11/01/2024
Liliane Giraudon, La jument de Troie : recension
Dans un "livre d’artiste" contemporain, dessins ou peintures accompagnent des poèmes, accompagnement dont les écrits peuvent souvent se passer. Tout autres sont les livres dans lesquels poèmes et dessins sont étroitement liés, hier par exemple avec Les Mains libres, "Dessins de Man Ray illustrés par les poèmes de Paul Éluard", aujourd’hui Pierre Alferi écrivain et dessinateur dans divers chaos. Le dessin ou la calligraphie est parfois le poème lui-même ; souvenons-nous qu’Apollinaire avait eu le projet de réunir ses calligrammes sous le titre Et moi aussi je suis peintre.
Liliane Giraudon propose un titre, par exemple "Poème intervalle", calligraphié en vert, et ce qui pourrait être la représentation en couleurs, mauve et vert, de ce qui est alors interprété comme un intervalle. Le lien entre titre et dessin stylisé semble clair la plupart du temps ; par exemple encore, sous "poème casserole" le dessin d’une casserole que l’on reconnaît comme telle sans le secours du titre. Dans bien des cas pourtant, le dessin pourrait représenter tout à fait autre chose que ce qu’annonce le titre ; la relation entre un ovale rouge et le titre "poème vaginal" n’existe que par leur proximité, de même, cet ovale rouge traversé par une ligne ne sera pas toujours reconnu, sans son titre, pour être une vulve. Les critères en œuvre sont très variés — c’est un des plaisirs de la lecture que de chercher les liens entre l’écrit, qui est une annonce et le dessin : « poème toasté » laisserait penser qu’un poème pourrait être (sur) un toast…, le dessin donne à voir deux toasts qui portent quelques traits (6 et 8) à interpréter comme étant de l’écriture (donc le poème écrit), ou le dessin lui-même est le poème.
On échoue parfois à lire une relation qui devait être évidente pour l’auteure. Le titre "Poème maman" précède une série de lignes, de couleurs différentes, qui se croisent, chacune ayant une entrée en bas de page mais aucune de sortie ; on peut imaginer bien des connotations, pas vraiment positives ici, attachées au rapport à la mère. Il est plus difficile, semble-t-il, d’interpréter la relation entre le titre "Poème papa" et le dessin qui le suit, sorte d’intestin en trois parties, rouge, verte, bleue : c’est un des cas où la sagacité du lecteur est nécessaire. Pour l’ensemble, on peut apprécier l’humour (parfois potache) de l’auteure. Le "Poème singe" surmonte un buste, le visage seulement figuré par le tracé de la tête et une forme orangée à l’intérieur ; l’ensemble est en rapport avec le texte, paginé, qui précède les dessins titrés et est annoncé par « Guenon, je singe ».
Le passage du singe à la guenon est analogue à la substitution de la jument au cheval dans le titre du livre ; Liliane Giraudon précise qu’ici « Pénélope répond à Ulysse. / Ithaque c’est terminé. Elle ne brode plus mais dessine… ». Elle rapporte aussi dans les quelques pages liminaires son parcours d’écrivaine, transformée par la lecture de Reznikoff, la maladie (« Arrivée du crabe ») qui l’a conduite au dessin, « Dans une pratique de substitution ». Elle évoque le Bauhaus et la Black Mountain, deux lieux d’expériences et de formation qu’elle aurait souhaité connaître, et Anni Albers artiste textile qui y fut présente. À partir de la « séquestration imposée à tous », en 2020, elle entreprend chaque jour ces « Poèmes)(Dessins », devenus aujourd’hui, ajoute-t-elle, une « Sorte d’acte de survivance. Traçant les lignes de ma propre survie comme celles de l’objet du poème ».
Pour le lecteur, qui passe du "Poème aphasique" au "Poème casselangue", outre le plaisir de découvrir cette accumulation de poèmes-dessins, il ne manquera pas de s’interroger à propos de ce qui est « poésie » (voir Les Mains libres). Au moins lira-t-il la fin de l’introduction de la guenon : « La quasi-manie d’une « qui ne sait pas dessiner » devient un virus dans la Forteresse du Monument-Poésie ».
