement qui êtes l'autre jour, la lumière noire des siècles, les yeux aveuglés d'en avoir tant vu, les oreilles percées à force d'entendre, les bras brisés d'avoir étreint de fureur ou d'amour le fuyant univers des songes, les fantômes du hasard dans leurs linceuls déchirés, l'imaginaire beauté pareille à l'eau pure des sources perdues...

   J'appelle poésie la peur qui prend ton corps tout entier à l'aube frémissante du jouir... Par exemple.

l'amour        l'amour       l'amour          l'amour             l'amour

[...]

 

Aragon, J'appelle poésie cet envers du temps, dans Œuvres poétiques complètes, II, édition publiée sous la direction d'Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2007, p. 1407.

10/02/2012

Mary-Laure Zoss, Entre chien et loup jetés

 

               Dans le champ court de la lampe

 

 imgres.jpegun jour flanque son axe à la renverse d'un coup, corps en tas, sur les chairs défaites de l'herbe, les maisons n'abritent plus, la nuit se remplissent d'eau, la peur plaque ses chemins froids contre la peau, dans un bout de pré à la merci de, on se retrouve à chauffer l'horizon avec son corps, qui saurait s'éclairer avec la plus vieille lampe de la mère morte ? pousse hors de là les paroles, elles se courent après dedans, n'ont pas d'adresse ; que le père assèche les murs, colmate les portes, cesse de paraître, front blanc, mains ballantes derrière un songe, on se réveille l'échine raidie et la faute au bord des dents, trop d'espace dans le milieu du souffle : saisis-toi ! mais comment ?

 

[...]

 

Mary-Laure Zoss, Entre chien et loup jetés, Cheyne éditeur, 2008, p. 69.

09/02/2012

Norge, La Langue verte

 

                             Glose

 

In principio erat verbum

 

   imgres-1.jpegMon chien s'appelle Sophie et répond au nom de Bisoute. C'est plus gentil ? Et le baiser est moins solennel que la sagesse. Vous me la baillez belle avec vos querelles de langage. Les peintres sont voués à la couleur :les poètes se défendraient-ils d'être voués aux mots ? Mais sémantique, rhétorique, vous croyez à cela, vous, Mossieu ? P'têt'ben qu'oui. Calembredaine ? Jardinier, encore un mot de germé. Bonne chance et fouette cocher ! D'accord : ça ne nourrit pas son homme... Qui mange le vent de sa cornemuse n'a que musique en sa panse. Déjà, ce n'est pas si peu.

   La vérité ne se mange pas ? La musique non plus. Mais je dis, moi, que la poésie se mange. Ici, des mots seuls on vous jacte et ce n'est pas encore poèmes ; mais enfin, des poèmes, qui sait où ça commence...

  Les mots, disait Monsieur Paulhan, sont des signes, et Mallarmé, lui, que ce sont des cygnes. Ah, beaux outils, les mots sont des outils, rabot, évidoir, herminette, gouge, ciseau. Ainsi, les formes naissent, portant la marque de l'outil et je retrouve à la statue ce joli coup de burin. Et je retrouve à la pensée ce délicat sillon du verbe. Tudieu, quelle patine ! Quel héritage, quelle usure,  quelles reliques de famille ! Quelle Jouvence et quel arroi. Des taches de sang, des coulées de verjus. Des traces de larmes ; et les sourires n'en laisseraient-ils pas ? En veux-tu de l'humain, en voilà. Ce n'est pas de petite bière (de bière, fi) mais de cuvée haute en cru. Venues de toutes part au monde, agiles comme des pollens. Ici, les monts de Thrace et là les rudesses picardes : et là le miel attique et l'Orient avec ses sucs. Des graillons, des flexions, des marées, puis un petit vent coulis, un soudain carillon de voyelles. Boissy d'Anglas. Quant au tudesque, zoui pour le bouffre mot : lansquenet (toujours hérissés ces tudesques) qui fait la pige au mot azur. Mais en français d'expression, pas trop n'en faut. D'expression, oui-dà, mais de race. Et de décence. En tapinois quand il sied, mais en garnde clarté si c'est l'heure. J'y reviens, mon frère qui respires, as-tu déjà pensé au spacieux mot : azur ?

