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31/05/2022

Jila Mossaed, Le huitième pays

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J’écris

Je saisis les mots

comme Robinson Crusoé

quand il trouvait de petites choses

 

J’emporte les mots dans ma grotte

comme un animal affamé

 

J’y ai là une mère qui attend

Lui montre les mots

Nous jouons avec comme deux petites filles

 

Nous les rinçons de leur poussière étrangère

nous nous épanouissons avec eux

 

Je récite mes poèmes et les prononce de telle sorte

que tous dans la grotte puissent les comprendre

 

Jila Mossaed, Le huitième pays, Le Castor Astral, traduction du suédois Françoise Sule, 2022, p. 51.

30/05/2022

Pierre Chappuis, La nuit moins profonde

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Que ne nous sépare pas

 

Que ne nous sépare pas, insensible abîme, le moindre écart.

 

Ce que nous étions, ce que nous sommes. N’ayant point souvenir des massifs d’ombre côtoyés, mouvants, dont les senteurs montaient à la tête.

 

 

Un courant de transparence, insensiblement, nous porte ; aurore, démarcation nulle.

 

Pierre Chappuis, La nuit moins profonde, éditions Empreintes, 2021, p.65.

 

 

29/05/2022

Ferdinand Bac, Livre Journal 1921

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Ferdinand Bac (1859-1952), caricaturiste estimé à son époque autant que Sem ou Caran d’Ache, écrivain oublié aujourd’hui, aménageait aussi les jardins de riches propriétaires, notamment sur la Côte d’Azur. Il a tenu quasi quotidiennement un Livre-Journal dont deux années (1919 et 1920) ont déjà été publiées ; ce volume s’ouvre le 2 janvier et se clôt le 31 décembre.

La phrase d’ouverture donne le ton de l’ensemble, « Tournée de visites au Cap Martin ». F. B., déjeune chez la veuve d’un industriel, dont il a refait la décoration de la salle à manger, part à Roquebrune chez Gabriel Hanotaux, délégué à cette date de la France à la Société des Nations : ces mondanités sont l’occupation principale d’une classe sociale aisée. F. B. y rencontre des mécènes mais aussi des personnes comme le général Mangin qui a eu un rôle important dans la défaite allemande en 1918 et qui n’a pas du tout le point de vue dominant sur les suites à donner à la victoire. Comme Hanotaux, il est opposé au règlement par Berlin de dommages de guerre, « gouffre dangereux pour un avenir incalculable ». Hanotaux, un peu plus tard, suggère de « liquider la dette allemande par un concours mondial et renouer des relations avec l’Allemagne » pour éviter « le cataclysme universel ». Ces propositions se heurtent alors à « un bain de mensonges » qui trompe complètement l’opinion publique.