Liliane Giraudon, La jument de Troie, P.O.L, 2023, np, 18 €. Cette recension été publiée dans Sitaudis le 17 novembre 2023.
P.O.L, 2023
np
18 €
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10/01/2024
Henri Michaux,Épreuves exorcismes
Alphabet
Tandis que j’étais dans le froid des approches de la mort, je regardais comme pour la dernière fois les êtres, profondément.
Au contact mortel de ce regard de glace, tout ce qui n’était p as essentiel disparut.
Cependant je les fouaillais, voulant retenir d’eux quelque chose que même la Mort ne pût desserrer.
Ils s’amenuisaient et se trouvèrent enfin réduits à une sorte d’alphabet, mais à un alphabet qui eût pu servir dans l’autre monde, dans n’importe que monde.
Par-là, je me soulageai de la peur qu’on ne m’arrachât tout entier l’univers où j’avais vécu.
Raffermi par cette prise, je le contemplai invaincu, quand le sang avec la satisfaction, revenant dans mes artérioles et mes veines, lentement je regrimpai le versant ouvert de la vie.
Henri Michaux, Épreuves exorcismes, dans Œuvres, I, Pléiade/Gallimard, 1998, p.785-786.
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09/01/2024
Henri Michaux, La nuit remue
Dormir
Il est bien difficile de dormir. D’abord les couvertures ont toujours un poids formidable et, pour ne parler que des draps de lit, c’est comme de la tôle.
Si on se découvre entièrement, tout le monde sait ce qui se passe. Après quelques minutes d’un repos d’ailleurs indéniable, on est projeté dans l’espace. Ensuite, pour redescendre, ce sont toujours des descentes brusques qui vous coupent la respiration.
Ou bien, couché sur le dos, on soulève les genoux. Ce n’est pas préférable, car l’eau que l’on a dans le ventre se met à tourner, à tourner, à tourner de plus en plus vite ; avec une pareille toupie, on ne peut dormir.
C’est pourquoi plusieurs, résolument, se couchent sur le ventre — mais, aussitôt ils le savent, mais tant pis, disent-ils — ils tombent ils tombent dans quelque abîme profond, et si bas qu’ils soient, il y a toujours quelqu’un qui leur tape dans le derrière pour les enfoncer encore plus bas… plus bas.
Ainsi, l’heure d’aller dormir est pour tant de personnes un supplice sans pareil.
Henri Michaux, La nuit remue, dans Œuvres, I, Pléiade/Gallimard,
1998, p. 472-473.
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08/01/2024
Henri Michaux, Ecuador
Lundi 7 mars
Dans une plantation de bananiers, caféiers, cannes à sucre, à Méra. Dans une cabane de bambous.
Peu me sépare de l’extérieur. Je suis presque dehors. Une grêle de lumière, mille couteaux viennent vers moi. Le bambou laisse passer les cris, les bruits et même les chuchotements et, si de l’autre côté quelqu’un s’approche de la paroi on croit que c’est pour vous dire un secret, ou qu’il vous épie. Le bambou n’est pas non plus san traduire tous les mouvements des alentours.
Dehors, cette partie apprivoisée de la forêt, tous pavillons déployés et les mâts de fête des palmiers. Chonta.
Des drapeaux déchiquetés, enlevés à l’ennemi, ses feuilles lacérées, et son corps est noir comme s’il sortait du feu. C’est ainsi qu’il est quand il est vieux, le bananier.
Henri Michaux, Ecuador, dans Œuvres complètes, I, Pléiade/Gallimard, 1998, p. 171-172.
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07/01/2024
Henri Michaux, Qui je fus
Ceux-là savaient ce que c’est que d’attendre. J’en ai connu un, et d’autres l’ont connu, qui attendait. Il s’était mis dans un trou et attendait.
Si toi-même cherchait un trou pour quelque usage, mieux valait, crois-moi, chercher ailleurs un autre trou, ou bien à ses côtés t’asseoir,, fumant les longues pipes de la patience.
Car il ne bougeait point de là.
On lui jetait des pierres et il les mangeait.