   Ainsi les mots naissent, les mots durent, les mots se fanent et reverdissent. Des moissons, des vendanges, des forêts, des nids de mésanges et des couvées de minéraux. Fluide, flot, flamme, fleur, flou, flèche, flûte, flexible, flatteur... vous entendez ces allusions, vous reconnaissez cette lignée. Mais le génie français est réservé : il caresse l'harmonie imitative. Mais il décrit un chien sans marcher à quatre pattes.

[...]

 

 

           Totaux

 

Ton temps têtu te tatoue

T'as-ti tout tu de tes doutes ?

T'as-ti tout dû de tes dettes ?

T'as-ti tout dit de tes dates ?

T'as-t-on tant ôté de ta teinte ?

T'as-t-on donc dompté ton ton ?

T'as-ti tâté tout téton ?

T'as-ti tenté tout tutu ?

T'es-ti tant ? T'es-ti titan ?

T'es-ti toi dans tes totaux ?

 

Tatata, tu tus ton tout.

 


                 Golgotha

 

Jésus le crucifix au mur de la bouchère

Prenait-il en pitié les viandes passagères

Dans ce matin fidèle au raffut des chalands

Chuchoteurs que les rôts de veau fussent bien blancs

Et l'entrecôte mieux fissurée à la graisse,

Partant plus tendre. Un peu c'était comme à confesse,

O seigneur ; le saignant les rapproche de toi,

La dame carnassière et le monsieur qui tance. Or, le boucher, tirant de la grande potence

Un gigot qui pendait assez proche la croix,

Frôla de lui le flanc douloureux du dieu triste

Et le sang du mouton rougit le corps du Christ.

 

Norge, La langue verte, Gallimard, 1954, p. 9-11, 36 et 91.

 

08/02/2012

Valérie Rouzeau, Pas revoir, suivi de Neige rien ; lecture du livre

 

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                        Père

 

Le bouquet de fleurir fait beau sur le frigo

Ça s'ouvre et se ferme s'ouvre et se ferme

La famille est beaucoup mais le père trop malade

La famille prend de glace passe repasse font vite

Tombe pétale tic

Tombe pétale tac

Tombe pétale tombe à chaque han du frigo

 

Valérie Rouzeau, Neige rien, dans Pas revoir, suivi de Neige rien, "la petite vermillon", La Table Ronde, 2010, p. 100.


 

   Ça fait deux facile mon père et moi facile.

   Je compte sur lui pour tomber d'accord avec moi.

   Des nuages nous passent au-dessus, des crapauds chantent au loin leur chant bien plus beau qu'eux.

   Mon père ne dit mot nous sommes tous les deux mais je suis la seule à avoir le vent dans les cheveux et lui est le seul à ne pas ouvrir les yeux.

   Et je lui montre du doigt d'où vient le chant vachement gonflé des crapauds mais il connaît la fable.

   Des nuages nous passent au-dessus le temps, à moi surtout qui les compte tant.

   Mon père ne dit rien nous sommes différents mon père et moi là sommes deux en plan.

 

Valérie Rouzeau, Pas revoir, dans Pas revoir, suivi de Neige rien, "la petite vermillon", La Table Ronde, 2010, p. 43.

 

Lecture

Il faut saluer les rares éditeurs qui reprennent en poche, à un prix modique, pas seulement des auteurs passés aujourd'hui dans le domaine public mais des livres de poètes contemporains. Pas revoir avait été publié en 1999, par Le Dé bleu (mais Louis Dubost, son animateur, a pris sa retraite) et Neige rien en 2000 par les toujours actives éditions Unes.

   Quand on lit les deux titres, de tonalité différente, on pense parfois à Queneau, ou à Max Jacob, ou à Desnos — mais non, ce n'est pas cela ! Ce sont des poètes appréciés de Valérie Rouzeau, et il y en a bien d'autres, cela ne fait pas de doute, mais sa voix est autre. Ce qu'écrit André Velter dans sa préface : « Une voix vraiment nouvelle, qui ne ressemble à aucune autre. Une voix qui se reconnaît d'un signe, d'un souffle, et que l'on capte à jamais, à toujours ».