  1. B. a l’art du portrait ; assistant à une représentation du Mariage de Figaroavec Cécile Sorel, il s’étonne d’abord, après l’avoir « quittée presque vieille, marionnette tragique, dans sa lutte de Célimène quinquagénaire », de la voir « rajeunie de 15 ans » et « Telle qu’elle est dans son faux, elle est impressionnante et belle » : passage de la chirurgie esthétique. Observateur sans complaisance, il transpose les attaques de Beaumarchais dans Le Mariage de Figarode l’insolence de la naissance à celle « l’argent gagné par la catastrophe [ = la guerre] », relevant que tous les possédants du Cap Martin recevraient sans doute la Légion d’honneur : « C’est le triomphe de l’argent ».
    Des innovations de son temps, il rejette violemment le téléphone qui permet à n’importe qui de « violer votre logis pour vous dire n’importe quoi ». Résolument opposé à ce nouvel « esclavage », il connaît heureusement un lieu à l’écart des mondains et de leur grossièreté, « de la brutale et stérile actualité », le Louvre, sa « chère patrie ». Il se trompe beaucoup sur les faits sociaux ; ainsi, en 1921, il imagine que la servitude des pauvres est en voie de disparition en voyant, ­ prétend-il, « des porteuses de pain qui portent des robes de soie à la dernière mode (...). La voilà, la grande révolution. » Mais s’il pense qu’il fera chez lui « le ménage lui-même », il admet que, reçu dans des demeures luxueuses il est servi « par des laquais en livrée ». Il manifeste   d’ailleurs son goût pour les invitations de ceux dont il n’est pas entièrement dupe ; il énumère avec gourmandise les titres et parfois la généalogie de ses hôtes, et à d’autres endroits dit le vide, souvent, de ce milieu. Le préfacier le voit qui « ne croit ni en personne ni en rien, si ce n’est à la vertu salvatrice des formes classiques. »
  2. B. se plaît, dit-il, à étudier la psychologie de ces oisifs qui le reçoivent. Il a souvent la dent dure et fustige, par exemple, la romancière américaine Edith Wharton qui, installée à Hyères au milieu d’une petite société « bien née », « se croit une divinité » et rejette une fille mère — née avec une particule... Il s’amuse des réactions de l’abbé Mugnier*qui était « tout émerveillé » d’avoir assisté à un mariage dans la grande bourgeoisie : « Tant de belles dames ! tant de toilettes, des Fragonard ! » Il décrit, sévèrement, Gautier-Villars, écrivain sous le nom de WiIly, « tombé si bas qu’il était devenu le barnum du lesbianisme » après avoir applaudi « sa femme [Colette] demi-nue, dans une scène ignoble avec la Marquise de Belbeuf » au Moulin Rouge ; avec un peu d’ironie, il ajoute que Colette a épousé ensuite Henry de Jouvenel, directeur du « puissant journal Le Matin» et est considérée « génie littéraire »(sic).
    Dans cet univers où l’apparence compte plus que tout, il est impossible d’être accepté si l’on n’appartient pas à la bonne société ; Anatole France est reçu par une "Madame de", mais il a épousé sa gouvernante qui, auparavant, était femme de chambre chez une autre "Madame de" : comment se comporter ? Bac défend l’écrivain pour sa manière de mettre en avant son épouse. Un de ces « risibles parasites » lit dans une réunion le texte antisémite, Les protocoles des sages de Sion et les nantis qui l’écoutent imaginent immédiatement que leur voisine juive, Mme Stern, appartient au complot qui veut diriger le monde. Ils viennent cependant chez elle lorsqu’elle reçoit le roi de Suède. Ils ignorent à peu près tout de ce qui est au-delà de leurs occupations : « Il y a les thés de Madame Mühlfeld [qui tient un salon littéraire]. Voilà qui existe »

Ce Livre-Journal, quand on met de côté l’avalanche de noms de notables et gens fortunés, renseigne avec précision sur les milieux sociaux que fréquentaient beaucoup d’écrivains : la littérature n’est pas hors du monde et il est intéressant d’avoir le témoignage d’un contemporain qui consignait quasi quotidiennement ce qu’il voyait et entendait. Des points de suspension dans le texte indiquent que Lawrence Joseph n’a pas tout conservé ; ses notes éclairent toujours à propos de personnages et d’événements que notre époque a oubliés, les photographies de quelques personnes évoquées, de lieux transformés par Bac ainsi que ses dessins, complètent heureusement la préface.

 

* L’abbé Mugnier (1853-1944), avait plus d’occupations mondaines que d’activités religieuses. Il a écrit un Journal de 1879 à

 

Ferdinand Bac, Livre Journal 1921, Édition établie, préfacée et annotée par Lawrence Joseph, Éditions Claire Paulhan, 2022, 368 p., 29 €. Cette recension a été pub liée par Sitaudis le 28 avril 2022.

 

 

 

28/05/2022

Jack Kerouac, Mexico City Blues : recension

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Le centenaire de la naissance de Jack Kerouac a remis en librairie plusieurs de ses ouvrages, dont Mexico City Blues, seul livre de poèmes édité de son vivant. Écrit au mois de juillet 1955, publié en 1959, Mexico City Bluesa paru en français en 1976 (Christian Bourgois), traduit par Pierre Joris et c’est cette traduction qui est reprise. Le livre est une longue suite divisée en 242 chorus, qui se voulait en poésie ce qu’était l’improvisation en jazz. Le préfacier, Yves Buin, définit l’ensemble comme « Écriture spontanée qui exige la désinhibition, l’absence de censure, l’usage des processus de l’automatisme et de l’association libre ». Ces principes étaient pour l’essentiel partagés par un groupement d’écrivains réunis sous le nom de Beat Generation (nom introduit par Kerouac), qui comprenait notamment William Burroughs, Gregory Corso, Allen Ginsberg ; ils sont tous présents dans les chorus, avec un aîné, William Carlos Williams, et des écrivains classiques comme William Blake et Samuel Johnson, Pope et Oscar Wilde.