Il avait l’air étonné, puis il les mangeait. Il demeurait ainsi pendant le sommeil et pendant l’éveil, plus que la vie d’un préjugé, plus qu’un cèdre, plus que les psaumes qui chantent les cèdres abattus ; il attendait toujours ainsi, toujours diminuant jusqu’à n’être plus que l’orteil de lui-même.
Henri Michaux, Énigmes, dans Qui je fus, dans Œuvres complètes, I, Pléiade/Gallimard, 1998, p. 80.
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06/01/2024
James Sacré, Une petite fille silencieuse
À côté des iris sans fleurs
4
Je voudrais que tes joues
Brillent comme au loin, dans le souvenir que j’en ai,
La tuile un peu vieille d’une ou deux maisons seules
Au fond du mot Poitou,
Ou pareil que dans soudain la campagne américaine
Un grand manège où tu t’en vas, charpente en bois peinte roller-
Coaster sa construction savante et fine à travers les arbres...
On entend des cris, on entend
Le silence aussi.
Pendant toute une journée que le beau temps
A été là, quelle impatience quel genou tendre
Sur la pelouse qui dégèle !
Que faut-il oublier pour mieux t’aimer ?
(Pour qu’un poème soit un bas de robe légère
À ta jambe.)
Des petites filles qui t’ont connue sans doute
Ont dit le mot bonjour, de loin
Et comme en riant dans ce paysage où tu pourrais courir.
Un jour le monde avait ton sourire
En octobre en automne quel plaisir d’oublier
D’aimer le temps dans les saisons, le monde
Avait tes joues dans sa couleur,
Ta jambe griffée dans un buisson donne-
Moi la main, donne.
Mais tout s’incline comment dans ce poème,
Où va la jambe du temps ?
Et qu’est-ce qui saigne ?
[...]
James Sacré, Une petite fille silencieuse, André Dimanche, 2001, p. 38-40.
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05/01/2024
James Sacré, Une fin d'après-midi à Marrakech
On sait que c’est la cuisine à cause des légumes et des fruits qui sont dans un carton ça fait un coin de couleurs comme quelqu’un qui montrerait d’un coup son cœur et son désir avec beaucoup de simplicité violente. Des piments rouges, des oranges. Le mot vivre dans la grisaille et le silence de cette maison pauvre, le silence. Un coin de cuisine, aussi bien l’endroit du marché dans l’ensemble en pisé couleur d’ocre et de pierre blanchie de la ville. Ou comme dans le haut d’un champ que les gens y travaillent longtemps : mon enfance y ramasse n’importe quelle récolte elle s’accumule en couleur vive tout à l’heure on chargera tout dans la charrette le reste du champ sera plus qu’une surface de terre ou de chaume on le voit mal de plus en plus petit dans le monde autrefois demain je suis content d’avoir tout d’un coup ce carton de légumes comme un sourire en désordre. Comme si j’aimais quelqu’un quand je regarde longtemps la couleur d’une orange, le sol défait, le mur longtemps.
James Sacré, Une fin d’après-midi à Marrakech,
André Dimanche, 1988, p. 193.
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04/01/2024
James Sacré, Paysage au fusil (cœur) une fontaine
Oiseaux qui sont dans l’herbe en automne
Une caille est un geste
lancé dans le bleu un carré
de petit lotier (dessin
d’un village hangar et des tuiles
entre deux branches) geste lancé
par-dessus le buisson derrière
caillou tombé de la grande herbe
une ombre où dans le silence
bat son cœur d’ombre où ?
La perdrix elle pourrait être un bruit
dans ce poème (silence un automne et la
couleur des regains) si les mots...
rien qu’un motif
au bord de l’imagination : tache automne
orangé en (silence) d’un coq de roche — Brésil
ou braise en mon trou natal ; perdrix
rouge dans un regain (pas d’Amazonie) parlé
de plus en plus gris.
Une caille est tellement loin mais
presque sous mon pied (luzerne
en septembre le temps doré des
petits cailloux blancs) autrefois aujourd’hui
quelle trace : un poème aussi soudain (blanc
de la page rempli derrière la vitre un autre
espace en automne un arbre et des
petits mots noirs) aujourd’hui demain
quelle trace. Le mot caille est tellement
Loin. Poème comme un fusil.