   Pas revoir, ce sont des poèmes rassemblés autour d'une vie, celle du père, de sa maladie, de sa façon de vivre avec les autres, de sa disparition, et en même temps les mots maintiennent quelque chose de ce qu'il fut. La mort emporte tout ce qui était le quotidien, que l'on ne remarquait même pas, ces mille moments sans relief particulier quand ils ont été vécus et dont l'absence fait percevoir l'importance :

 

Nous n'irons plus aux champignons le brouillard a tout mangé les chèvres blanches et nos paniers.

Nous n'irons pas non plus dans les cités qui sont des baleines grises très bien organisées où nos cœurs se perdraient.

Ni au cinéma ni au cirque, ni au café-concert ni aux courses cyclistes.

Nous n'irons pas nous n'irons plus pas plus que nous n'irons que nous ne rirons pas que nous ne rirons plus que nous ne rirons ronds.

 

   Retenir, quand on sait que la fin est proche, la forme du visage, la « belle tête dure», à l'hôpital « les cheveux collés », des gestes de tendresse, « main donnée à maman », la voix :

Toi ta petite voix que couvre celle des chèvres en balaaade toi malaaade disant à maman mot secrets mots infimes de tendresse grande et comme elle belle.

   La mort proche, on en parle, chacun sait qu'elle vient, « même le canari savait », et comment vivre l'après ? « Ça va quand on demande moi je dis bien surtout s'il y a du monde je prends sur moi très bien. » L'écriture rassemble, avec justesse, des fragments d'une relation, permet de fixer les souvenirs pour que tout ne parte pas à vau-l'eau, mais le vide, le "jamais plus" ne peut être dit : « Ça rime à rien ta mort intérieurement pauvre chant ». Mais non, comme l'écrit André Velter, Pas revoir n'est pas une manière de « pactiser avec l'habituel et indigne discours du deuil ». Ici, comme dans Neige rien, la langue est prise dans sa matérialité, pour que soit dit ce qui l'est bien rarement dans la poésie, les jours gris à côté des matins ensoleillés, les moments de la vie sans bruit, de la douleur dont on n'a pas grand-chose à dire, qui est d'abord à supporter.

   Neige rien est différent et proche ; le livre explore avec allégresse, en brefs poèmes, des moments du quotidien résumés par le sous-titre "Debout, assis, couché", complété pour la première partie par "(Portraits de majeurs, plus chien)" et pour la seconde par "(Portraits de mineurs, plus chouette)" — l'ajout "plus" peut se lire de deux manières : la double lecture est de mise comme le suggère le vers d'ouverture du recueil, « Écoute si c'est comme est dit ». On comprend ce qu'est cette « voix nouvelle » quand on suit « ce que le poète a fait à la langue qui ne se fait pas »1. La phrase se défait et l'on perd souvent quelques instants ses repères, non pas pour "jouer avec la langue" — c'est à la portée de beaucoup — mais pour que se réorganise le sens et que s'entende le pas dit. Ainsi quand un mot en entraîne un autre et qu'est utilisée l'homonymie :

 

À l'étroit les trois huit

Virés salaires de rien

Micheline Michelin

Padradis pour demain

 

   Une fois la langue forcée pour dire la violence, la seconde strophe peut sembler suivre la norme, mais le second vers a déjà été entendu :

 

Allez toi va t'en vite

Virée ç'a l'air de rien

Micheline Michelin

On te remercie bien

 

   Neige rien (la neige est présente dans tous les livres de Valérie Rouzeau — quelle nostalgie ?), c'est aussi N'ai-je rien, comme pourrait le dire l'enfant : « Zéro présent ensemble vide / Et neige rien » ou plus loin : « L'enfant bon dos cadeau ceinture ». La syntaxe ( « le saint axe ») est souvent touchée — avec parfois suppression de l'article, de la préposition ou du pronom personnel, par exemple — non pour "imiter" l'oral (jeu stérile), mais parce que c'est un moyen parmi d'autres d'exploiter les ressources de la langue. Parmi d'autres : l'homonymie (Les flaches télévisées ; sais / pour toujours), l'à-peu près (des récites à sillons ; Meuh-cieux Mad-âme au premier vers qui deviennent au dernier Cieux d'âme) ; etc : on passera encore des animaux familiaux aux bègues bégonias et à des usages efficaces de la rime (« Rien entre elle et ciel loque / Direct à terre dans sa flaque »)  La traductrice de l'anglais qu'est Valérie Rouzeau ne se prive pas non plus de passer d'une langue à l'autre : « Ouate dou mon dieu ici / Au bout du fil mais si / We may see mai comme après avril [...] ».