 

Les poèmes rendent aussi hommage à de grandes figures du jazz des années 1950, en particulier à Charlie Parker, considéré par Kerouac comme « le Musicien Parfait », « un grand musicien et créateur de formes », « Musicalement aussi important que Beethoven / Mais sans être reconnu comme tel ». Comment restituer le rythme du jazz avec des mots ? Kerouac use de vers très courts et abandonne souvent la cohérence, la logique du discours, ce qui peut correspondre à l’improvisation du saxophoniste ou du pianiste : « As-tu vraiment besoin / du mot juste / As-tu vraiment besoin / Évidemment c’est / Complètement stupide ». La question du sens ne doit pas se poser, ce qu’affirme clairement Kerouac, « Ne cherche pas le sens », et qu’il met en œuvre, par exemple dans ces vers : « Pan Matador / Pazatza cuaro / Mix-technique / Poop / Indio / Yo yo catlepol / Hurlement lune / Indien / Ville & Cité ». À l’improvisation qui n’est pas réglée dans le temps peut correspondre l’énumération, procédé très fréquemment employé dans les chorus ; mais elle est également imitée quand, dans une suite, un fil relie les mots : à partir de « aigre-doux » on passe à « chou », puis « soupe au chou » et « choucroute ». La traduction ne rend pas complètement compte de l’influence de la musique et il est intéressant de relire les poèmes originaux :

                I know I am dead

                I wont camp. I’m dead now.

                What am I waiting to vanish ?

                      The dead dont vanish ?

                            Go up in dirt ?

                How do I know that I’m dead.

                            Because I’m alive

                               And I got work to do

                                  Oh me, Oh my,

                                       Hello - Come in –

(dernière partie du chorus 235)

               

À côté de cet aspect, dominant, pour être en phase avec le jazz, Kerouac ne néglige    pas des formes plus classiques, avec même celle du récit, par exemple pour rendre hommage à Charlie Parker. Cependant, le récit entrepris sur un sujet (« Mais maintenant je vais décrire / les fous que j’ai connus ») s’engage sur une autre voie, introduisant la mère, puis la langue se dérègle (« et plouffant et / blouffant ») et la possibilité du récit est rejetée, il n’a pas sa place dans les chorus : « c’est facile de devenir fou / parfois je deviens fou. Ne peux continuer mon histoire, / j’écris en vers. / Pire / N’ai pas d’histoire, rien que des vers ». Rapportant à sa manière un extrait du Satiricon de Pétrone, Kerouac le termine par « Est-ce vrai ? » et conclut « Petronius Arbitum - / élégant pédé, / mon cher » [pour Petronius Arbiter].

 

Toute la vie de Kerouac s’engouffre dans Mexico City Blues, les souvenirs d’enfance, la mère et le père, la nécessité de l’écriture, les angoisses. Beat signifiait « brisé, défoncé » et, dans la langue des exclus, être beatimpliquait le refus de la société américaine. Cette mise à l’écart volontaire a été liée pour Kerouac à l’usage de la drogue et, surtout, de l’alcool, et a entraîné une difficulté de vivre qui s’exprime crûment parfois dans les chorus, « Merde et misère / Je souffre absolument / attendant sans merci / Que le pire arrive, / Je suis complètement perdu / Il n’y a pas d’espoir », « Et tout est foutu sur cette scène ». Une sortie existe cependant, la tentative d’atteindre le Vide et le Rien — mots récurrents dans les chorus — du bouddhisme, religion à laquelle Ginsberg l’a initié. Le livre est nourri de références à la religion et ce n’est pas l’aspect le plus attachant aujourd’hui. Des vers ramassés rappellent le fond de la doctrine, « c’est que / rien / naît vraiment / ni meurt », doctrine qui est condition d’équilibre : « Ce qu’il me faut Solide dans / Ma tête l’image du Bouddha ». Les musiciens admirés par Kerouac ne peuvent qu’être associés au bouddhisme et, d’abord, le premier d’entre eux, « Charley Parker ressemblait à Bouddha ». Écrire à propos de la religion est par ailleurs présenté comme la tâche la plus utile, « Alors que dois-je faire / À part écrire cette poésie / Instructive ».

 

On peut ne pas apprécier ces chorus qui exhortent à « suiv[re] le vide » et à lire des dizaines de fois « Tathagata », l’une des épithètes de Bouddha ; on (re)découvre avec beaucoup d’intérêt le lyrisme sans limite de Kerouac s’essayant avec succès à écrire comme s’il improvisait au saxophone alto : il faut l’entendre lire ses chorus. Yves Buin dit justement que « coexistaient en lui la nostalgie précoce de l’infini et la marginalité libertaire ».