[...]
James Sacré, Paysage au fusil (cœur) une fontaine,
repris dans Les Mots longtemps, Qu’est-ce que le
poème attend ?, Tarabuste, 2003, p. 81-82.
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03/01/2024
Jacques Dupin, Chansons troglodytes
Romance aveugle
Je suis perdu dans le bois
dans la voix d’une étrangère
scabreuse et cassée comme si
une aiguille perçant la langue
habitait le cri perdu
coupe claire des images
musique en dessous déchirée
dans un emmêlement de sources
et de ronces tronçonnées
comme si j’étais sans voix
c’en est fait de la rivière
c’en est fini du sous-bois
les images sont recluses
sur le point de se détruire
avant de regagner sans hâte
la sauvagerie de la gorge
et les précipices du ciel
le caméléon nuptial
se détache de la question
c’en est fini de la rivière
c’en est fait de la chanson
l’écriture se désagrège
éclipse des feuilles d’angle
le rapt et le creusement
dont s’allège sur la langue
la profanation circulaire
d’un bout de bête blessée
la romance aveugle crie loin
que saisir d’elle à fleur et cendre
et dans l’approche de la peau
et qui le pourrait au bord
de l’horreur indifférenciée
[...]
Jacques Dupin, Romance aveugle, dans
Chansons troglodytes, Fata Morgana,
1989, p. 21-23.
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02/01/2024
Jacques Dupin, écarts
Dans la nuit, un corps. De l’écriture le combustible et le conducteur. Un corps. Terre immense, ouverte, qui embaume. Qui n’a pas de mesure. Ni centre, ni aiguilles, ni lisières. Une terre, ou un corps, sans origine – insomniaque, inhumain – offert à la jouissance des monstres, et déréglant les rythmes, bousculant les vides de la feuille et les espacements du souffle.
La nuit remue, écrivait un ami lointain et le plus proche, lointain intérieur, vraie voix des écorchés vifs et la plus sensitive des fleurs nyctalopes. La nuit écrit. Ne cessera jamais d’écrire selon lui. Énigme compacte contre le ciel. Contre les dieux. Phosphore d’une trace d’encre tirant la plume ou le pinceau entre précipices et météores.
La nuit écrit. Élargissant l’espace, extravaguant la page, pulvérisant le cercle de pierres. Et enrôlant la mort. On lui doit un surcroît de force, et l’aggravation du silence. On lui doit de toucher l’extrême fond de la faiblesse, et la cime de nos plissements.
Jacques Dupin, Écarts, P.O.L., 2000, p. 32.
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01/01/2024
Bernard Vargaftig, Le monde le monde
Encore un versant d’acacias
Une route presque une syllabe
La clairière s’est dénouée
Ciel tout à coup et nudité voici comme
La ressemblance disparaît
La plage sans désolation
Sable éraflé un mouvement
Dans les profonds paysages qui s’étendent
Jardin et lointain emportés
Et hâte dont l’immensité nomme
Et le trou autour de l’aveu
Le cri le linge les dahlias d’être épars
Chaque fois l’alouette après
L’alouette est-ce où tout dérapait
L’ombre m’abandonne entre enfance
Et frémissement que le silence fuit
Bernard Vargaftig, Le monde le monde,
André Dimanche, 1994, p. 75.
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31/12/2023
Bernard Vargaftig, Dans les soulèvements
La fugacité disparaît
Toujours la même déflagration je t’aime
La hâte obstinément éclaire
Ton souffle où je tombe encore une fois
Quel dénuement n’ai-je pas dit
Un souvenir sans souvenir aucun ciel
N’a l’étendue de l’abandon
Un cri l’impudeur pensive
Le sens et l’effacement bougent
Le désir avec les oiseaux qui respirent
Tellement le jour était vaste
Comme quand l’aveu n’a plus d’ombre et roule
Quand la ressemblance sans cesse
Si ensevelie se sépare de moi
L’enfance changée en pitié
Dans les rochers que l’apaisement forme
Bernard Vargaftig, Dans les soulèvements,
André Dimanche, 1996, p. 51
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30/12/2023
Edoardo Sanguineti,Codicille
le passage à créativité et développement » après (et après tout) a été très facile :
(et l’imudon, plus que prodigieux, ne fut pas du tout superflu) : (et je ne te cache pas
les infinies complications symboliques que je ne te révèle pas) :
mais maintenant que j’atterris
maintenant que j’ai vu les intellectuels des cinq continents célébrer cette cour
élyséenne (j’étais un E. T., mais en pire, qui disait classes sociales, lutte des classes,
et caetera et caetera, et patati et patata), je suis à la recherche d’un habitat : et toi ?