 

   L'exploration du code commun n'est pas neutre, on l'a dit. Elle permet de dire la violence du quotidien, celle des rapports sociaux, elle invite aussi à questionner l'usage de la langue par chacun et à comprendre comment elle est utilisée pour dissimuler une partie du réel. Tout cela, il faut y insister, avec une maîtrise parfaite de la métrique — on se surprend à lire un poème en vers de 10/11 syllabes, un autre de 8/9 syllabes  — , et une « phrase musicale » (André Velter) que la lecture à voix haute donne immédiatement à entendre.

 

Valérie Rouzeau, Pas revoir, suivi de Neige rien, préface d'André Velter, collection "la petite vermillon", La Table Ronde, 2010, 7 €.

© Photo Tristan Hordé.


 

 

07/02/2012

Michel Deguy, Ouï dire

 

michel deguy,ouï dire,couleurs

Moraine bleue dans le glacier du soir

 

La vigne rentre sous le vert, le bleu reprend le

ciel, le sol s'efface dans la terre, le rouge

s'exhausse et absorbe en lui les champs de Crau.

Les couleurs s'affranchissent des choses et

retrouvent leur règne épais et libre avant

les choses, pareilles à la glaise qui précédait Adam.

 

Le saurien terre émerge et lève mâchoire

vers la lune, les années rêveuses sortent des grottes

et rôdent tendrement autour de la peau épaisse. Falaise se

redresse, Victoire reprend son âge pour la nuit. Les nuages

même s'écartent, les laissant.

 

   En hâte quittée cette terre qui tremble

ils se sont regroupés dans la ville, bardée de portes.

 

Michel Deguy, Ouï dire, Gallimard, 1966, p. 64.

06/02/2012

Marie Étienne, Lettres d'Idumée

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    Le mal des choses

 

Cette année-là l'hiver

en elle le désir de sommeil

obscure et sourde en elle l'attente

 

Je fus prise jusqu'aux vastes rives

par les questions

 

Le mal des choses ne s'invente pas

ni le deuil qui efface ni

l'ombre

 

 

Du côté lent de la prairie

midi me brûle

je franchis l'eau

 

avec des floraisons de rage

pour les promesses comme limite

l'air léger sans rideaux

 

Elle écrivait viens voir

comme je vis blessée

 

 

La chambre est petite, sèche

Je suis restée debout toute la nuit et toute la journée

           et j'ai laissé entrer le vent

Tout autour il y a des bouleaux gros et blancs, un saule

           qui retombe sur l'eau

 

Elle ne comprenait rien car elle avait appris trop vite

            elle ne comprenait pas les mots seulement les

            chansons craignant le sang comme appliqué par

            une main

 

Elle reposait, sa tête renversée se débattait sur l'oreiller,

            point si grande, le sourcil oblique

 

[...]

Marie Étienne, Lettres d'Idumée, Poésie 82 Seghers, 1982, p. 49-51.

05/02/2012

Franck Venaille, C'est nous les modernes — Bernard Vargaftig

franck venaille,c'est nous les modernes,bernard vargaftig

 

                  En hommage à Bernard Vargaftig, 1934-2012

 