Jack Kerouac, Mexico City Blues, traduction Pierre Joris, préface Yves Buin, Poésie/Gallimard, 2022, 270 p., 10,60 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 23 avril 2022.

 

 

 

 

27/05/2022

Jean de La Fontaine, Fables, 8, XXIV

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                 L’éducation

 

Landon et César, frères dans l’origine,

Venaient de chiens fameux, beaux, bien faits et hardis,

À deux maîtres divers échus au temps jadis,

Hantaient l’un les forêts, l’autre la cuisine.

Ils avaient eu d’abord chacun un autre nom ;

                  Mais la diverse nourriture

Fortifiant en l’un cette heureuse nature,

En l’autre l’altérant, un certain marmiton

                  Nomma celui-ci Laridon :

Son frère, ayant connu mainte haute aventure,

Mis maint Cerf aux abois, maint Sanglier abattu,

Fut le premier César que la gent chienne ait eu.

On eut soin d’empêcher qu’une indigne maîtresse

Ne fît en ses enfants dégénérer son sang :

Landon négligé témoignait sa tendresse

                  À l’objet le premier passant.

                  Il peupla tout de son engeance :

Tournebroches par lui rendus communs en France

Y font un corps à part, gens fuyants les hasards,

                  Peuple antipode des Césars.

On ne suit pas toujours ses aïeux ni son père :

Le peu de soin , le temps, tout fait qu’on dégénère :

Faute de cultiver la nature et ses dons,

Ô combien de Césars deviendront Laridons !

 

Jean de La Fontaine, Fables, 8, XXI, préface

Yves Le Pestipon, édition Jean-Pierre Collinet,

Pléiade/Gallimard, 2021, p. 177.

26/05/2022

Judith Chavanne, Peut-être des lis

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Ce jour, tout ce qui te restait de vie

c’étaient deux grands oiseaux noirs effarés,

noirs dans tes yeux comme presque la folie.

 

Et ton effort devant nous était de retenir

ces oiseaux qui battaient des ailes, fébriles :

 

qu’une fois encore, quelques minutes

(nous étions tous réunis au pied du lit)

ils te tiennent lieu jusqu’à nous

de regard, jusqu’aux plus jeunes surtout...

 

Et puis, de nouveau seule dans la chambre,

tu les laisserais partir — puisqu’ils le voulaient.

 

Judith Chavanne, Peut-être des lis,

le bois d’Orion, 2022, p. 23.

25/05/2022

Liliane Giraudon, Le travail de la viande

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(...) j’ai eu envie de marcher

dans de l’herbe

et je me suis demandé pourquoi

                  il devient si difficile

de tout simplement marcher

                  dans de l’herbe

                  russe ou française

la soviétique n’existant plus

puisqu’il n’y a plus

                  d’Union soviétique

                  il n’y a plus d’herbe soviétique

mais Poutine est devenu

l’allié de Bachar el-Assad

 

ensemble ils bombardent

et affament la Syrie

                  là-bas comme ailleurs

                  ici bientôt peut-être

les grandes puissances ont délivré

au régime une licence pour tuer

                  il y a peut-être un lien

                  entre déni de crime

                  et déni de révolution

 

Liliane Giraudon, Le travail de la viande,

P. O. L, 2019, p. 78-79.

24/05/2022

Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien

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Mon « corbeau » resté sur le fil (la ligne s’amenuise),

le son noir et ses ailes trompeuses acheminent,

lorsque loin tu parais encore, l’ombre tenace.

Tu es sur le rempart, la falaise qui s’effondre.

 

Le corbeau, son bec,

ton sur ton cassé, les syllabes emmêlées

des brins tordus de l’hiver. Il a neigé,

plis rien n’est perçu. L’indistinct porté

dans son vol, son cri.

 

Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien,

l’herbe qui tremble, 2022, p. 73.

23/05/2022

Christophe Esnault, Aorte adorée : recension

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Le thème de la mort, depuis Villon, traverse l’histoire de la poésie, il a fortement évolué depuis les poètes chrétiens de la fin du XVIe siècle qui exhortaient les lecteurs à ne pas craindre de mourir puisqu’ils connaîtraient la vie éternelle. Rien ne devrait effrayer le chrétien, que l’on relise les sonnets de Jean-Baptiste Chassignet, ceux de Sponde qui écrit : « Pour vivre au Ciel il faut plustost mourir ici »*.