Edoardo Sanguineti Codicille, traduction Patrizia Atzei et Benoît Casas, éditons NOUS 2023, p. 15.
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29/12/2023
Edoardo Sanguineti, Codicille
je fais de l’écriture, et ne suis pas écriture :
reste le fait tout de même, que je fais des étincelles
(avec le feu et les flammes) : (je fais l’amour, et je te fais pitié) : (et j’ai fait les sept
rêves) : (et je fais le joyeux, et je ne le suis pas)) : (et je fais la tête que tu me vois) :
(je la fais longue et grosse, et cuite et crue) : (j’ai les yeux plus gros que le ventre) :
(je fais le bras de fer, je montre mes muscles) : (et je vais me faire voir et foutre) :
(m’occuper de mes oignons, de mes affaires) : (j’en fais pour trois, à moi tout seul : pour ainsi dire) :
(et pour faire et défaire) : (je me mets en quatre, en cent, et je sais y faire) : (et
enfin j’y mets fin) : n’étant pas écriture, donc, en attendant,
je garde en tête la similitude :
(et ainsi je la transmets à ce papier) :
Edoardo Sanguineti, Codicille, traduction Patrizia Atzei et Benoît Casas, éditions NOUS, 2023, p. 9.
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28/12/2023
Ludovic Degroote, La début des pieds : recension
Si l’on se fiait seulement au titre, saurait-on que La Sorcière de Rome(André Frénaud) ou La pluralité des mondes de Lewis (Jacques Roubaud) sont des livres de poèmes ? Ceux qui annoncent leur contenu ne sont pas les plus nombreux, loin de là, tels Ode pour hâter la venue du printemps (Jean Ristat) ou Poésie ininterrompue (Paul Éluard). Sauf à connaître l’auteur, la plupart des titres n’orientent pas le lecteur vers un genre plutôt qu’un autre. Le début des pieds est un exemple de titre qui surprend ; les nombreux blasons du corps, depuis Marot et son Beau tétin, n’ont retenu que des parties du corps communément érotisées, de du Bellay à André Breton. De quoi s’agit-il chez Ludovic Degroote ? Le titre apparaît dans la première partie "un peu de monde" : « avec la bière le vin la quiche le fromage le pain et le dessert je ne suis plus qu’un ventre chaque jour / je ne vois plus que le début de mes pieds » — c’est aussi le titre de la troisième partie, après "un peu plus au bord".
Des poèmes autour du corps, de la place du sujet dans le monde, de la solitude, de la disparition se construisent à partir de ce type de notation. On ne quitte pas le lyrisme, mais il s’accompagne d’un certain détachement, et d’un humour, qui ne sont pas sans évoquer les grands moralistes classiques. La forme même du texte, proses brèves et rythmées réunies en courts ensembles, renforce le rapprochement. Les motifs sont agencés de manière complexe, on retient celui, récurrent, de la solitude et de la difficulté de vivre dans le monde, déclaré dès l’entrée : « il y a des jours où j’embrasse le monde à pleine bouche, j’y mets toute ma langue, et je ne sens rien ».