   imgres.jpegIl existe une profonde obsession du langage chez Bernard Vargaftig. On peut estimer qu'elle est double et vise, d'abord, les termes qu'il n'utilisera jamais, ensuite ceux qui, de livre en livre, forment l'ossature même de son écriture. Dans Trembler comme le souffle tremble, le texte est si dense que l'on peut imaginer que les mots laissés à la porte sont légion et attendent plus ou moins calmement que l'on fasse appel à eux. On découvre également que craie — enfance — tremblement — rue reviennent régulièrement dans l'énoncé, l'accompagnant de leur rythme et de leur cadence récurrente. D'ailleurs, ce que nous dit ici Vargaftig, n'est pas nouveau. C'est une voix que l'on retrouve de livre en livre. Voix sortie de l'enfance douloureuse et inquiète. Chant d'amour. Travail acharné sur le langage afin de le rendre toujours plus poétique, c'est-à-dire respectant des lois et des règles strictes et immuables. Cette fois-ci nous sommes, me semble-t-il, à l'épicentre de l'énigme qui accompagne tout travail créatif. Quelque chose a été oublié mais quoi ? Quelles sont les causes profondes de ce tremblement de l'écriture qui est tout le contraire d'une maladresse, mais le signe que la vie, de l'intérieur, anime le langage et le fait vibrer. Mais aucune réponse n'est apportée à notre questionnement. À nous de lire et de le faire bien. La thématique est donc connue. Alors d'où vient cet étrange bonheur de retrouver ce que l'on pressentait ? C'est que, d'une manière assez obsessionnelle, Vargaftig continue à bouleverser le sens et le rythme de l'énoncé poétique. On est pris par ce chant qui sourd de la page, ce chant qui ramène à autrefois, avant que l'enfant découvre la peur (non pas métaphysique mais bien réelle) née de la présence des occupants nazis. Depuis des années, Vargaftig compose ses poèmes comme un artiste plasticien (Boltanski ?) peut fabriquer des objets avec de la terre. Il prend. Il soupèse. Il ajoute ou rejette jusqu'à ce que la nudité du vers apparaisse et éblouisse le lecteur. Car chez Vargaftig, il y a d'abord le vers, lumineux, sous toutes ses formes, et qui s'affirme comme tel. Ce n'est pas un poète honteux d'entendre sa poésie chanter. Il suffit de l'écouter lire pour comprendre que ce n'est pas de lui que naîtront les travaux de sape entrepris contre la « forme » poésie. L'écoutant, j'entends un lyrique s'exprimer, tenir compte des blancs, des silences, des retraits qui sont nombreux dans l'écriture et lui donnent ce ton inimitable. Cet homme, que je connais depuis 1962 mais que je n'avais jamais revu est fidèle à une musique des mots venant disait-on de la poésie française du 16e siècle et de l'Europe centrale. Il existe chez Vargaftig, une manière d'imposer sa voix, sa voix brisée, secrète amie que l'on n'oublie jamais, sa voix d'écorché. Quand nous nous sommes retrouvés, quarante ans plus tard, nous avons parlé, longuement, avec le maximum de précision, et cela sur un banc, face à un fleuve. Tout pouvait s'arrêter. Mais tout a repris. Je viens de relire Trembler comme le souffle tremble. Le livre dit également la présence de la peur, du danger, de la détresse. Ce sont là des données difficiles à affronter. La force du poète Vargaftig est là : il peut faire face avec ses armes qui portent un nom : le poème.

 

Franck Venaille, C'est nous les modernes, Poésie Flammarion, 2010, p. 185-186.

04/02/2012

Ariane Dreyfus, poèmes dans la revue Contre-Allées

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                  « Tu voudras bien lui donner ? »

 

Dans le bol transparent une poignée de cerises

Plutôt sombres que rouges, les dernières

 

Elles ne sont pas prises

Sauf si penser à, aimer sans réponse c'est comme manger

Le bol est plein d'elles qui sont prêtes

Qui disent :

« Il faut savoir que c'est fini »

 

Gouttes coagulées exactement comme

Ce qui peut souffrir et le refuse

 

 

                    « Je les ai toutes cassées sauf deux »

 

Pauvre corps qui ne va pas pouvoir rester

Être tout près de lui encore en vrai

 

Comme boire ce qui serait du temps

Très immobile

 

Pour que rien ne tombe

Il écrase la tasse de son genou, pousse même la chaise

Ils ne veulent pas faire quelque chose

 

Ouvrir grand la bouche et l'appui tout à tour

 

Ariane Dreyfus, dans "Contre-Allées" n° 29.30, Automne-Hiver

2011, p. 11 et 14.

©Photo Tristan Hordé

Contre-Allées, revue de poésie contemporaine, http://contreallees.blogspot.com/

03/02/2012

Daniil Harms, Œuvres en proses et en vers

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Mais combien de mouvements divers

Courent impétueusement à sa rencontre

Un autre aide se hâte vers lui

Un autre char se meut encore

 

La fenêtre s'ouvre

Paisiblement s'approche

un éléphant. Le voilà le cher

spectral. Le voilà

le cher spectral.

Le voilà le cher

spectral. Le voilà

le cher spectral. Le voilà le jour

plein de souffrance. Rien à manger,

rien à manger, rien à manger.

J'ai faim. Oï oï oï !

J'ai faim. J'ai faim.

Voilà mon mot.