 

Cinq siècles plus tard il n’est pas sûr que la promesse d’une vie dans l’au-delà, ou sa croyance (toujours vive) soit un motif de consolation et, par ailleurs, une manière distante de considérer la fin a pris une place importante, au moins dans la littérature, notamment avec le thème du suicide. On pense à la longue liste des manières de mourir et de se faire disparaître dressée par Jude Stéfan pour clore le recueil Laures (Gallimard, 1984, p. 119-120) : « ayant vu le jour / il mourut, sa mort survint, le surprit, il / fut enterré, il décéda, succomba, il disparut, / se suicida, se noya, se pendit (...) » ("les corps"). On pense à d’autres longues listes, celles récentes des Phrases de la mort de Jean-Pascal Dubost. 

Christophe Esnault se limite à 32 propositions pour recenser les manières de se suicider — la dernière donne son titre au livre —, modestie qui devrait susciter l’inventivité du lecteur pour donner une suite, d’autant plus aisément que certaines propositions n’aboutissent pas au but recherché ; ainsi le choix du mixeur pour abréger sa vie ne peut que décevoir : devant le sang qui jaillit, le prétendant au suicide risque dans son affolement d’appeler le SAMU. On sait aussi que l’ingestion de mort aux rats provoque de grandes souffrances, cette technique est donc à éviter puisque « Rechercher la douleur est une autre fête ». Restons-en donc aux moyens efficaces de se suicider.

Dans son petit catalogue, Christophe Esnault emploie quelques règles simples d’association de mots ; à « défenestration » répond « jolis sauts », jolis s’entendant à la fois comme intensif et antonyme de laid, d’où la valeur esthétique de cette manière de se supprimer dont « On minimise souvent la poétique incluse ». « Destop » (nom d’un déboucheur ménager) est en relation avec « avenir bouché ». Un suicide peut avoir des conséquences que l’on peut juger fâcheuses : un accident de voiture provoqué, gage le plus souvent de réussite, entraîne parfois d’autres morts, celle de « Gosses rieurs et désinvoltes à l’arrière / Tellement impatients de voir l’océan ». Avaler le contenu d’une pharmacie familiale ne suffit pas toujours à réaliser son rêve, «  la salle de réanimation est destinée aux chanceux ». Les amoureux de littérature adopteront la méthode écologique de Virginia Woolf et entreront dans la rivière « Des galets pleins [les] poches », ou celle de Vaché et quelques autres, à condition de ne pas économiser la drogue. Certaines voies de traverse seront suivies pour qui ne serait pas complètement prêt au suicide.

On peut par exemple différer en entreprenant une psychanalyse : le mauvais état empirera, la ruine matérielle suivra et la cure se terminera par un suicide. Un autre moyen, qu’on peut estimer trop complexe pour réussir, consiste à se construire un ennemi qui, un jour ou l’autre, vous assassinera. Il existe aussi des suicides métaphoriques comme « les mauvais mariages » et il ne faut pas oublier le suicide raté et sans cesse recommencé, « la récidive est pour certains une vocation ».

 

Il reste à découvrir d’autres recettes avant d’en écrire d’autres. Toutes celles de Christophe Esnault ne se terminent pas tragiquement, ainsi le dernier vers du livre, dans "Aorte Adorée", exprime un renoncement au suicide pour des raisons esthétiques : « Je ne la tranche pas, elle est trop belle ».

Christophe Esnault, Aorte adorée, Se epndre et autres  idées géniales quand on s’ennuie le dimanche, première édition, La Porte, 2014, Conspiration éditions, 2022, np, 7 €. Cette recension a été pubkliée par Sitaudis le 18 avril 2022.

 

* Jean de Sponde, Œuvres littéraires, Droz, 1978, p. 263.

 

22/05/2022

Michel Leiris, À cor et à cri

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En ce temps où les media occupent tous les horizons et où de leur fait nous vivons par procuration dans une large mesure, mourir c’est non seulement ne plus pouvoir parler mais n’être plus à même d’écouter et de lire les paroles douces ou aigres que, si vous êtes parvenu à i-un peu de notoriété, radio, télévision et journaux imprimés déversent temporairement sur vous. Mourir : passer gibier de presse qui n’existe plus que sur papier ou sur ondes et, en tant que personne dont les cinq sens étaient autant de fenêtres, devenir étranger à tout, faute de disposer du moindre actif ou passif de communication avec quiconque.