Il est inutile d’essayer de trouver une place dans ce monde, où l’on est et dont pourtant on se sent séparé (« c’est comme si le monde se dérobait à force que je sois dedans »), puisque ce n’est pas le monde qui exclut, mais ce que nous sommes, vides, sans regard pour autrui : « nous voyons cet effondrement du monde comme s’il était séparé de nous alors qu’il ne s’agit que de notre propre effondrement — nous sommes séparés du monde ». Vertige de l’inquiétude, de l’incertitude, de savoir que chacun vit la « faille du présent [...] sans cesse recommencée », la chute vers « le manque » — la mort —, mais que rien n’est dit, que tous vivent dans le silence. Solitude irrémédiable : chacun tombe /de son côté / sans heurter les vides / qui nous relient ».
Que faire de sa peur ? La supporter, puisque rien ni personne ne peut réduire ce qui est ruine en soi et l’« on ne se débarrasse pas si bien de soi ». S’enfermer pour ne plus vivre, au moins provisoirement, l’instabilité du dehors. Le monde n’est alors "visible" que par le biais des images : il est alors suffisamment à distance, et donc sans danger : le "je" oublie alors quelle place il y occupe et ce qu’il est lui-même : « et par instants je ne sais pas d’où je viens, j’aime bien la télécommande, le monde je le choisis tant pis si ça n’est pas vrai à l’instant qu’il défile sous mes yeux […] quel bonheur à la télé tout coule ». Ce retrait, qui s’exprime souvent, permet à bon compte d’être « constamment ailleurs » et de ne retenir du dehors que tout ce qui ne peut blesser et parfois même ce que tous s’accordent à estimer "poétique" : « je regarde la télé / la fenêtre est ouverte / on entend les oiseaux ».
Il y a chez Ludovic Degroote une manière tranquille de reprendre les motifs du lyrisme et d’aller à côté, du côté du politique, « j’essaie de m’en sortir / nous n’avons pas la chance de vivre au darfour » ; manière affirmée dans une esquisse d’"art poétique" sans concession. Parce que la poésie n’a pas à se limiter à la seule évidente subjectivité (Ah Frappe-toi le cœur, c’est là qu’est le génie), qu’elle n’a pas de thèmes privilégiés. Pourquoi pas les pieds plutôt que la douleur amoureuse ou les petits oiseaux ?
j’ai envie d’une bière
voilà de la poésie prise au vif
58% de français se plaignent de la poésie contemporaine leurs attentes ne sont pas satisfaites, ils pensaient que ce serait autre chose, ils ont déjà tant de mal, c’est inutile d’en rajouter, ils croient qu’on le fait exprès
Voilà bien une autre façon d’en rajouter… Rien de plus immédiatement lisible et bien éloigné de ce qui est rangé, classé, étiqueté dans la case "poésie". Ce qui est écrit repose bien sur une expérience du monde sans emprunter les formes répertoriées, mais avance « par petits bouts sans suivi de rien ». L’écriture n’est pas moyen de guérir de la difficulté d’être là, et évacuer la poésie-pansement, comme la poésie-décorative, est travail de salubrité publique, revigorant pour le lecteur.
j’aimerais bien pouvoir écrire que le petit pansement c’est l’écriture ou que l’écriture en ôtant le pansement met le monde à nu plaie du monde plaie de soi écrire quelque chose active son petit symbole et apporte sa grandeur au poème j’aimerais bien écrire une petite obscurité populaire en achevant le torrent oh raim du peuple libre incendie le froid chambranle des montagnes
mais j’en reste à la vie qui nous ronge
Le début des pieds est suivi d’un ensemble de poèmes titré Ventre. Les poèmes sont composés cette fois de vers très courts, avec parfois jeux d’assonances et allitérations (« langue gavée gangue », « rien rot mot air mort », « mots hachés hachis ») et une syntaxe brisée, les éléments de la phrase juxtaposés ou la phrase inachevée. On pense parfois aux derniers textes de Samuel Beckett ; par exemple : « durer pour durer / encore un peu même si / peu qui quand même /avant drap ongles et chapelet blancs / », etc. Comme s’il était difficile, voire impossible de dire ce qui importe, le manque, la solitude, la perte, la fin, comme s’il fallait le ressassement pour que le vide de toute vie soit perçu — « et partout des mots / qui cherchent leur silence ».
Ludovic Degroote, Le début des pieds, suivi de Ventre, éditions Unes, 2023, 128 p., 21 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 14 octobre 2023.
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