Je veux nourrir ma

femme. Je veux nourrir

ma femme. Nous avons très

faim.

Ah qu'il y a de choses

merveilleuses ! Ah qu'il y a

de choses merveilleuses !

Le vin et la viande. Le vin et la viande.

Le vin est plus agréable que le gruau.

Putain, putain, putain !

Le vin est plus agréable que le gruau.

Prenons prenigue prinigonfli !

La viande est meilleure que la pâte !

La viande est meilleure que la pâte !

 

Je ne mange que viande et légumes.

Je ne bois que bière et vodka.

Gongli gonfla !

Je n'aime pas les femmes russes.

La femme russe surtout si elle a maigri,

surtout si elle a maigri,

Gonfili gonfilette !

Surtout si elle a maigri,

Ça vaut pas tripette !

Pouah ! Pouah ! Pouah !

C'est une horreur !

J'aime les juives bien en chair !

Ça c'est adorable !

Ça c'est adorable !

Ça c'est,

Ça c'est,

Ça c'est adorable !

Je me conduis avec insolence.

Je me conduis avec extrême insolence.

(Saute à travers le tonneau).

Je me conduis avec insolence.

Gonfli gonfla !

J'aime manger de la viande,

Boire bière et vodka,

Manger viande et légumes

Boire bière et vodka.

Gonfilette gonfila !

Je veux manger de la viande !

Boire bière et vodka !

C'est comme ça !

(Saute à travers le tonneau !)

 

Harmonius

                                                        3 janvier 1938

 

Daniil Harms, Œuvres en prose et en vers, traduit du russe

et annoté par Yvan Mignot, Verdier, 2005, p. 706-708.

02/02/2012

Leonor Fini, Rogomelec

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   Je savais qu'il ne fallait pas se laisser tenter. Qu'il faudrait savoir rester chez soi, éviter les voyages dans cette époque barbare, les affreuses bousculades, l'humiliation de ce que l'on appelle les "villégiatures".

« Le vain travail de voir divers pays », Maurice Scève l'avait écrit ; je me le répétais.

   Mais on m'avait parlé de ce lieu solitaire, de ce climat assoupissant. Imaginant un bien-être particulier, je suis donc parti rejoindre le navire.

   C'était le Port Saïd.

   D'autres navires hurlaient déjà très fort. Pour le Port Saïd, il y avait encore du temps ; au moins une heure. Passaient des chariots avec des ballots d'odorantes épices — safran peut-être, cannelle — une bonne odeur et de la poussière jaune or tout autour. Cette poussière voilait parfois ces groupes  d'humains vociférants, tous habillés de mêmes couleurs, me semblait-il.

   Il n'y avait qu'un homme différent et peu recommandable. Mais à l'observer plus attentivement, je lui trouvai davantage l'aspect d'un assassiné que celui d'un assassin. Il se frayait un chemin pour rejoindre une jeune femme blonde qui parut surprise en l'apercevant et certainement ne le connaissait pas. Lui se baissa un peu et murmura quelque chose à l'oreille de la femme qui, contre le soleil, apparaissait d'une transparence fragile. Puis elle baissa le regard vers cette main ouverte, tendue à la hauteur de sa taille ; elle poussa un petit cri, mais le passage d'un chariot chargé de ballots qui sentaient le safran et la cannelle la fit disparaître à mes yeux.

   Je ne la voyais plus.

   La foule s'épaississait.

   Je m'apercevais que je suivais cet homme.

 

Leonor Fini, Rogomelec, éditions Stock, 1979, p. 9-11.

01/02/2012

Lecture de : Jean Ristat, Le théâtre du ciel, une lecture de Rimbaud.

 

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   Le théâtre du ciel est un livre singulier : il est construit en partant des deux premiers vers du sonnet des voyelles de Rimbaud, cités en exergue (A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, / Je dirai quelque jour vos naissances latentes), et en alternant pour chaque voyelle des transformations autour de sa forme (Entrées), puis des variations qui incluent la couleur (Scènes, parties divisées en tableaux). Mais un intermède rompt cet ordonnancement, consacré à une récriture en vers du Voyage au centre de la terre de Jules Verne. Dans cet ensemble s’entrelacent des motifs que reconnaîtront les lecteurs de Ristat.