 

Michel Leiris, À cor et à cri, Gallimard, 1988, p. 79.

21/05/2022

Michel Leiris, À cor et à cri

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Que le discours même le plus sensé soit incapable d’imposer silence aux méchants dont les agissements ensanglantent notre planète et, même à froid, vont à l’encontre de la justice la plus élémentaire, cela ne dévalorise-t-il pas toute forme de parole et n’incite-t-il pas à tout simplement se taire, sans que — ressort autre que l’idée trop utopique de moraliser, prêcher ou chapitrer — la réflexion sur ce qu’on peut attendre encore de la parole devienne prétexte à un autre discours. Me borner, donc, aux demandes et réponses qu’exige la vie telle qu’elle est et me garder d’ajouter à ce strict nécessaire sans relief ni visage d’élégants exercices de funambule. Mais dans quel vide intolérable m’abîmerai-je, antennes coupées, si je tenais ma langue à ce point ! Littérairement me taire : je pourrai dire aussi bien me « terrer » voire « m’enterrer ».

 

Michel Leiris, À cor et à cri, Gallimard, 1988, p. 95.

20/05/2022

Michel Lzeiris, Langage tangage ou Ce que les mots me disent,

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âge — agite puis assagit ?

baroque — braqué, arqué, cabossé de beaux raccrocs cabrés

chaussures — assurent chaude et sèche la marche

démon — mon dé

étang — hanté

femme — affame, puis se fane

gloire — gel glauque des rois

hasard — vaste bazar !

individu — nid divin de l’unique

jazz — jase en zigzag

luxure — exalte  les corps et fait que, nus, ils exultent

maladie — la dîme

norme — morne

œuvre = verrou ?

penseur — sans peur

 

Michel Leiris, Langage tangage ou Ce que les mots me disent, Gallimard, 1985.

19/05/2022

Cesare Pavese, Le Bel été

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À cette époque-là, c’était toujours fête. Il suffisait de sortir et de traverser la rue pour devenir comme folles, et tout était si beau, spécialement la nuit, que, lorsqu’on rentrait, mortes de fatigue, on espérait encore que quelque chose allait se passer, qu’un incendie allait éclater, qu’un enfant allait naître dans la maison ou, même, que le jour allait venir soudain et que le monde sortirait dans la rue et que l’on pourrait marcher, marcher jusqu’aux champs et jusque de l’autre côté de la colline. « Bien sûr, disaient les gens, vous êtes en bonne santé, vous êtes jeunes, vous n’êtes pas mariées, vous n’avez pa     s de soucis... » Et même l’une d’entre elles, Tina, qui était sortie boiteuse de l’hôpital et qui n’avait pas de quoi manger chez elle, riait, elle aussi, pour un rien et, un soir où elle clopinait derrière  les autres, elle s’était arrêtée et s’était mise à pleurer que dormir était idiot et que c’était du temps volé à la rigolade.

 

Cesare Pavese, Le Bel été, traduction Michel Arnaud, Gallimard, 1955.

18/05/2022

Cesare Pavese, Le métier de vivre

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Faire profession d’enthousiasme est la plus écœurante des insincérités.

 

Il faut cherche une seule chose pour en trouver plusieurs.

 

La vie n’est pas recherche d’expériences mais de soi-même. Une fois découvert son propre stratus fondamental, on s’aperçoit qu’il coïncide avec son destin et on trouve la paix.

 

Personne ne renonce à ce qu’il connaît. On renonce seulement à ce qu’on ignore. C’est là pourquoi les jeunes gens sont moins égoïstes que les adultes et les vieillards.

 

La stratégie amoureuse ne peut s’employer que quand on n’est pas amoureux.

 

Cesare Pavese, Le métier de vivre, traduction Michel Arnaud, Gallimard, 1958, p. 145, 145, 167, 170, 173.

17/05/2022

Cesare Pavese, Le métier de vivre

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Il faut être fou et non rêveur. Il faut être en deçà de l’ordre et non au-delà.

 

Voici le résumé de tous les amours :

       on commence en contemplant, exaltés

       on finit en analysant, curieux

 

Se venger d’un tort qu’on vous a fait, c’est se priver du réconfort de crier à l’injustice.

 

Une bonne raison de se tuer ne manque jamais à personne.

 

La chose secrètement et la plus atrocement redoutée arrive toujours.

 

Cesare Pavese, Le métier de vivre, traduction Michel Arnaud, Gallimard, 1958, p. 74, 75, 81, 81, 82.