   L’intermède, désignant une représentation entre les actes d’une pièce de théâtre, met ici en scène Otto Lidenbrock et son neveu le jeune Axel, tous deux venus du livre de Jules Verne, et un récitant. Les personnages, dans leur étrange parcours, traversent « le miroir / De l’espace et du temps par quoi toute chose se / Multiplie à l’infini en se répétant » ; c’est donner à cet endroit (il en est d’autres) du poème une image du livre entier : il s’est écrit en partie par l’intégration de divers matériaux non pas repris tels quels mais bougés. Le livre est ainsi comme « la machinerie du ciel » où les nuages se font, se défont et se recomposent sans cesse en figures nouvelles. C’est bien là un théâtre : « Dans les fossés du ciel [...] toutes les couleurs / s’échangent ».

   Ce ciel sans cesse changeant (« Le ciel en bâillant laisse passer la lune entre / Ses babines blêmes ») est présent dans tout le livre, fil à suivre comme le sont les divers fragments issus de la mémoire — du « loup bleu de la mémoire ». Ainsi le souvenir de la grand-mère et de l’adolescent « lisant dans la cabane / Au fond du jardin ». Aux bribes du passé se mêlent, extraits aussi des « Forêts de la mémoire », des lambeaux des œuvres lues, modifiés (« Il n’aurait fallu qu’un moment de plus » (Aragon, Le Roman inachevé) devient « Il n’aurait fallu qu’un mot peut-être »), des motifs de la grande tradition lyrique, du XVIe siècle (« Un jour viendra où mes vers seront ta couronne ») au romantisme, ici représenté par Chateaubriand (« Levez-vous, orages désirés » changé en « levez-vous vents désirés »). S’ajoutent certaines figures de la mythologie, si vivantes chez Ristat (1) ; interviennent le plus souvent les personnages nés « au milieu de l’archipel de mythologique mémoire » : Icare, Dionysos, Adonis, Médée, etc., à côté de « la mère isis au sexe de mygale » et de saint Sébastien.

  Dans le complexe, et presque toujours très allusif, entrelacement des références, dominent les éléments pris à Rimbaud ; vie (« À marseille sur ton lit d’hôpital », mots (« bave », qui rappelle « Mon triste cœur bave à la poupe »), transformations (« l’enfer n’a pas de saison ») et évocation rapide de l’énigmatique Hortense. Le personnage de Verlaine-Lélian est aussi convoqué, et de là le motif de l’homosexualité installé dès les premières pages :

         Le poète porte un chapeau gris perle et boit

         Goulûment du rhum dans la cale avec un jeune

Malfrat qui le consolera de vivre encore

 

   C’est bien à partir de Rimbaud, lu et relu, qu’est organisé ce théâtre, labyrinthe et, aussi, ensemble de scènes emboîtées les unes dans les autres. Les Entrées forment une broderie évoquant les images des anciens abécédaires : l’A girafe, l’ « E trident de Neptune », « L’U fer à cheval », l’ « O ogre / Bouche ouverte », etc. La lettre, donc, dessine une figure et, parallèlement, les sons font le sens comme, par exemple, dans « O la camarde ma camarade » ou dans ces quatre vers anagrammatiques :

Ici le rital en ristat s’attriste à

La moquerie et ferraille comme un rasta

Tatoué tâte enfin rassis après la rixe

Un alexandrin circonflexe aux pieds tors

Pieds, ou plutôt syllabes torses, des alexandrins : ici et là on compte 11 ou 13 syllabes.

   Chacune des Entrées tisse un récit qui se poursuit dans les Scènes : il se déroule alors en intégrant les couleurs des voyelles. Ainsi, le rouge du I est appelé dans la suite des scènes par : s’empourprent, couleur de sang, lèvres fardées, pieds rouges, boues rouges, pourpres tentures, rubis, incendie, peau cramoisie, bonnet rouge, Titien, feu. J'arrête là cette description d’un théâtre où la scène laisse découvrir les coulisses — elles sont alors une nouvelle scène —, où l’on traverse le miroir pour réapprendre, comme l’écrivait Rimbaud cité par Ristat, « la vie d’aventures qui existent dans les livres d’enfants ».

 



1 Rappelons notamment le titre de son précédent livre, Artémis chasse à courre le sanglier, le cerf et le loup.

 Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud, Gallimard, 2009 ;    24, 90 €.